PRÉFACE
Etat indépendant depuis près d'un tiers de siècle, membre fondateur de la Ligue Arabe, gros producteur de pétrole, République de fraîche date, l'Irak est entré dans les perspectives de notre information quotidienne sans que nous nous soyons jusqu'à présent beaucoup souciés, en dehors des cercles de spécialistes, de bien connaître ses caractères nationaux et les éléments de son destin.
Cependant, même à vues très rapides, l'Irak frappe par des singularités qui sollicitent l'observation et la réflexion. L’enchevêtrement de ses aspects exige de patients efforts d'analyse; la réalité se dérobe ici, tout spécialement, aux tentatives de quiconque prétend l'enfermer en des formules simples, et elle suggère bien plutôt des propositions contrastées. Sans nous attarder aux ambiguïtés géographiques et aux contradictions d'une très longue histoire, relevons seulement quelques traits de l'état social et politique présent : cette terre musulmane se situe à la jointure du domaine sunnite et du domaine chiite; ce pays arabe inclut, sans préjudice d'autres éléments mineurs, un peuplement kurde massif; cette branche orientale du « Croissant Fertile » constitue aussi la pointe occidentale de l'arc pétrolier arabo-persique, en sorte que Bagdad couve une double ambition; et l'Irak aura pu successivement se concevoir, ou être conçu, entre autres, comme l'élément majeur d'une grande politique anglo-arabe, le pilier central du système défensif du Northern Tier, le défi lancé à l'impérialisme nassérien, le pôle de l'arabisme septentrional...
Si le politique chargé des destins de l'Irak peut, devant cette complexité, éventuellement préférer à de laborieux compromis quelque choix énergique et arbitraire, l’observateur appelé à retracer un tableau de cet État ne saurait se soustraire à la règle des dénombrements entiers. Sa tâche exige la familiarité de nombreuses disciplines, une curiosité sans cesse en éveil, une aptitude aux ouvertures les plus variées, enfin une scrupuleuse conscience.
Il faut être reconnaissant à Bernard Vernier de n'avoir pas reculé devant les difficultés et les risques de pareille entreprise. Plus que d’autres, il était qualifié pour la mener à bien, et nous donner enfin cet indispensable manuel de l’Irak moderne. Son sens aigu de l’archéologie vivante lui permet de reconnaître les racines profondes et toujours actives de ce pays plusieurs fois millénaire. Sa connaissance personnelle des sociétés orientales, des nomades de la steppe aux citadins levantins, ses réflexions prolongées sur l’évolution du Maghreb et de l’Orient, sa familiarité avec les hommes et les institutions du monde arabe, éclairent à ses yeux les détours, souvent déconcertants, de la sociologie et de la politique iraquiennes.
Sans nullement négliger le substrat du passé, lointain ou proche, qui affleure toujours à la base de cet inventaire, Bernard Vernier a fait porter l’essentiel de son étude sur les quatre années de la République. Il s’agit là, dans une large mesure, d’un travail de pionnier. La relative abondance des sources ne saurait en effet faire illusion : leur rassemblement, leur dépouillement, leur critique surtout offraient de grandes difficultés. L’exposé devait tenir compte, à la fois, de la complexité du donné, et de la mouvante variété des solutions que lui aura appliquées la maître actuel de l’Irak, le général Abdelkérim Kassem. Plus secret peut-être que son rival Gamal Abdel Nasser, moins clairement expliqué en tout cas par une carrière moins chargée, adaptant au jour le jour son action à une réalité complexe et changeante, qu’il semble d’ailleurs de plus en plus enclin à modifier par sa propre pesée, le zaïm de l’Irak n’est pas un personnage dont la mesure est aisée à prendre. Un jugement définitif sur l’homme et l’œuvre serait assurément prématuré, car l’avenir reste ouvert : mais il est précieux de pouvoir disposer désormais de ces éléments, qui permettront de situer l’évolution dans son cadre et d’en apprécier avec sûreté les développements.
Au moment où les circonstances rouvrent à notre diplomatie l’accès officiel de l’Orient arabe, l’opinion française doit s’attacher à mieux connaître ces pays, et surtout ceux d’entre eux qui paradoxalement, comme l’Irak, croient encore devoir se soustraire à ce mouvement général. De notre clairvoyance et de notre perspicacité dépendent nos chances de présence efficace. Par sa contribution décisive à notre information orientale, l’ouvrage de Bernard Vernier jouera un rôle considérable dans ce renouveau du rayonnement français.
Pierre Rondot, Directeur du Centre des Hautes Études administratives sur l’Afrique et l’Asie modernes. |