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La Poursuite de l'ombre


Auteur :
Éditeur : Phebus Date & Lieu : 1999, Paris
Préface : Pages : 248
Traduction : ISBN : 2-85940-636-0
Langue : FrançaisFormat : 140x210 mm
Code FIKP : Liv. Fr. 4167Thème : Littérature

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La Poursuite de l'ombre

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La Poursuite de l'ombre

Fondateur à soi presque seul du roman kurde moderne, Mehmed Uzun, exilé à Stockholm, traduit aujourd'hui dans une demi-douzaine de langues – mais encore ignoré en France –, est en train de s'imposer comme l'une des voix singulières de notre fin de siècle. La Poursuite de l'ombre (1998), d'évidence son oeuvre la plus ambitieuse, a suscité dès sa sortie l'enthousiasme du grand écrivain turc Yachar Kemal – qui a bien voulu en préfacer l'édition française.

Des années vingt à notre époque, nous suivons l'itinéraire de Memduh Selim, intellectuel kurde engagé dans le combat pour la liberté de son peuple (rappelons que les traités qui ont mis fin à la Première Guerre mondiale prévoyaient la création d'un Kurdistan indépendant, lequel ne verra jamais le jour). Le parcours de Memduh se confondra donc avec un exil – Istanbul, Alexandrie, Le Caire, Alep, Antioche, Beyrouth –, un combat pour rien, un deuil consenti.

Méditation sur la destinée et ses traverses, le roman, on ne s'en étonnera pas, offre une large place aux déconvenues de l'amour : si l'objet du désir se confond ici avec les figures mythiques de la littérature courtoise, c'est que les tisseurs de récits de l'Orient ont de tout temps préféré le reflet à la proie, la poursuite à la prise.
Memduh aura voué sa vie à la perte de ce qu'il aimait : femme-mirage, pays fantôme, amis emportés par la mort violente ou dispersés par le vent. A quoi bon s'insurger contre cela ? Prince ou exilé, l'homme n'est-il pas destiné à chercher en vain l'oasis ombreuse où il pourra reposer sa fatigue, étancher sa soif ?

Le constat pourrait être désespérant si nous n'étions en Orient justement, où toute réalité, même l'horreur, prend spontanément couleur de légende; où les idées mêmes au nom desquelles s'engagent les hommes se dissolvent pour finir dans la quête de la saveur des choses.

Conclusion de Yachar Kemal : « Le lecteur se sent tout de suite ensorcelé... Seuls les maîtres sont capables de franchir ce seuil où la simplicité obtient pouvoir de tout dire. »


PREMIERE FRAICHEUR
 
L'aventure de Mehmed Uzun romancier (que l'on peut dire jeune encore) est déjà une assez longue histoire, hérissée de difficultés et de traverses : mais c'est là semble-t-il le portique obligé que doivent franchir tous les maîtres de la fiction – ceux en tout cas qui ont résolu d'accéder à leur art par la grande porte.

Mehmed est né dans une petite ville du Sud-Est anatolien : un lieu qui fut pour lui celui de tous les apprentissages. La plupart des gens, là-bas, parlent la langue kurde(1), restée vivante et créatrice par la grâce des conteurs populaires et par les ver-tus du livre – car les sources écrites ne lui manquent pas. Le grand poète Mela Djezir(2) est lui aussi de cette région; et les épopées de jadis, et mille fables, élégies et chansons, y sont encore sur toutes les lèvres. La langue kurde, dont on ne dira jamais assez la richesse, s'est développée très précisément à partir de ces parages, tant à l'oral qu'à l'écrit, jusqu'à se trouver parlée aujourd'hui assez loin de là : en Irak, en Iran, en Syrie du Nord. Et son expression moderne revendique d'autant mieux cette origine bien précise qu'elle n'a jamais cessé de s'abreuver aux sources de ce territoire matriciel : celles de la plus antique oralité. Le peuple kurde hante ces hautes soli¬tudes depuis l'époque du pays d'Assour, des Akkadiens, depuis les très riches heures de Babylone, depuis le vieux temps des Hittites. Est-il descendu des hauteurs du Caucase, comme tant d'autres peuples de l'Asie? Il semblerait: nombre de Kurdes ont les cheveux blonds, l'oeil bleu ou vert, le type caucasien.

