PREMIERE PARTIE: LE KURDISTAN
Première mission
La nuit était tombée depuis plusieurs heures. Les phares de la voiture où nous avions pris place, Yves et moi, éclairaient la neige dont les flocons serrés tombaient de plus en plus. Le chauffeur, dans un anglais incertain, nous avait fait comprendre que nous devions bientôt nous arrêter pour passer la nuit. Où et comment? Nous n’en avions aucune idée. Mais bientôt des maisons de plus en plus nombreuses le long de la route nous montraient que nous arrivions dans une ville plutôt que dans un village, sentiment renforcé à la vue de grands panneaux à la gloire de Saddam Hussein. Après un trajet par des rues et des chemins de terre où tout était nouveau pour nous, curieux de connaître un pays si loin du nôtre, avec un côté à la fois surprenant et un peu angoissant dans la nuit, la voiture s’était arrêtée devant une maison basse visiblement gardée par trois ou quatre hommes en uniforme et porteurs chacun d’une kalachnikov. À l’évidence le chauffeur leur était familier et nous étions attendus, car on nous avait fait aussitôt entrer avec nos bagages dans une salle relativement petite occupée par une douzaine d’hommes, quelques-uns uns assis, les autres couchés. Au fond de la salle, debout devant un bureau, un homme un peu corpulent, également en uniforme, était sans doute leur chef; posés devant lui un téléphone et, ce qui nous avait impressionnés, un gros revolver.
Il était 23 heures, il n’était plus question de manger. Un des hommes, qui s’exprimait correctement en français, nous avait expliqué qu’en raison de la neige la suite de notre voyage se ferait le lendemain. Comme nous étions fatigués, nous ne demandions qu’à dormir. Il ne nous restait qu’à nous coucher comme ceux qui dormaient déjà plus ou moins. Il n’y avait ni lits, ni couchettes. Les hommes étaient allongés sur le parquet de la salle, enveloppés dans une couverture de grosse laine. Couché dans le sac de couchage que j’avais emmené, je me trouvais serré entre Yves à ma droite et sur ma gauche un homme qui dormait dans ce même uniforme que j’avais aperçu sur les gardes dehors. Nous étions tellement serrés dans cette salle que je devais de temps en temps disputer mon territoire à coups de genou à ce voisin. Heureusement la salle était bien chauffée car il gelait dehors. Parfois dans la nuit le téléphone sonnait et l’homme au revolver répondait dans sa langue d’une voix assourdie...
Nous étions le 15 janvier 1988. Cet endroit inconnu de moi, où j’allais passer ma première nuit «d’expatrié» c’était Suleynianiah, importante ville du Kurdistan irakien, située au nord-ouest de l’Irak. Non loin de là se trouvait l’hôpital pour lequel comme chirurgien, je venais de partir en «mission» pour une période de deux mois, sans rien savoir d’autre que son nom: Azadi!
Ainsi avait commencé la première de mes missions humanitaires...
C’était en 1938, dès le début de mes études médicales à Strasbourg que j’avais ressenti cette vocation: aller auprès de populations déshéritées, privées d’aide, de moyens et de soins. Vocation qui m’avait été révélée à la lecture du livre du déjà célèbre Docteur Schweitzer «À l'orée de la forêt vierge». Mais du fait de la guerre 39-45, mon début de carrière fut un peu compliqué. Après les trois premières années d’études à la faculté de médecine de Strasbourg où j’habitais alors, j’avais été comme toute ma famille, expulsé de cette ville en juin 1940, (j’avais été médecin auxiliaire pendant la courte guerre en France). Cette expulsion s’était accompagnée de la perte de tous les documents de travail accumulés au cours de ces études, en particulier dans ...
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