PRÉFACE
Alors que je me trouvais à Istanbul, pendant l'hiver 1949- 1950, je reçus une lettre de Jean Sauvaget qui, ayant appris que Bernard Lewis allait se rendre dans cette ville, me préconisait vivement de rencontrer cet homme que je ne connaissais alors que par deux références élogieuses de Jean Sauvaget lui-même - qui ne distribuait pas facilement la louange - dans son Introduction à l'histoire de l'Orient musulman, à propos d'un article, paru en 1937, « The Islamic Guilds », et du premier livre de Bernard Lewis, édité en 1940, The Origins of Isma'ilism: a study of historical background of the Fatimid Caliphate. Il me semblait alors que cette rencontre ne devrait être qu'un simple geste de politesse, car je ne voyais pas ce que je pourrais en retirer, les préoccupations scientifiques de mon interlocuteur me paraissant très éloignées des miennes. Il y a quarante ans de cela : et pourtant je garde le souvenir de cette entrevue, la première d'une longue série. De fait, depuis lors, nous nous sommes retrouvés maintes fois en ces lieux que fréquentent les « orientalistes », séminaires, réunions scientifiques, colloques, congrès, mais dès les débuts je n'ai pu qu'être séduit par la personnalité de cet homme à la fois puits de science, polyglotte (oh combien!) et d'un commerce particulièrement agréable.
De même que Jean Sauvaget me confiait que, s'il avait à recommencer ses recherches d'histoire du monde musulman, il choisirait en premier l'histoire ottomane, cela après avoir constaté l'immense richesse des archives d'Istanbul, Bernard Lewis, dont les premiers travaux ont concerné divers pays arabes, s'est tourné vers l'histoire de l'Empire ottoman; c'est très certainement ce séjour à Istanbul en 1949-1950 et ses premières approches des archives ottomanes qui l'ont fait ainsi bifurquer, sans pour autant abandonner totalement ses travaux sur le monde arabe, ce qui aurait d'ailleurs été inconcevable tant celui-ci a tenu une place éminente au sein de l'Empire ottoman. Désormais l'essentiel de ses recherches a porté sur cet Empire qui, pendant longtemps, n'a été considéré que du seul point de vue occidental, dans le contexte de la mort envisagée de « l'homme malade de l'Europe ».
Une maîtrise approfondie des archives et autres sources historiques, pratiquement dans toutes les langues européennes et proche-orientales, a permis à Bernard Lewis non seulement de publier des travaux qui font autorité dans le domaine de l'histoire ottomane, mais encore d'apparaître comme un chef d'école, un maître dont nombre de disciples occupent aujourd'hui des chaires dans maintes universités. L'un de ses ouvrages magistraux, paru en 1961, The Emergence of modern Turkey, récemment mis à jour et traduit en français sous le titre « Islam et laïcité, naissance de la Turquie moderne », peut être considéré comme la « bible » de l'histoire de la fin de l'Empire ottoman et des débuts de la République turque, tant, d'une part, la richesse de la documentation est considérable et, d'autre part, l'analyse des événements, des idées politiques, des courants intellectuels et religieux est profonde et quasiment sans faille. Elargissant sa vision à l'ensemble du monde musulman, non sans un regard critique, Bernard Lewis a publié d'autres ouvrages qui ont plus d'une fois pris le contre-pied de théories jusqu'alors répandues tant en Occident qu'en Orient et n'ont pas en conséquence recueilli les faveurs des partisans d'un nationalisme tenu pour la clé de la vérité historique : tels ont été des livres comme The Arabs in History, Race and Color in Islam, The muslim Discovery of Europe, The Jews of Islam, The Assassins: a radical sect in Islam 1, Le retour de l'Islam. Même si l'on peut n'être pas d'accord avec l'auteur sur toutes les idées qu'il émet, ni sur son interprétation de certains faits et les conséquences qu'il en tire sur le monde musulman actuel, on doit cependant considérer que ses jugements constituent un élément roboratif dans notre perception de l'histoire des pays islamiques d'hier et d'aujourd'hui.
