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Le livre noir de Saddam Hussein


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Éditeur : Oh! Éditions Date & Lieu : 2005-01-01, Paris
Préface : Pages : 702
Traduction : ISBN : 2-915056-26-9
Langue : FrançaisFormat : 150x240 mm
Code FIKP : Liv. Fr. 4102Thème : Mémoire

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Le livre noir de Saddam Hussein

Le livre noir de Saddam Hussein

Chris Kutschera, dir. et alii

Oh ! Éditions

La première arme de destruction massive, ce fut Saddam Hussein. Pendant trente-cinq ans, il s'acharna sur son propre peuple. On compte près de cinq cent mille disparus, kurdes, femmes et enfants pour la majorité d'entre eux. Plus de quatre mille cinq cents villages ont été rasés. Les fosses communes sont innombrables. Quatre millions d'exilés cherchent encore, en 2005, à regagner ce qui reste de leurs foyers. On estime à un million et demi les handicapés des guerres successives et des nombreux attentats, et à des centaines de milliers les chiites assassinés.

Il fallait énoncer ces meurtres un par un, les faire apparaître dans toute leur horreur, qualifier clairement leur nature et pouvoir affirmer ce que l'on oublie trop : Saddam fut l'un des pires tyrans de l'Histoire du monde ; il était urgent et nécessaire d'en débarrasser le peuple irakien.

Les Américains, meurtris par le 11 septembre, firent à Saddam Hussein une guerre tardive pour de fausses raisons. L'ONU et certains pays d'Europe se rebellèrent : la communauté internationale déchirée n'accepta pas ce conflit. Tentant de construire une nation démocratique, les Américains accumulèrent les erreurs. Le président Bush, en chassant l'assassin, déclencha des violences sans fin faisant de l'Irak le nouveau foyer du terrorisme. Au bout des années de feu et de mort qui s'annoncent, il nous faudra pourtant bâtir la paix. Restera-t-il assez de cette impartialité dont témoigne ce livre pour apprécier que le monde est meilleur sans Saddam Hussein ? Je le crois, même si l'histoire est amnésique.

Le Livre noir de Saddam Hussein fait enfin entendre les cris des torturés que nous n'avons pas su ou pas voulu écouter. Il rend à un peuple sa dignité, c'est un hommage que nous lui devions. Il s'agit aussi de la trace de nos faillites. »

Bernard Kouchner



PREFACE

Entendre la voix des victimes

Bernard Kouchner

La première arme de destruction massive, ce fut Saddam Hussein. Pendant trente-cinq ans, il s'acharna sur son propre peuple. Jusqu'aux derniers jours de son régime, il mena une opération d'« arabisation » des régions kurdes, dite Anfal, c'est-à-dire le butin : près de cinq cent mille disparus, femmes et enfants pour la majorité d'entre eux, plus de quatre mille cinq cents villages rasés. Les fosses communes sont innombrables. Malheureusement, les Irakiens ne possèdent pas assez de laboratoires capables de pratiquer des tests d'ADN afin d'identifier les victimes. Quatre millions d'exilés cherchent encore, en 2005, à regagner ce qui reste de leurs foyers. On estime à un million et demi les handicapés des guerres successives et des nombreux attentats.

La route de Rouandouz

Novembre 1974. Tout commença pour nous sur la route de Rouandouz, la célèbre Hamilton Road, artère nourricière de la colonisation anglaise. Avec les docteurs Jacques Béres et Max Récamier, nous menions la première mission autonome de Médecins sans frontières. Chez les Kurdes, aux côtés déjà de Chris Kutschera, nous avions découvert un peuple sans frontières que nous n'avons plus quitté. Au retour, en partant vers l'Iran, les hélicoptères de Saddam nous ont attaqués au milieu d'une foule kurde qui fuyait. Je vois encore les mitrailleuses qui crachaient, les missiles qui explosaient l'asphalte et des corps par dizaines dans les fossés. Les appareils et les missiles étaient français. Saddam Hussein était alors vice-président de l'Irak : notre pays lui vendait de la mort.

