PRÉFACE
C'est avec beaucoup d’honneur que j’ai accepté d’écrire cette préface, à la demande de l’auteur, le Dr Baghdjian. On peut se demander d’où vient mon intérêt pour la question arménienne. J’ai, en fait, toujours été très sensible au drame de ce peuple, et cette sensibilité s’est intensifiée à l’Assemblée nationale du Québec où, chaque année au mois d’avril, on présente une motion pour commémorer le génocide arménien.
L’année dernière, à la demande d’un de mes anciens étudiants, j’ai donné une conférence à Montréal, que j’ai intitulée: «Le Génocide arménien: réflexions pour aujourd’hui et demain». Le Devoir en a publié un résumé, auquel le professeur Jean-Pierre Derriennic, de l’Université Laval, a répondu par un article qui devait attirer une réplique du Dr Baghdjian, dans les colonnes du même journal, suivie d’une réaction de M. Derriennic.
En novembre 1984 eut lieu à l’Université de Montréal un débat entre ces deux derniers, sur le sujet du génocide arménien, débat où j’agissais comme modérateur et qui attira huit cents personnes. Le Dr Baghdjian devait y faire un exposé magistral et convainquant sur ce qui est en fait le sujet de ce livre.
«Le Problème arménien» c’est, bien sûr, le problème des Arméniens d’abord, une question qui devrait toutefois nous préoccuper tous. Ce problème, que le Dr Baghdjian décrit si bien, découle essentiellement du premier génocide arménien qu’aucun pays, aucun organisme international et encore moins la Turquie n’ont jamais reconnu.
Arménien lui-même, né à la veille des massacres dans une famille qui a payé plus que sa part de sang et de larmes, le Dr Baghdjian nous livre ici l’œuvre d’un universitaire, qu’anime en outre l’émotion d’un survivant du génocide arménien.
Cet ouvrage démontre bien clairement que les petits peuples pris entre les intrigues et les politiques des Grandes Puissances ne peuvent compter que sur eux-mêmes. «Non, mes frères, non, il n'y a rien à espérer des étrangers», écrivait dès le XIXe siècle le poète arménien Nar-Bey (p. 53) De fait, le peuple arménien fut mal servi par les Grandes Puissances qui l’avaient toujours nourri de vains espoirs.
L’auteur est partisan d’une Arménie indépendante à partir d’un élargissement des frontières de la République d’Arménie soviétique parce qu'«elle n’est pas, dans ses frontières actuelles imposées par les Turcs et les Soviets, conforme aux revendications légitimes du peuple arménien et ne peut pas répondre à ses aspirations » (p. 145) 11 va sans dire que parmi ceux qui appuient sans hésitation la reconnaissance du génocide arménien, beaucoup hésiteraient à s’aventurer sur le terrain miné des revendications territoriales. Quoi qu’il en soit, le Dr Baghdjian pose clairement que la «violence ne peut pas être une solution valable au contentieux arméno-turc. (...) La seule solution juste, équitable donc acceptable, est le dialogue entre les parties» (p. 239) Il s’agit là d'une solution éminemment raisonnable et, espérons-le, possible.
Ce livre, fort bien écrit et documenté, apporte une précieuse contribution à l’étude du génocide arménien en particulier et du génocide en général.
Dois-je ajouter que le Dr Baghdjian prouve hors de tout doute que le génocide arménien a bel et bien eu lieu. Il est gravé à jamais dans la mémoire collective d’un peuple qui, comble d’injustice, doit subir les frustrations de la non-reconnaissance de son génocide. Un Arménien ne l’oublie jamais! Puissent les non-arméniens eux aussi ne jamais l’oublier!
Herbert Marx Député à l’Assemblée nationale du Québec Le 8 mars 1985
Introduction
Une Conférence internationale avait été convoquée à Berlin pour le 1/13 juillet 1878, à l’instigation du Gouvernement britannique, en vue de réviser certaines clauses du Traité de San Stefano relativement favorables aux Arméniens et de régler d’autres problèmes corollaires litigieux entre l’Empire ottoman et les Grandes Puissances.
Une Délégation arménienne présidée par le Patriarche Khrimian et composée de Mgr. Khoren Narbey de Lusignan, Archevêque, de Sdépan Papazian, commerçant notoire à Constantinople et de Minas Tcheraz, homme de lettres, en route pour assister à ce fameux Congrès de Berlin, s’arrêta à Rome où elle a été reçue en audience par M. de Corti, ministre des Affaires étrangères d’Italie. Lors de l’entrevue, le Ministre demanda à Mgr. Khrimian:
— Pour quelle région de la Turquie réclamez-vous l’autonomie? Est-ce pour les provinces d’Europe ou pour celles d’Asie? Minas Tcheraz, qui agissait comme interprète, surpris de la naïveté et de l’ignorance du Ministre, répondit un peu embarrassé, à la question maladroite qu’il venait de poser:
— Mais... en Asie, pour les six vilayets d’Erzeroum, Van, Bitlis, Diarbekir, Sivas et Kharpout qui forment ce qu’on est convenu d’appeler l’Arménie turque.
Victoria Archarouni qui relate cet incident, s’il en est un, ajoute que le Ministre fronça les sourcils, fit un effort pour localiser ces provinces dans sa mémoire, mais n’y réussit qu’imparfaitement...
La Délégation arménienne a été reçue également par Lord Salisbury, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères du Gouvernement de Sa Majesté britannique.
Intrigué par le parler étrange dont se servaient ses visiteurs entre eux, le Ministre britannique ne put s’empêcher de demander en quel dialecte ils s’exprimaient:
— En arménien, Excellence. — Comment, répliqua le Ministre, il y a une langue arménienne? Je croyais que le turc était aussi votre parler...1
1 Victoria Archarouni, Nubar Pacha (1825-1899), Alexandrie, 1951, pp. 229-231 |