LA SANGLANTE AGONIE DE «L’HOMME MALADE»
Lorsque le Vice-consul de France, Gustave Meyrier, rejoint son poste à Diarbékir en janvier 1894, l’Empire ottoman, «l’homme malade» selon le mot du tsar Nicolas 1er, tente, dans un dernier sursaut, de freiner un déclin continu, entamé dès la fin du règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) et qui tend à le réduire irrémédiablement à l’Anatolie et son pourtour immédiat.
La défaite navale de Lépante (1571) avait marqué le début du recul des Turcs, longtemps réputés invincibles, un recul confirmé par les revers militaires en Hongrie et aux portes de Vienne face aux Impériaux, puis au Caucase face à l’Iran, avant que l’irrésistible poussée russe vers les «mers chaudes», à partir du XVIIIe siècle, ne devienne la principale menace pour un Etat multinational et multiconfessionnel, fragilisé de l’intérieur par son étendue même, son hétérogénéité et ses tares structurelles, notamment en matière d’administration des provinces et de statut des peuples soumis non musulmans.
Ce que l’on nomme la «Question d’Orient» recouvre l’histoire de la désagrégation de cet Empire, par son incapacité à se réformer et à prévenir les aspirations centrifuges, ainsi que tout le problème du partage des dépouilles par les Puissances européennes rivales. On en date traditionnellement le début en 1774, lorsque par le traité de Kutchuk-Kaïnardji, la Russie victorieuse obtient du Sultan une sorte de droit d’ingérence au nom de la protection des orthodoxes, pendant du protectorat de la France sur les catholiques issu des Capitulations renégociées en 1740. Jusqu’à l'effondrement de l’Empire ottoman, au lendemain de la Première Guerre, et la création de la République turque (1923), la «Question d’Orient» domine la scène internationale, avec des renversements d’alliances périodiques pour préserver l’équilibre des forces en Europe. Les Russes visent à étendre leur domination sur la mer Noire, les Détroits et, au-delà, la Méditerranée et les Balkans. Ils s’y heurtent aux Autrichiens et entrent en compétition avec les Anglais, anxieux de protéger «la route des Indes» à travers la Méditerranée orientale et les pays arabes. Les Français cherchent à préserver leurs positions économiques et culturelles auprès des chrétiens du Levant et se trouvent en concurrence tantôt avec les Russes, tantôt avec les Anglais. Bientôt, à la fin du XIXe siècle, l’Italie et l’Allemagne, après avoir réalisé leur unité, entreront aussi dans l’arène. Dans leurs luttes d’influence, les Puissances usent de l’action militaire, comme des intrigues diplomatiques, de la pénétration économique, culturelle et religieuse, de la constitution de clientèles par le jeu des protections consulaires ou l’encouragement des aspirations autonomistes, de l’intervention au nom de la défense des droits des minorités. Le revers en sera l’animosité croissante des autorités ottomanes à l’égard des populations suspectes de favoriser l’interférence des Puissances, en particulier celle du «grand voisin du Nord». L’alternance d’une politique de répression sanglante et de réformes inabouties ne contribue qu’à favoriser encore la fissuration de l’Empire à l’heure du «printemps des peuples» et de l’éveil des nationalités. Après la Serbie, la Grèce, l’Egypte, le Liban, la Bulgarie, l’effervescence atteint le Plateau arménien, ce champ de bataille perpétuel des grands Empires d’Orient et d’Occident.
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