Avec de nombreux médecins français, j'ai travaillé à de multiples reprises aux côtés des populations kurdes, aux côtés des chiites aussi, majoritaires et tout autant réprimés. Pendant toutes ces années, la France appuyait son ami Saddam, faisait commerce de matériel de guerre et méconnaissait les populations martyrisées. Voici quelques étapes du chemin de l'horreur.

Halabja, 16 mars 1988 au matin

Le nom de cette ville kurde irakienne, au pied des montagnes neigeuses de la frontière avec l'Iran, ne dit plus rien à personne. Les images en ont pourtant fait le tour du monde : l'agglomération semblait tranquille, les habitants sur le seuil de leurs maisons, une femme tenait sa fillette dans ses bras, mais leurs yeux restaient ouverts et vides. C'était une ville fantôme, cinq mille cadavres kurdes irakiens qui hurlaient silencieusement vers nous, morts sans même notre compassion. Des avions de l'armée irakienne avaient déversé sur Halabja et les zones kurdes alentour des bombes aux gaz mortels comme le sarin, mis au point en 1941 par les nazis. Le massacre abject et sournois de Halabja, décidé par Saddam Hussein, exécuté par son lieutenant Ali le Chimique, ne provoqua guère de protestations à l'époque. Qui s'en serait ému ? Saddam, le dictateur laïque au milieu d'un océan religieux, avait alors bonne presse, tant aux États-Unis qu'en Union soviétique, son alliée. Ne parlons pas de la France, son partenaire commercial, qui le soutenait, de Chirac à Chevènement. Qui parlerait des déportations massives, des survivants mutilés, des femmes vendues comme prostituées dans les émirats du Golfe ? Il y eut bien quelques courageuses associations humanitaires, présentes sur les lieux, et qui témoignèrent : on les accusa de vouloir nuire à l'alliance franco-irakienne. Les cadavres de Halabja n'étaient pas de bons morts. Grave erreur politique : l'Occident avait choisi l'Irak contre la poussée de l'intégrisme iranien et permis la fabrication d'armes chimiques que nul ne se soucia alors de dénoncer. Il y eut une conférence sur les armes chimiques à Paris en 1989. Le représentant de Saddam, Tarek Aziz, y fut admis. On refusa d'entendre les familles des victimes. La guerre entre l'Iran et l'Irak éclata peu après : on souhaita qu'ils se massacrent entre eux au maximum et qu'à la fin l'Irak contienne l'impérialisme idéologique des moullas.

1991, première guerre du Golfe

L'Amérique et ses alliés, dont la France, déclenchèrent l'offensive pour défendre le pétrole du Koweit, non par souci des opprimés. Nous eûmes alors l'espoir de voir s'écrouler le régime du tyran irakien. La coalition anti-Saddam du moment appela les Kurdes et les chiites à la révolte, sans soutenir pourtant leurs héroïques offensives contre une administration et une police sunnites à la solde du dictateur. La répression de Bagdad fut terrifiante, exclusivement dirigée contre la population irakienne : plus de deux cent mille morts. Le terrifiant exode des Kurdes commença vers les frontières closes de la Turquie et celles de l'Iran.

1992, dans les faubourgs de Souleimania

Sur la route de Halabja de nouveau. Avec Danielle Mitterrand, nous apportions notre solidarité aux Kurdes réinstallés dans leur territoire autonome grâce à l'intervention tardive des armées françaises, américaines et britanniques. Dans notre voiture - nous en avions changé au dernier moment - nous discutions de la grève des infirmières en France. Un minibus de marque japonaise, marqué du sigle blanc et bleu des services publics, nous croisa. Deux secondes plus tard, il explosait, déchiqueté par une voiture piégée garée à droite sur le bas-côté Enfreignant les consignes de sécurité, nous nous sommes arrêtés ; j'ai couru vers le véhicule que nous aurions dû occuper : et il brûlait avec les six guerriers kurdes qui l'occupaient. Impossible de s'approcher et d'ouvrir les portières avant d'avoir étouffé les flammes sous la neige carbonique d'un extincteur. Les passagers du minibus en miettes hurlaient. Finalement, les secours se sont organisés. Près de vingt morts et blessés. Il est rare qu'un dictateur décide d'assassiner la femme d'un président occidental. Qui protesta ?

