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L'exception syrienne


Auteur :
Éditeur : La découverte Date & Lieu : 2009, Paris
Préface : Pages : 360
Traduction : ISBN : 978-2-7071-4799-8
Langue : KurdeFormat : 150x230 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Don. Exc. 2973Thème : Général

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L'exception syrienne

L'exception syrienne

Caroline Donati

La Découverte


Près de dix ans après son arrivée au pouvoir en 2000, Bachar al-Assad demeure confronté à des défis considérables. L'«héritier» d’Hafez al-Assad a entrepris de rendre à la Syrie son statut d’acteur majeur du Moyen-Orient. Or, en dépit de son alliance avec Téhéran, d’une influence maintenue au Liban - après le retrait de son armée en 2005 -et de relais avancés dans le nouvel Irak, la pertinence stratégique syrienne est érodée. Par ailleurs, la recomposition autoritaire a accentué le repli du pouvoir sur lui-même; elle a marginalisé davantage le Ba’th et creusé les écarts entre une élite enrichie et «mondialisée» et une majorité appauvrie.

Au terme d’un vaste travail d’enquête mené dans tout le pays, Caroline Donati analyse dans ce livre les évolutions du «système Assad» depuis sa mise en place en 1970, ainsi que celles de la société. Elle montre pourquoi l’ouverture économique accélérée sous Bachar a fragilisé les équilibres internes. Enfin, elle décrit comment la détresse sociale, le tarissement des ressources et l’absence de procédures démocratiques font le lit de mobilisations identitaires avivées par le contexte régional du réveil sunnite au revivalisme chrétien, jusqu’aux velléités autonomistes kurdes et à l’affirmation de l’ordre tribal.

L’aspiration au changement des intellectuels, de la mouvance islamiste et de la jeunesse étant systématiquement sanctionnée par un pouvoir aux aguets, les perspectives apparaissent bien incertaines pour une population dont la moitié a moins de vingt ans.



Diplômée de l’IEP de Paris, Caroline Donati, née en 1969, est journaliste indépendante. Spécialiste du Moyen-Orient, elle a été correspondante à Beyrouth pour La Croix (1996-2000) et a animé une émission sur l'actualité de la région à Radio-Orient Paris (2002-2004). Depuis 1993, elle a fait de nombreux séjours en Syrie.

 



INTRODUCTION


Damas, mai 2007. Des portraits de Bachar al-Assad couvrent la capitale syrienne, des bâtiments officiels aux immeubles jusqu'aux panneaux publicitaires. La Syrie ba'thiste est en campagne électorale: armée, Parti, syndicats, hommes d'affaires et religieux prêtent allégeance au candidat unique au référendum qui doit accorder un second mandat au chef de l'État sortant. On le voit à sa table de travail, étudiant de nombreux dossiers avec le sérieux qu'exige sa fonction; parfois en uniforme militaire, souvent en costume civil; ici, le bras levé en signe de défi, là, entouré de jeunes. L'allégeance se décline en arabe mais aussi en anglais: «Bashar, we love you», doit scander la population.

En 2007, Bachar al-Assad n'est plus ce jeune héritier inexpérimenté et maladroit, élu à la hâte à la mort de son père, Hafez al-Assad - qui avait dirigé le pays pendant plus de trois décennies. Ayant affronté la première puissance mondiale, il a désormais la carrure d'un leader. Le régime a alors emporté son premier bras de fer contre la coalition occidentale et s'enorgueillit d'avoir maintenu le cap. Un slogan revient, aux accents revanchards et presque menaçants: «Celui qui isole la Syrie s'isole de la région.»

Un an plus tard, en juillet 2008, Bachar al-Assad est à Paris sur les Champs-Élysées: il siège dans la tribune officielle aux côtés d'autres chefs d'État conviés aux festivités du 14 Juillet. Une belle victoire pour cet homme de 42 ans dont le régime était promis à l'effondrement en 2005.

De plus, dans le monde arabe, le dirigeant syrien est crédité d'une forte popularité: sa diatribe à l'endroit d'Israël, des États-Unis et de leurs alliés arabes séduit les oppositions populaires, et la «résistance» de son pays ranime les rêves d'indépendance d'une population pétrie de rancœur. En Syrie, il a su asseoir son autorité au sein du Parti, de son clan familial et de l'appareil militaro-sécuritaire. Il paraît dominer l'entourage qui l'a fait «roi», exerçant pleinement les pouvoirs que lui confère le système présidentiel autoritaire extrêmement personnalisé élaboré par Hafez al-Assad.
Suivant les traces de son père, Bachar al-Assad s'impose désormais dans la confrontation. Et il voudrait imposer son pays comme un acteur clé du jeu moyen-oriental.