Mehmed est un fils de cette terre de toujours accueillante aux pasteurs, et il a sucé dès l'enfance le lait de leur parler succulent. Eduqué par l'école dans la langue turque, il n'a jamais rompu avec la parole maternelle, celle des origines – même s'il goûte aussi les beautés du turc, dont la littérature n'a jamais renié non plus son passé oral, généreusement populaire, ainsi qu'en témoignent les fameuses épopées de Dede Korkut et de Köroglu, et plus encore les couplets – connus de tous – de ces très libres poètes que furent Yunus Emre, Karacoaglan, Pir Sultan Abdal, Dadaloglu. On dira que Mehmed Uzun est un écrivain qui a eu de la chance : il s'est approprié encore enfant deux langues irriguées par la plus riche sève populaire, fécondes l'une et l'autre en merveilleux fruits dans le champ de l'écriture comme dans celui de l'oralité. Autre aubaine : ayant choisi de s'installer en Occident, il lui a été donné de s'initier, en Suède surtout, à une culture radicalement autre. Cette prise de distance l'a curieusement rapproché de ses racines. L'usage de la langue kurde ayant été interdit en Turquie peu après l'avènement de la république, nombre de poètes et de romanciers kurdes se sont résolus à écrire et à publier en turc – certains d'entre eux allant jusqu'à renier leur kurdité. C'est ainsi que nombre d'écrivains kurdes au cours de ce siècle ont fait le bonheur de leurs lecteurs dans une langue qui n'était pas la leur, les lecteurs en question ignorant même, bien souvent, qu'ils avaient affaire en l'occurrence à des créateurs d'origine kurde. Mehmed Uzun, en prenant le parti de l'exil, a évité ce malentendu : une manière, si l'on veut, de s'en revenir chez soi par un chemin détourné.

Loin de sa terre, mais tout près d'elle par l'écriture, Mehmed Uzun s'est donné cette mission, plus malaisée qu'on n'imagine : devenir un romancier kurde; et même à sa façon le premier vrai romancier kurde, dans la mesure où les fictions modernes publiées avant lui dans cette langue se fixaient des ambitions plutôt modestes – au rebours par exemple des oeuvres d'un poète comme Djegherkhwin(3), qui a su d'emblée élever au plus haut le lyrisme d'un art renouvelé. Mais Djegherkhwin, c'est l'évidence, est de la race des grands anciens : Ahmedé Khani(4), Feqiyé Teyran(5), Avdalé Zeyniké(6) même – qui fut l'Homère des Kurdes.

La réussite de Mehmed Uzun, créateur résolument moderne et pourtant fidèle comme aucun autre au naturel de sa langue, tient bien sûr à cette étroite conjugaison, en lui, du passé et du présent. Ainsi avait déjà procédé Pouchkine à l'heure de créer la poésie moderne de langue russe, qui grâce à lui tendait directement la main aux plus anciennes traditions populaires de sa nation. Ainsi fera un peu plus tard son compatriote Gogol, père du roman russe – qu'il s'emploiera à relier de la façon la plus subtile aux vieilles légendes slaves colportées par les conteurs au long des veillées. Ainsi, en Turquie même, aura su opérer en notre siècle Nazim Hikmet, à coup sûr l'un des plus grands poètes en sa langue – et le rénovateur incontesté de la prosodie turque.

Qu'on imagine donc ma surprise quand j'ai lu pour la pre-mière fois La Poursuite de l'ombre. Comment un écrivain qui s'essayait à un genre encore tout nouveau pour lui pouvait-il, presque d'emblée, atteindre à cette maîtrise, débusquer de pareilles richesses! Les dons innés, fussent-ils servis par une évidente culture, ne sauraient suffire à cela. Mehmed connaît bien le passé et le présent de sa langue, il n'ignore rien non plus du meilleur de la littérature turque, il s'est ouvert enfin aux mer¬veilles issues de bien des horizons lointains. Mais surtout il a tenu à se soumettre – et ce n'est jamais facile – à l'épreuve déci-sive : créer une modernité qui soit le produit de l'intime trans-mutation d'une tradition. Et c'est par là qu'il donne, pour demain, toute sa chance à la langue kurde.

Oui, La Poursuite de l'ombre est le livre d'un maître : d'un homme qui s'est contraint à franchir la porte étroite – la seule qui conduise aux plus hauts chemins. Et ce par la difficile alchimie qu'on vient de dire; mais aussi par l'âpreté des thèmes auxquels il a accepté de s'affronter. Il nous convie en effet à vivre avec lui les tourments de deux amours inguérissables : celui que tant d'entre nous persistent à vouer à la Femme inaccessible, et celui que quelques-uns (ils n'ont jamais été nombreux) professent à l'endroit d'une cause qui leur est d'autant plus chère que tout indique qu'ils mourront avant de l'avoir vue triompher. Memduh Selim bey, son héros, a fait des études à Istanbul au début de ce siècle : c'est un homme de culture, qui ne vit que pour comprendre, et qui se voit expulser de Turquie – sa patrie intellectuelle – peu après la naissance de la République : pour le seul motif qu'il est kurde et qu'il persiste à s'affirmer tel. Son pays désormais aura nom exil : il vivra tou¬jours « ailleurs », à Antioche, à Alep et dans d'autres villes de la Syrie de l'époque – alors sous administration française. Il aimera de loin celle qu'il a élue : une Tcherkesse à laquelle il aura tout juste le temps de se fiancer, et dont l'histoire de son siècle s'ingéniera à le séparer. Car Memduh a accepté que son destin se confonde avec celui de ses frères : il répond pré¬sent quand éclate l'insurrection du mont Ararat, présent encore à l'instant de participer à la fondation de Khoyboun, ligue kurde à vocation de parti.