La voix muette

Depuis trente ans, nous nous efforcions de faire entendre la clameur du peuple irakien, celle de ces millions de victimes, hommes, femmes et enfants, déplacés, torturés et tués par le régime de Saddam Hussein dans l'indifférence quasi générale. C'est la voix exténuée de tous ces blessés au regard accusateur que j'ai rencontrés depuis 1974 au gré de mes nombreuses missions auprès des populations kurdes ou chiites, celle de ces sacrifiés du commerce international et de la realpolitik, qui ne voyaient venir du pays des droits de l'homme, la France, que les Mirage qui les bombardaient.

Faire le bilan des crimes commis par la barbarie totalitaire de Saddam Hussein, voilà donc aujourd'hui une entreprise de salubrité politique. Tel est le mérite des pages noires de ce livre porteur d'espoir. Il est de notre devoir de conserver le souvenir des arrestations arbitraires opérées chaque matin par la police de Saddam. Les tortures les plus horribles et les plus humiliantes, les viols organisés, les mises à mort discrétionnaires et les prisons emplies d'innocents ; il est de notre devoir d'en garder la trace. Sans cela, on ne comprendra ni ce qu'a été la dictature de Saddam Hussein ni les fausses et bonnes raisons d'une intervention américaine fondée, hélas, sur des présupposés idéologiques plus que sur la défense des droits de l'homme. De même que l'on ne saisira pas ce qu'ont été les horreurs et les guerres de Saddam Hussein si l'on ne se rappelle les bombardements au gaz contre des populations civiles iraniennes ou les centaines de Koweitiens qui disparurent sans laisser de trace pendant l'occupation irakienne de 1991. Pour juger de la politique menée par le Baas, devenu seul représentant de la minorité sunnite et parti dominant de la dictature, il faudra aussi conserver en mémoire la manière dont le régime a asséché les marais du Sud pour en déloger les rebelles chiites, comment les centaines de milliers de chiites arabes irakiens furent accusés d'être des ressortissants iraniens et expulsés de leurs terres au début des années 1980, comment tant d'entre eux ont péri lors de la répression de 1991.

Il nous faudra nous souvenir aussi des «pendus de Bagdad », ces Juifs mis publiquement à mort par les baasistes en 1969...

En exposant clairement, sur des centaines de pages, l'ampleur et l'ignominie des crimes perpétrés, du Kurdistan aux terres inondées du Sud, de l'Iran au Koweit, en évoquant la diversité et le nombre des victimes, chiites, Kurdes, Iraniens, Arabes des marais, Juifs, Koweitiens ou simples opposants, ce Livre noir de Saddam Hussein fait enfin entendre les plaintes des martyrs.

II fallait énoncer ces meurtres un à un, les faire apparaître dans toute leur horreur, qualifier clairement leur nature pour lutter contre l'amnésie qui menace et pouvoir affirmer ce que l'on oublie trop : Saddam fut l'un des pires tyrans de l'Histoire du monde, il était urgent et nécessaire de s'en débarrasser. Ces simples vérités, les a-t-on assez entendues avant, pendant et après la guerre ? J'en doute. Et pourtant, il aurait suffi d'écouter les Irakiens. Ils n'aiment sans doute pas les Américains, qui s'y prirent détestablement pour reconstruire cette nation, mais ils haïssaient Saddam Hussein. Évidemment, nous aurions souhaité que le Conseil de sécurité des Nations unies et la communauté internationale, comme pour le Kosovo, se chargeassent des pressions et de la guerre éventuelle. La rapidité unilatérale des Américains, qui eux aussi avaient toléré et aidé Saddam Hussein si longtemps, n'était pas la bonne solution. Mais y avait-il une bonne solution ?