Imprévisible et déroutante, la trajectoire de la République arabe de Syrie épouse des lignes sinusoïdales. Sorti abasourdi de la Nakba (l'expulsion de centaines de milliers de Palestiniens en 1948, lors de la création d'Israël), le nouvel État est alors paralysé par les luttes intestines de sa classe politique et soumis aux rivalités régionales et aux intrigues des grandes puissances. Il finit par aliéner sa souveraineté en unissant son destin à celui de l'Égypte de Nasser, avant de s'en remettre aux militaires.

Avec les premiers ba'thistes, à partir de 1963, la Syrie détermine elle-même les lignes de sa politique étrangère, mais c'est le général Hafez al-Assad qui affirme la puissance régionale du pays et, à partir de 1976, verrouille sa scène intérieure. Écrasée au Liban en 1982, la Syrie de Hafez al-Assad y affronte l'armée israélienne et les États-Unis avant de réussir un retour en force: en 1987, son armée se réinstalle à Beyrouth; en 1991, la pax syriana s'impose au Liban. Poussée vers la sortie en 2005, elle résiste à cette perte d'influence jusqu'à ce qu'elle se voie à nouveau sollicitée par les puissances occidentales en 2007 pour aider à la stabilisation du «pays du Cèdre».

La «Syrie des Assad» résiste et dure. Du moins, démontre-t-elle une capacité de retournement remarquable. Comme si cet État, qui avait rêvé de se construire sur l'étendue du Bilad ach-Cham (le Proche-Orient arabe), mais fut dépecé par les vainqueurs français et britannique de l'Empire ottoman - l'«État du toujours moins», selon l'expression de Ghassan Salamé -, devait dominer son voisinage pour ne pas redevenir l'un des champs de bataille où éclatent les rivalités interarabes et internationales, à l'image de son voisin libanais.

De Hafez à Bachar al-Assad, la problématique reste la même: celle de la place de la Syrie sur l'échiquier régional et de ses relations avec Israël. Les enjeux et le contexte sont cependant radicalement différents: Hafez al-Assad combattait pour imposer sa domination dans le Proche-Orient arabe et retrouver le Golan perdu en 1967 en effaçant les séquelles de la défaite; Bachar al-Assad lutte pour la survie de son régime dans les frontières de la République arabe syrienne, menacé par l'omnipotence américaine et de précaires équilibres internes.

Fragilisé sur son flanc irakien et au Liban, l'«État rebelle» parvient pourtant à jouer des contradictions de ses adversaires dans ces deux pays, conservant une capacité de nuisance intacte. Revendiquant une légitimité à la fois nationaliste syrienne et arabe, Bachar al-Assad tente de constituer un nouveau «front du refus» face à l'ordre américain autour d'un axe Damas-Téhéran. Il se redéploie habilement sur l'échiquier régional, redessiné après la chute de Saddam Hussein en 2003, en prenant la Turquie pour garant. Explorant des alternatives à l'hégémonie américaine et suivant le basculement du monde vers l'est, il contracte de nouvelles alliances en direction de l'Asie et du Golfe, et trouve un appui notable auprès du richissime petit émirat du Qatar. Ces nouveaux alliés permettent au régime ba'thiste de compenser la perte du Liban et la détérioration de ses relations avec l'Arabie Saoudite et l'Égypte.

La stratégie panarabe du régime est réévaluée en fonction des enjeux internes: dans le discours, la restitution du Golan est primordiale, mais, dans les faits, les intérêts économiques priment. Il s'agit de désenclaver la Syrie et de trouver les partenaires qui aideront à soutenir la modernisation d'un pays confronté à des défis sociaux existentiels. La politique étrangère syrienne ne saurait être uniquement réactive aux évolutions internationales; elle est aussi commandée par l'impératif de pérennisation du régime et par les mutations de la société syrienne, dont la moitié de la population a moins de 20 ans. Or, la libéralisation amorcée et voulue par les soutiens de Bachar al-Assad et l'ouverture à la modernité technologique n'apportent pas, loin de là, le développement promis. Le décalage est flagrant entre la modernisation de certains secteurs d'activité et la paupérisation de la société: les écarts se creusent, y compris entre une classe moyenne précarisée et des privilégiés qui s'enrichissent.

D'autant que cet État, qui a des ambitions de puissance, ne dispose pas d'autant de cartes que le discours officiel voudrait le laisser entendre: la Syrie n'a pas les moyens de faire échouer les États-Unis en Irak et elle ne dicte sa politique ni au Hezbollah ni au Hamas. Alors elle compense en se livrant à la surenchère, la menace et l'instrumentalisation. Les dirigeants syriens prônent la résistance active («mouqawama»), mais campent dans le défi («tahaddi») ou l'obstruction («moumana'a»). «La Syrie résiste jusqu'au dernier Libanais», persiflent ses détracteurs au moment de l'offensive israélienne contre le Liban à Tété 2006.

