INTRODUCTION
Les représentations sociospatiaJes du territoire d'origine sont au coeur des processus de construction identitaire, particulièrement chez des groupes d'individus qui résident à l'extérieur de ce territoire (Bruneau, 2006). Les projets diasporiques ou transnationaux peuvent influencer les pratiques et le rapport à l'espace et participer à la construction d'une identité collective qui transgresse les frontières et les singularités. Cette identité peut être mise de l'avant dans le but d'ériger une distinction entre un « nous », souvent arbitraire, et un « eux », cet Autre qui n'est peut-être pas si étranger ou différent. Ces distinctions, ou frontières (Barth, 1998), sont malléables et peuvent diviser un groupe qu'on croyait uni. C'est souvent le cas lorsqu'une collectivité issue de l'immigration entretient peu ou pas de relations avant l'exil. Les migrations successives d'individus aux origines géographiques communes ne signifient pas nécessairement qu'ils formeront une « communauté» dans le pays d'accueil, ou qu'ils entretiendront des liens de solidarité et des échanges. Toutefois, les rapports réels ou imaginaires avec le « pays» d'origine ou ancestral participent à définir leur identité, qu'on peut qualifier de sociospatiale.
La situation des Kurdes nous semble particulièrement intéressante quant à un questionnement sur l'importance des représentations sociospatiales dans un processus de construction identitaire. Cette population, d'au moins vingt-cinq millions d'individus, qui se définit généralement comme une nation (O'Shea, 2004; Nezan, 1996) ne possède pas et n'a jamais possédé d'État-nation indépendant reconnu. La majorité des Kurdes vit toujours au Moyen-Orient sur un territoire généralement décrit par les géographes comme le Kurdistan (voir fig. 1.1). Or, celui-ci est divisé depuis près d'un siècle par les frontières de quatre Étatsnations (Turquie, Iran, Irak et Syrie) qui ont mis en place des politiques centralisatrices, nationalistes et, dans bien des cas, assimiJationnistes et négationnistes. Ces politiques visent surtout à consolider les unités nationales turque, iranienne, irakienne et syrienne autour de principes républicains jacobins, et les Kurdes ont été les cibles de différentes lois et mesures visant à dékurdifier le Kurdistan (Scalbert, 2005a). Une des principales conséquences de cette oppression institutionnalisée est l'exil de plusieurs millions de Kurdes. En ce moment, environ un tiers de la population kurde totale vit hors du Kurdistan, dont un nombre important à l'extérieur du Moyen-Orient (plus d'un million). La plupart de ceux-ci se retrouvent en Europe, mais quelques dizaines de milliers habitent en Amérique du Nord.
Au Canada, on compte plus de 9000 individus d'origine kurde', principalement en Ontario (environ 5000), au Québec (près de 1700), en Colombie-Britannique (près de 1200) et en Alberta (plus de 850t Environ 1200 Kurdes vivent à Montréal3. C'est précisément sur ce groupe que pOl1e notre recherche: les Kurdes vivant dans la région de Montréal. Ces derniers, majoritairement originaires de Turquie et en particul ier des provinces du centre-sud de l'Anatolie, sont de confession alévie et ont quitté leur pays d'origine pour des raisons sociales, politiques ou économiques, étroitement liées aux difficultés d'être Kurde au MoyenOrient. |