Les commémorations du soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz nous l'ont récemment rappelé : donner la parole aux victimes, reconnaître leur douleur, c'est déjà combattre les oppresseurs et refuser leur victoire. Les crimes cherchent toujours à se dissimuler. Au fond des vallées dévastées par les gaz ou dans l'obscurité des salles de torture, ceux de Saddam Hussein n'échappèrent pas à la règle : chaque massacre ignoré par la communauté internationale fut pour lui une victoire, chaque tuerie non condamnée conforta son pouvoir et nous permit, plus marchands que pervers, d'améliorer son efficacité guerrière. Si nous laissons aujourd'hui ces crimes s'effacer dans les brumes de l'Histoire, nous acceptons la victoire des bourreaux et nous condamnons une seconde fois leurs victimes.

La guerre américaine

Décembre 2002, la guerre américaine en Irak se préparait. Je voulus savoir ce qu'en pensaient mes amis kurdes et chiites irakiens. Je retournai dans la zone autonome que les Kurdes avaient gagnée après la première guerre du Golfe en 1991. Dans la ville de Souleimania maintenant démocratique, une opposition à la municipalité élue manifestait dans les rues pour des raisons locales tout en approuvant une guerre de libération qui se préparait. Quatre mille femmes à l'Université : pas un seul voile. Dix-sept quotidiens et magazines hebdomadaires de toutes tendances. Je retourne vers Halabja, où des milliers de femmes et d'enfants avaient péri en une seconde sous les bombes chimiques de Saddam ; je rencontre une femme voilée dont la colère sourde s'abat sur moi avec la violence du désespoir. Que fais-je ici ? me demande-t-elle. Pourquoi revenir sur cette terre meurtrie, moi l'ancien ministre qui n’a pas pu, lors de mes précédentes visites, sauver ces peuples de leur destin tragique ? Comment puis-je ainsi aller à la rencontre des victimes, moi, le Français dont le gouvernement, me dit-elle, est l'allié du régime ? Et quel espoir puis-je leur offrir, moi le médecin humanitaire, quand les French doctors ont depuis longtemps quitté les lieux ?

Que répondre à ce terrible constat de l'égoïsme occidental ? Quels arguments puis-je avancer face au désarroi de cette jeune femme aux mains fines dont le corps voilé fut entièrement brûlé et lui cause encore à chaque instant d'affreuses souffrances ? Toute sa famille a péri sous les bombes de celui qui était alors soutenu par la France.

En février 2003, un mois et demi avant le début de la seconde guerre d'Irak, nous avions publié avec Antoine Veil, au nom du Club Vauban, une tribune intitulée « Ni la guerre ni Saddam2 ». À l'heure où élus, intellectuels et médias français se retrouvaient, en une étrange unanimité, pour dénoncer George Bush et absoudre plus ou moins Saddam Hussein, nous n'approuvions pas les allégations sur la présence d'armes de destruction massive, demandions le renforcement des inspections de l'ONU et n'acceptions que la violation des droits de l'homme comme justification de nos vigilances armées ; nous faisions référence aux leçons des précédentes missions de paix, à l'exigence de ne pas se conduire en pays conquis, à la nécessité de ne pas démobiliser l'armée mais de la réformer ; enfin nous y rappelions notamment quelques-uns des crimes commis par le régime de Bagdad. Nous demandions également l'organisation par les Nations Unies d'une conférence internationale qui mette en lumière les massacres de Saddam au lieu d'en faire un nouveau héros de l'anti-américanisme. « Nous n'entendons toujours pas la voix du peuple irakien », écrivions-nous enfin, pour dénoncer les limites de la seule alternative qu'on nous imposait : l'unilatéralisme américain ou le renforcement de la dictature du Baas.