Pour en revenir à l'histoire ottomane, grâce à l'étude de documents d'archives d'Istanbul et à celle des chroniques, Bernard Lewis a aussi mis en lumière les méthodes, les formes locales de gestion de l'administration ottomane en diverses provinces, notamment en Palestine au xvr siècle. Sa connaissance et sa vision du monde ottoman l'ont ainsi amené à s'intéresser à sa capitale, Istanbul, et à en faire le cœur d'une étude consacrée non seulement à la ville et à ses aspects politiques, mais aussi à son rôle de centre de culture et de civilisation, rôle particulièrement brillant aux xvr' et xvn" siècles. Etude concise, riche en analyses, en informations - les citations de chroniqueurs ottomans sont nombreuses - qui font de ce livre un ouvrage de référence et de réflexion. Mon propre livre sur Istanbul au xvn" siècle a été publié peu de temps avant celui de Bernard Lewis : nul doute que si l'inverse s'était produit, j'aurais pu y puiser de quoi enrichir le mien. Il m'est agréable de constater que nous nous sommes ainsi retrouvés sur un sujet qui, l'un et l'autre, nous a passionnés.
Comment ne pourrait-on être séduit par la lecture des livres d'un auteur qui vous ouvre les portes d'un univers inconnu ou méconnu, vous fait pénétrer dans ses domaines les plus profonds : religion, mentalités, conception du pouvoir, culture, bouleverse des notions trop souvent fallacieuses, figées ou partisanes, peut se permettre, grâce à son immense savoir, de lancer des idées si novatrices parfois qu'elles sont provocantes et entraînent ainsi des discussions qui ne peuvent qu'enrichir la communauté scientifique et, au-delà, apporter à un public plus large une meilleure connaissance du monde de l'Orient, arabe, turc, iranien, qui pendant longtemps a nourri tant de légendes.
J'ai déjà cité Jean Sauvaget : que l'on me permette de le nommer à nouveau en disant qu'il a, au cours de sa trop brève carrière, servi de modèle et d'inspirateur à toute une génération d'orientalistes français; je pense, sans flatterie ni exagération, que Bernard Lewis a tenu - et tient encore - un rôle similaire sur une échelle plus vaste, s'étendant des États-Unis au Proche Orient, auprès de nombre de chercheurs de multiples nationalités. Et si je rapproche ces deux hommes, c'est qu'ils m'ont, l'un comme l'autre, permis de mieux comprendre le monde de l'Islam. J'estime que les travaux de Bernard Lewis ont donné à un large public d'aborder, d'une façon savante mais agréable, ce monde qui, encore aujourd'hui, n'est pas sans poser de problèmes:
Bernard Lewis n'a jamais prétendu les résoudre ; du moins a¬t-il contribué à placer certains d'entre eux sous un éclairage inédit qui a pu parfois susciter des réactions : mais n'est-ce pas là la preuve d'un talent de novateur, la marque de ceux grâce à qui la recherche historique fait de constants progrès?
Robert Mantran
1. Ces livres sont tous publiés en français.
Introduction
La métropole des rives du Bosphore a été désignée de plusieurs noms : pour les Slaves, elle était Tsargrad, la ville de l'empereur par excellence ; pour les Normands, c'était Myklagaard ou Micklegarth, la Grande Ville. Les Grecs et les Romains la connaissaient comme Byzantium, le nom de l'ancienne colonie déjà installée sur le site; enfin ce fut la «nouvelle Rome», et surtout Constantinoupolis, la ville de Constantin, qui posa là les fondations de sa nouvelle capitale impériale en l'an 330 de notre ère. Cette nouvelle appellation sous les formes de Kostantiniyya ou de Kustantiniyya fut adoptée par les musulmans bien au-delà des frontières orientales et méridionales de l'empire.
Plus prosaïquement, les Byzantins se contentaient d'appeler leur magnifique capitale «la ville», «hé polis». C'est sans doute ce nom qui a été à l'origine d'une autre appellation, attestée dès le x" siècle dans les écrits historiques et géographiques musulmans. En effet, le nom d'Istanbul a une origine dont l'étymologie est encore controversée: l'explication la plus communément admise est qu' «Istanbul » vient de l'expression grecque "... (eis ten polin), «vers la ville», que les musulmans peuvent avoir empruntée à leurs voisins grecs d'Asie Mineure. Bien qu'il ait été largement utilisé par les Turcs et d'autres ...
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