Son itinéraire sera celui de la déception consentie par amour, de l'aveuglement volontaire mais librement assumé. Envoyé spécial de Khoyboun sur le front, il ne balance pas longtemps entre les douceurs de l'idylle promise et son devoir de guerrier. C'est même au nom de l'amour, un amour plus grand que lui, qu'il choisit la guerre et perd son aimée. Il ne recevra en échange, pour tout butin, que violence, pauvreté, famine – et défaite. Et trouvera à son retour la jeune enfant à lui offerte mariée à un riche compatriote vivant en pays arabe.

La suite sera de la même eau : déroute et désillusion. Battu sur tous les fronts, secrètement démoralisé, Memduh ne rend pourtant pas les armes. Il restera jusqu'au bout fidèle à la cause, appliqué à ne jamais s'écarter du chemin qu'il a fait sien. Son histoire fut sans doute celle de beaucoup d'autres. Le romancier nous la présente pour ce qu'elle est : une histoire vraie. C'est-à-dire une tragédie.

Et il le fait sans hausser le ton : s'il se risque à des descrip-tions toutes neuves, c'est par le moyen de mots très simples, dans un style de grand naturel. Le lecteur se sent tout de suite ensorcelé, le récit ne cessant d'opérer comme un charme. De même les personnages, présentés pourtant avec le relief le plus fort, s'offrent à nous dans une lumière d'une franchise, d'une naïveté désarmantes. Seuls les maîtres sont capables de fran-chir ce seuil, où la simplicité obtient pouvoir de tout dire. Les grandes épopées de l'ancien temps tiraient déjà de là leur plus sûre magie : elles nous montraient des hommes qui, par-delà la violence de leur aventure, n'étaient pas différents de nous. Les épisodes que Mehmed Uzun tresse ici pour notre émerveillement prennent modèle sur cet art éprouvé, sans même que nous nous en rendions compte. La légende parle ici, sans se forcer, la langue du roman : pureté et complexité unies dans la simple description de ce qui est, pour le plus grand bonheur du lecteur amoureux de la beauté sans apprêt.

Le livre refermé, je me suis senti longtemps prisonnier, je l'avoue, des enchantements de Mehmed le sorcier : j'avais vécu pour de bon l'histoire de Memduh Selim bey, je m'en étais fait un ami, j'avais recréé son aventure à ma façon en cheminant à son côté, je lui en avais voulu parfois, j'avais partagé sa tristesse, il m'était même arrivé de le mépriser : comme il arrive que l'on s'en veuille à soi-même quand on s'aperçoit qu'on est devenu le héros malheureux de l'histoire qu'on lit. Parvenu à ce point, j'ai cru pouvoir mettre au jour le secret de Mehmed le magicien – mais je n'ai su prononcer que ces mots : quel admirable talent! Et j'ajoute aujourd'hui : quel bonheur pour son peuple que de voir servie de la sorte la langue qui est la sienne, et dont nul ne s'étonnera qu'elle soit la plus riche, la plus ancienne, la plus vivante de ce coin d'Asie.

Le mot maître revient une fois encore sur mes lèvres. Il évoque ici, pour moi, l'artisan parvenu à la tranquille assu¬rance de son art, et qui s'autorise enfin à poser la première pierre de l'édifice : en l'affaire, celui du grand roman kurde, rêvé et bâti ici par Uzun; et, par-delà, celui d'une langue romanesque qui a l'avenir devant soi. Car nul n'en peut dou¬ter : l'honneur de ce geste lui appartient.

Et je reviendrai sur ce point encore : signer un grand roman ne va jamais de soi, mais inventer une langue qui ouvre à tout un peuple les perspectives d'une forme neuve de fiction est une tâche infiniment plus ardue. Mehmed Uzun, pour s'être donné cette double mission, mérite de voir sa réussite saluée deux fois.

Mais peut-être ne fallait-il pas moins que ce commencement merveilleux pour que l'antique langue kurde ajoute un avenir à son passé : un avenir dont ce livre nous promet d'ores et déjà qu'il portera les plus beaux fruits – mais aucun n'aura jamais la fraîcheur de celui-ci, celle d'une saison à son premier jour*.

YACHAR KEMAL

* Ce texte (traduit ici par Ragip Duran et Jean-Pierre Sicre) a paru en guise de préface à l'édition turque du roman de Mehmed Uzun (éd. Belge, Istanbul, novembre 1995).

______________________
1. Langue issue de la branche iranienne des langues dites indo-euro¬péennes. (Les notes sont de l'éditeur.)
2. 1570-1640.
3. « Le coeur ensanglanté », pseudonyme d'un écrivain kurde moderne (1903-1984).
4. 1650-1706.
5. 1590-1660.
6. Barde semi-légendaire, fin du me-début du xxe siècle.




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