À Washington, auprès du Département d'État et du Pentagone, face à Paul Wolfovitz ; à New York dans de nombreux Think Tanks, à la Peace Academy aux côtés de Sergio de Mello, dans la perspective d'une guerre annoncée, nous insistions sur les évidences : « Ne vous conduisez pas comme en pays conquis, créez la confiance et non la crainte, impliquez les Irakiens dans chacune de vos décisions, ils sont chez eux, protégez-les et ils vous soutiendront... ». Nous martelions les leçons apprises lors des missions de paix des Nations Unies auxquelles nous avions été mêlés et au cours des engagements des ONG en période de guerre. Nous tentions de convaincre nos interlocuteurs que tous les pays ne se ressemblaient pas et qu'a contrario les cultures chiites et sunnites opposées, les affrontements séculaires des Kurdes témoignaient de la forte existence d'une nation irakienne, rétive, solide, querelleuse mais authentique. Nous leur répétions que la victoire militaire (peacemaking) était relativement facile en comparaison des énormes difficultés dans la construction de la paix (nation building). Nous affamions que la démocratie ne s'imposait pas mais qu'elle se proposait et se choisissait, que la première journée serait décisive pour bâtir la confiance. Rien n'y fit. Nous désespérions.

Cette conférence internationale, hélas, n'a pas eu lieu et la guerre passée, la parole du peuple irakien, malgré la tenue d'élections - immense progrès -, est toujours étonnamment absente du débat...

En France, en Allemagne, l'année 2003 vit d'authentiques défenseurs de la liberté qui, protestant contre les menées américaines, mêlaient sans le vouloir leurs voix à celles des pires oppresseurs. Ils nous accusaient d'avoir trahi le droit d'ingérence au profit d'un droit d'agression, la compromission aurait remplacé chez nous la compassion. N'y avait-il pas dans cette décoction idéologique une goutte de révisionnisme ? Oubliant les crimes de Saddam, ils se séparaient momentanément de la défense des droits de l'homme, clamaient leurs antipathies, oubliaient nos espoirs communs de protéger les minorités. Ils n'avaient pas pris le temps d'écouter les Irakiens qui voulaient, eux, se débarrasser de Saddam Hussein depuis longtemps. Seules les victimes avaient pourtant voix à ce chapitre.

Nous tentions de rappeler que certains d'entre nous fréquentaient les bombes et les fosses communes de Saddam Hussein depuis 1974. Que nous nous exprimions au nom des Kurdes, des chiites et des démocrates irakiens, sunnites compris, dont nous avions entendu les plaintes, les colères et les appels en les rencontrant sur place avant la guerre. Ceux-là voulaient la délivrance. Que les Américains aient été de détestables idéologues et de très mauvais faiseurs de paix, cela compliquait certes l'affaire, mais depuis quand la morale définissait-elle la victime par la nature ou la couleur politique de la main qui se tendait vers elle ? Saddam avait été l'un des plus productifs parmi les assassins du XXe siècle après Staline et Hitler. Voilà qui autorisait peut-être à nuancer un anti-américanisme politiquement correct.

Les Américains, disions-nous, sont parfois nos adversaires, jamais nos ennemis. C'est Saddam, le terrorisme et le fascisme religieux islamiste qui nous paraissaient le danger principal. Nous ne les confondions pas avec l'esprit coranique des Lumières, avec ces tenants d'un islam modéré qui, effrayés, comptaient sur nous pour que nous les débarrassions de leurs oppresseurs.

Nous n'affirmions pas que nous aurions pu éviter la guerre ; nous disions que la raideur française, loin de l'empêcher, l'avait facilitée. La première manoeuvre diplomatique de la France pour imposer le passage par le Conseil de sécurité était pourtant la bonne. Puis notre pays avait dérapé vers un veto stérilisant.

Y avait-il pire manière de duper ceux qui attendaient tant de nous ? Ce reniement reste depuis en moi comme une honte indélébile pour nos démocraties. Il rendait plus impérieuse encore l'urgence d'en finir avec Saddam.