Bachar al-Assad mène une résistance incantatoire, mais n'hésite pas à rechercher le compromis pour préserver son régime. Il lui arrive même de coopérer avec les Occidentaux sur certains dossiers de politique régionale et sécuritaire tant qu'il s'agit de défendre ses intérêts: des jihadistes, ennemis potentiels du régime, sont régulièrement arrêtés. L'exercice est malaisé car le legs panarabe, que le chef de l'État réactive pour susciter l'adhésion de la population, est un corset contraignant et entretient des attentes sur lesquelles il pourra difficilement transiger, le moment venu: la restitution du Golan est non négociable pour une grande partie de la population syrienne, de même que le refus de la normalisation avec Israël.

La politique étrangère panarabe du régime - au nom de laquelle sont justifiés les dysfonctionnements socio-économiques, la privation des libertés et la misère quotidienne - a permis de contenir jusque-là la menace islamiste.
Tout revirement stratégique nécessitera d'apporter des contreparties immédiates à la population et la fondation d'un nouveau pacte social, sous peine d'attiser les tensions, qui empruntent des logiques communautaires.

La Syrie, désireuse de croire qu'elle a brisé son isolement diplomatique, pourra-t-elle retrouver le statut d'acteur majeur du Moyen-Orient que lui avait conféré Hafez al-Assad? Quelles réponses les dirigeants syriens apporteront-ils aux déséquilibres socio-économiques croissants du pays (qui plus est dans un contexte de crise financière mondiale)? Sauront-ils gérer les mobilisations identitaires qui en résultent et sont étroitement liées à l'évolution de l'environnement régional, à commencer par celle de l'Irak, menacé d'éclatement par sa région kurde? La recomposition autoritaire entreprise par Bachar assurera-t-elle la longévité de son régime? L'«exception syrienne» peut-elle perdurer?

Prétendre apporter des réponses catégoriques à ces interrogations serait hasardeux tant il est vrai que la réalité de ce pays méconnu demeure complexe et résiste aux idées reçues. Ce livre vise avant tout à combler un manque d'information sur la Syrie et à livrer au lecteur des éléments de compréhension, puisés au long de plusieurs années d'enquête dans tout le pays et au Liban, et au fil des nombreux entretiens menés avec des politologues, des diplomates, des intellectuels, des entrepreneurs... ainsi qu'avec des jeunes des grandes villes du pays. Il s'agit surtout d'approcher au plus près l'énigmatique «exception syrienne» en éclairant l'analyse sociologique par une observation directe, sans complaisance mais nourrie de sympathie. Car, au-delà de la politique du régime ou des indicateurs socio-économiques, c'est à la société syrienne que ce livre porte attention et intérêt.



I

Naissance de la Syrie moderne


«Il y a un petit pays appelé par ses habitants Barr-el-Chame depuis plus de mille ans. Les Occidentaux (ainsi que ceux qu'ils ont formés) l'intitulent d'une antique et poussiéreuse dénomination gréco-romaine d'il y a vingt siècles: la Syrie. C'est comme si un Arabe se rendant aujourd’hui en Espagne disait: je vais en Ibérie; ou en France: je vais en Gaule. C'est d'ailleurs en jouant de ces mortes dénominations qu'on a déchiré notre pays en deux lambeaux: Syrie et Palestine; nous ignorions les noms de notre pays et notre nom; on est venu nous les apprendre» Tirée de L'Asie arabe, la tribune parisienne des indépendantistes syriens, cette citation de 1920 trouve encore de fortes résonances dans la Syrie des années 2000. Comment nommer ce pays et ses habitants, dont les terres jouxtent la Turquie au nord, la Méditerranée et l'Anti-Liban à l'ouest, le désert jordanien au sud et le désert irakien à l'est? L'exercice reste malaisé, tant les Syriens se sentent à l'étroit dans ce nom et ces frontières choisis par les Occidentaux et l'inventeur de leur État, la France.

Qu'est-ce que la Syrie, que signifie être syrien? «Je ne me sens pas syrien, mais arabe», répond aujourd'hui un intellectuel né dans les années 1950. «Je ne suis ni vraiment syrien ni nationaliste arabe », lui fait ...

1 L'Asie arabe, 10 mars 1920, cité par Charif Kiwan, «Les traductions d’une dénomination nationale: la Syrie», in Gérard Noiriel et Éric Guichard (dir.), Construction des nationalités et immigration dans la France contemporaine, Presses de l'École normale supérieure, Paris, 1997.

 




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