Théâtre de la Turquie

Au lecteur

En présentant au public le Théâtre des désordres de la Turquie, j'ai eu diverses fins et motifs, lesquels nonobstant la multitude des affaires qui me tenaient presque continuellement occupé, m'ont obligé d'entreprendre ce Travail durant les fatigues d'un long et pénible voyage. Le premier, seul suscitant de me faire résoudre à de plus difficiles entreprises, çà été pour obéir aux Ordres exprès de notre Saint Père le Pape, qui a désiré cet Ouvrage, et auquel je dois et professe avec tous les Fidèles, tout le respect et l'obéissance possible. J'ajoute à cette obligation le désir que j'avais de faire connaître (pour le bien du Christianisme) la vérité touchant l'impuissance et la faiblesse du Turc, en faisant voir la ruine & les désordres de son Empire, afin que les peuples d'Europe en étant mieux informé, perdent cette grande idée qu'ils ont eu de lui jusqu'à présent, & s'animent à la conquête de son pays plus facile qu'on ne se la peut imaginer, supposée l'union des Princes Chrétiens. Vous vous étonnerez sans doute de me voir représenter la puissance Ottomane autres fois formidable à toute la terre, aujourd'hui si faible & si imbécile, fondé peut-être fur ce que les Auteurs qui en ont écrit avant moi, en parlent dans leurs Relations avec tant d'avantage; mais vous pouvez considérer que ce qu'ils en rapportent, pouvait être alors véritable, et non pas à présent que la Turquie a changé de face pour les raisons que je déduirai dans les Chapitres 30, 31 et autres, par lesquelles j'espère que vous serez persuadé de ce que j'avance. Vous n'ignorez pas que tout ainsi que les Monarchies ont leur commencement et leur progrès, de même aussi ont-elles leur déclin ou décadence, comme il appert par celle de l'Empire Romain, que nous voyons bien diffèrent aujourd’hui de ce qu'il était du temps des Césars & des Constantins.

Il en est de même encore de celui du Turc, non qu'il soit en rien diminué par la perte de ses pays et Provinces conquises, personne ne s'étant mis en devoir de les reprendre ; mais parce qu'il se retrouve à présent guide de peuple, disetteux de Villes, de Bourgades et de Vaisseaux, et que d'ailleurs ses Forteresses sont ruinées, ses meilleures terres désertes et abandonnées ses habitants tyrannisés dans l'excès, la justice corrompue, et que toutes sortes de désordres y sont permis ce qui le rend semblable à une Babylone de confusion : Au lieu qu'anciennement c'était tout le contraire, d’autant que ses sujets, ses villes, ses Bourgs, ses revenus et ses vaisseaux étaient très-nombreux, et que les Lois s'y observaient dans toute la rigueur. Je n'écris rien que je n'aie vu et observé moi-même le plus exactement qu'il m'a été possible par l'espace de dix-huit ans, ou ceux par des personnes très-dignes de foie. J'apporte en confirmation de ce que j'avance (outre les raisons) divers exemples et cas tragiques arrivez récemment, qui paraitront comme autant de personnages sur ce Théâtre, non tant pour vous recréer par leur diversité, que pour vous servir de mémoire locale & de preuve des choses que je rapporte: Et ainsi je ne vous les propose pas comme des songes de Romans et des flatteries d'Historiens efféminés pour vous servir seulement de passetemps ; mais comme des vérités solides qui vous feront connaitre l'aveuglement des peuples dont je traite, le malheur de leur sort & le bonheur du votre, afin que vous en rendiez grâces à Dieu, & que vous appreniez tout ensemble à fuir le mal, et détester les erreurs, en vous représentant ceux d'autrui: d’autant qu'on se fait sages aux dépens des autres. Je ne dis rien de mes voyages en diverses Provinces de l'Empire Ottoman, à savoir dans la Syrie, Mésopotamie, Chaldée, Assyrie, Kurdistan, Arabie déserte, Palestine, Judée, Caramanie, Silicie, Phrygie, Bytinie, Natolie ou Asie mineure, Romanie, Chipres, Archipel, et ne m'étant pas proposé de faire ici après tant d'autres, la déshéritions des terres de la Turquie, mais seulement de montrer distinctement l’état dans lequel elles se retrouvent à présent et les coutumes des quatorze Nations qui les habitent, touchant lesquelles vous verrez dans ce Livre plusieurs particularisez qui n'ont été rapportées par aucun Auteur dans les Relations précédentes, soit qu'ils n'aient pas pu les remarquera cause du peu de séjour qu'ils auront fait en Turquie, soit qu'ils n’aient pas seul les idiomes de ces mêmes Nations, nécessaires pour prendre telles connaissances.

Et partant si la bassesse de mon style et de ma composition faite avec empressement et dans des heures prises à la dérobée, ne vous agréent pas, j'aurai au moins cet avantage de vous recréer par la nouveauté et la variété des matières ; & si vous n'approuvez pas les expressions de mon Livre, vous en estimerez peut-être le contenu: Mais à vous dire le vraie, encore bien que j'eusse pu embellir ce Théâtre de figures et de fleurs de Rhétorique plus propres aux Romans qu'aux Histoires et aux simples Relations, dans lesquelles on ne doit point rechercher d'autres ornements que la vérité, je ne l'aurais pas voulu faire, afin que votre esprit n'étant pas diverti et occupé par l'élégance de la phrase et la beauté des termes qui ne sont que l'écorce, vous vous attachiez au solide, et vous rendiez plus attentif au narré des choses que je rapporte sans déguisement ou exagérations mais conformément à ce qui en est. J'aime mieux être véritable et bas dans mon style, qu'élevé et peu fidèle. Au reste je n'ai pas dû, ce me semble, affecter ni prendre à tache ces efforts d'esprit inutiles et ces façons d'écrire d'Orateurs et de Poètes, veut que je ne mets pas sous la presse par aucun intérêts, ou pour rendre mon nom plus fameux, puisque je l'ensevelis dans le silence, mais seulement pour les motifs sus allégués, c'est à dire pour la gloire de Dieu, pour animer votre dévotion, satisfaire votre curiosité, et désabuser, à l'avantage du Christianisme, les peuples de la haute estime qu'ils ont de la prétendue puissance du Turc : Ce qui me fait espérer que vous agréerez au moins mon zèle, ma sincérité et mon affection, & qu'ainsi vous recevrez ce livre sans envie, et l'expliquerez favorablement. Quant aux manquements que je pourrais avoir commis contre les règles de la bienséance ou autrement, je ne doute pas que votre charité ne les excuse ; mais supposé que j'eusse avancé par inadvertance quelque chose contre la vérité des dogmes de la Foi, ou contre la pureté de la doctrine, je le révoque et le condamne tout le premier, protestant de vouloir toujours vivre et mourir dans la Foi qu'enseigne et professe la Sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, aux jugements infaillibles de laquelle je soumets et ma personne et mon Ouvrage.