Pour le peuple irakien, la nécessité de renverser le régime de Bagdad ne faisait pas de doute. Les armes de destruction massive ? À plus de soixante reprises, Saddam Hussein avait été le premier dans l'histoire de l'humanité à en expérimenter l'utilisation par un État contre ses propres citoyens. Les violations des droits de l'homme ? Les milliers de villages rayés de la carte par Ali le Chimique en 1988 ou les centaines de milliers de déportés de l'opération Anfal en furent des exemples parmi d'autres. Les liens de Saddam avec al Qaida ? Les Kurdes pouvaient en constater chaque jour la réalité, en voyant le régime renforcer sa mainmise sur les réseaux de Ben Laden, en affrontant dans les montagnes les cohortes infiltrées de Ansar-el Islam, venues de Kaboul. La souveraineté d'un État à l'intérieur de ses frontières ? Tous savaient bien sur quel réseau de tortionnaires corrompus elle reposait, et par quels coups d'État elle avait été fondée...

C'est pourquoi il reste aujourd'hui crucial de gagner enfin la paix après l'étape décisive des élections réussies. Un gouvernement iralçien légitime sera bientôt formé. Je ne suis pas le seul à le penser : les pays d'Europe les plus réfractaires à la guerre américano-anglaise ont changé d'attitude vis-à-vis des États-Unis. La dictature de la minorité sunnite et les crimes du parti Baas sont balayés : c'est un progrès. Même si la guerre américaine est loin d'être gagnée. Même si les attaques suicide vont se poursuivre.

La communauté internationale

Gardons à l'esprit que ce conflit en Irak fut déclenché pour une bonne cause au nom de mauvaises raisons. Pour justifier l'entrée en guerre, ceux que l'on nomme les néoconservateurs se contentèrent de mentionner abruptement la possession par l'Irak d'armes de destruction massive et ses liens supposés avec al Qaida. L'Amérique n'eut pas l'idée d'évoquer les violations massives des droits de l'homme dont se rendit coupable le régime de Saddam Hussein. Très tardivement, en fin de crise, seul Tony Blair utilisa cet argument. Tout se passa comme si les dirigeants de Washington faisaient peu de cas des populations irakiennes et n'avaient affaire qu'à des exilés à leur solde. S'ils traitaient Saddam en ennemi, c'était uniquement parce que son pays faisait partie des « États voyous de l'axe du mal » et non parce qu'il avait pris le pouvoir à l'issue d'un coup d'État sanglant, ni parce qu'il assassinait son propre peuple.

Dans le camp d'en face - notamment en France -, on ne hissa pas davantage le drapeau des droits de l'homme. On feignit de s'élever contre l'illégalité internationale tout en se gardant de défendre ouvertement un régime que l'on qualifia du bout des lèvres de dictatorial, sans pour autant admettre que chaque coup porté aux Américains confortait le dictateur.

« Certaines bombes délivrent », écrivirent des auteurs allemands qui pensaient à la victoire des Alliés sur le nazisme et des journalistes kosovars qui avaient deux ans plus tôt attendu avec espoir les bombardements de l'OTAN. Tous les anciens dissidents de l'Est, tous les habitués des dictatures se rangèrent - malgré leurs réserves - du côté des Américains. Nous fûmes quelques-uns à tenter de convaincre que seuls comptaient le jugement et la décision des victimes : les Irakiens eux-mêmes. Au Club Vauban, nous pensâmes qu'on aurait pu éviter la guerre et se débarrasser de Saddam Hussein en s'appuyant sur les fermes pressions d'une coalition démocratique unie, comme elle le fut au Kosovo. Nous ne fûmes pas entendus.

Déroute de l'esprit : on transforma le Conseil de sécurité en ring de boxe et on négligea les enceintes plus appropriées à la réflexion diplomatique et politique, à l'inverse de ce qui s'était passé à l'heure de la crise du Kosovo.

L'ingérence

Au vrai, il n'y avait qu'une seule bonne raison pour soutenir l'intervention alliée : l'assentiment des Irakiens, leur volonté avérée de se débarrasser de leur dictateur. Pour eux, la guerre durait depuis trente ans ; de l'attaque américaine, ils attendaient la délivrance et la paix.

À qui appartient le malheur des autres ? Comment préserver les minorités ? A-t-on le droit d'empêcher les massacres ? Ces interrogations furent absentes de la querelle qui opposa les États-Unis à la France sur fond de dictature et de massacres irakiens. Cependant, le débat n'avait rien de nouveau et la mutation de l'ordre international était largement entamée.

Nous avions fait des progrès depuis les années 1960. À l'époque, les États totalitaires ressemblaient à des compartiments tueurs : circulez, il n'y a rien à voir. Leurs despotes avaient le droit de commettre toutes les hécatombes domestiques qu'ils souhaitaient. Fallait-il laisser mourir les opprimés ? « Oui », répondaient les monstres froids et les juristes internationaux. « Non ! » hurlaient les militants. Mais le droit étouffait les indignations.

Lors de l'Assemblée générale des Nations unies de 1999, Kofi Annan posa cette question essentielle : « Si l'intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face aux situations dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica ? Que devons-nous faire face à des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l'homme, qui vont à l'encontre de tous les principes sur lesquels repose notre condition d'êtres humains ? » L'interdit était franchi.

Les French doctors avaient fait émerger l'humanitaire à la française. Sa progression fut rapide : il devint l'instrument de la prévention des massacres de masse. Kofi Annan nomme cela l'« intervention humanitaire ».

Depuis près de vingt ans, le Conseil de sécurité et l'Assemblée générale des Nations unies ont voté plus de deux cents résolutions qui allaient dans le même sens que la résolution 688. Rappelons que, en 1991, celle-ci avait institué le droit d'ingérence afin de défendre les Kurdes contre Saddam en leur permettant de vivre leur autonomie à l'intérieur d'un État souverain. Son texte avait été rédigé chez Sadrudin Aga Khan, à Genève, par cinq personnes : Sadrudin lui-même, Perez de Cuellar, Stafan de Mistoura, Jean-Maurice Ripert et moi-même.

Je crois en l'ONU, je crois en la globalisation contrôlée des démocraties et en ces droits de l'homme parfois brocardés par nos diplomates. Une conscience de notre responsabilité universelle est en train de se forger. Je suis certain que l'Europe peut exiger davantage, d'un côté contre les frayeurs de la mondialisation et les simplismes de ses adversaires, contre un libéralisme naïf et un gauchisme archaïque, de l'autre, construisons des réponses crédibles, des alternatives exaltantes, des mouvements militants. En France, nos slogans électoraux sonnaient creux. Dommage : c'eût été un bien beau thème de campagne. Notre pays a inventé l'ingérence, c'est-à-dire la protection des victimes, des minorités opprimées ; hélas, ses dirigeants ont longtemps boudé une proposition qui est exactement à la mesure de la France. Elle devrait s'en saisir et la soumettre à une jeunesse en mal d'enthousiasme. Je songe à ceux de mes amis qui sont morts à Bagdad de cette vive espérance : Sergio Veira de Mello, Nadia Younes, Jean Sélim Kanaan, Fiona Watson et d'autres, assassinés par un attentat suicide au siège de l'ONU, en août 2003.

Désormais chaque jour apporte un raffinement dans l'horreur, un perfectionnement dans l'efficacité des meurtres massifs et aveugles de civils chiites. Les attentats suicide visent tantôt des groupes d'enfants, très souvent des marchés où la foule des femmes est plus dense. Les tueurs psychopathes de l'Islam extrême se ceignent d'une ceinture de bombes, piègent des véhicules ou se font exploser au volant de camions-citernes pleins d'essence ou de gaz.

Parfois le nombre des civils assassinés dépasse cent par jour, sans compter les blessés qui inondent les hôpitaux. Combien de temps un tel carnage pourra-t-il durer ? L'escalade de l'innommable s'étale en première page des joumaux du monde. La guerre civile qui se déroulait entre sunnites minoritaires et chiites majoritaires au sommet de l'État depuis l'avènement de Saddam Hussein a gagné la rue. Les tueurs pratiquent la tactique du pire.

Comment sortir de cette spirale de l'infernale violence ? Les Irakiens libérés de leur tyran et dans leur immense majorité satisfaits de l'être regretteront-ils bientôt le temps des « exactions, des tortures et de l'arbitraire ordinaire » ?

À Washington, les experts s'affairent en silence ; le niveau de recrutement des militaires a baissé dans tous les États de l'Union. Les Américains et leurs alliés britanniques, plus habiles et plus chanceux à Bassora, imaginent-ils le chemin du repli ? Au Pentagone, quels sont les scénarii de sortie de crise ? Trois d'entre eux retiennent l'attention. Le premier vise un retrait rapide grâce à l'existence d'un gouvernement provisoire irakien, quelle que soit sa faiblesse, et mise sur la récente alliance avec Téhéran. Le deuxième reposerait sur la décision de rester de longues années en Irak et dans une augmentation substantielle des effectifs. Dans la troisième hypothèse, les soldats quitteraient l'Irak dès la formation, l'année prochaine, après de nouvelles élections, d'un gouvernement fédéral solide, d'une police et d'une armée plus efficaces.

Le procès de Saddam Hussein va bientôt se tenir. Le bourreau de son propre peuple doit répondre de certains des crimes que ce livre retrace. Les peuples irakiens vont-ils acclamer le dictateur déchu ou bien comprendre que s'ouvre une ère nouvelle qu'il leur appartient d'embellir ? Nul ne peut encore le dire. Le dimanche 17 juillet 2005, Raed Joulis, le courageux président du Tribunal Spécial Irakien (TSI), annonçait que l'instruction du massacre des 143 chiites de Dougaïl, en 1982, était close. À cette allure il faudra de longs mois d'enquête pour faire le compte des crimes de Saddam que retrace ce livre. Ces années de procès risquent-elles d'alimenter encore la rébellion sunnite ?

Nous restons des partisans de la prévention des guerres, pas des guerres préventives, sauf exception. Les Américains, meurtris par le 11 septembre, firent à Saddam Hussein une guerre tardive pour de fausses raisons. Ils ne surent pas convaincre le reste du monde. Les Français, vieux alliés de Saddam Hussein, se conduisirent mal. On enterra pour un temps la diplomatie et même l'élémentaire de la politique des Droits de l'Homme. Puisqu'il n'y avait pas de bonne solution pour se débarrasser du tyran Saddam, on choisit d'employer la plus mauvaise. Le président Bush, en chassant l'assassin, déclencha un temps de violence sans fin. Les défenseurs des droits de l'Homme, piégés, versèrent des pleurs amers et, trop souvent, choisirent de dénoncer seulement l'unilatéralisme américain, oubliant les crimes de Saddam.

On nous dit que tous les matins un militaire du Pentagone remet au président Bush un pli contenant le chiffre des morts et des blessés des dernières vingt-quatre heures en Irak. On nous dit aussi que le Président ne commente pas ces chiffres, qu'il précise seulement, parfois, qu'il s'agit de morts irakiens, que les soldats américains sont dorénavant moins exposés.

Les troupes américaines n'ont pas su se faire aimer. Une oppression peut en cacher une autre. La durée de vie et de mort d'une mission de paix se compte en années. Le temps des préférences démocratiques se manifeste avec lenteur. À chaque fois, il faut une génération au moins.

Vingt-cinq mille morts irakiens depuis mars 2003, des civils pour la majorité et des policiers. On tue pour tuer. Au bout de ces années de feu et de mort, il nous faudra pourtant bâtir la paix. Restera-t-il assez de cette impartialité dont témoigne ce livre pour apprécier que le monde est meilleur sans Saddam Hussein ? Je le crois, même si l'Histoire est amnésique. Nous allons tous affronter l'ère du terrorisme. Avec ou sans l'Irak, je la sais inévitable. Cette guerre-là, nous avons tous intérêt à la gagner.

Les pages noires qui viennent à vous, sécheresse des statistiques de meurtres ou témoignages crus des oppressions, expriment les cris des torturés que nous n'avons pas su ou pas voulu entendre. Elles rendent à un peuple sa dignité.
C'est un hommage que nous lui devions. Il s'agit aussi d'une vérité à regarder en face : la trace de nos faillites.

1er août 2005




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