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Les Massacres des Arméniens (1915-1916)


Auteur :
Éditeur : Payot Date & Lieu : 1987, Paris
Préface : Pages : 162
Traduction : ISBN : 2-228-14180-1
Langue : FrançaisFormat : 120x195 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Toy. Mas. 37Thème : Général

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Les Massacres des Arméniens (1915-1916)

Les Massacres des Arméniens (1915-1916)

Arnold J. Toynbee

Payot


L’historien Arnold Toynbee avait vingt-six ans lorsqu’il rédigea, à la demande du gouvernement britannique, un rapport sur la situation des Arméniens dans l’Empire ottoman.

Les circonstances qui motivèrent ce travail furent la déportation et l’extermination des Arméniens, décidées et mises en œuvre par le Gouvernement Jeune - Turc en 1915-1916.

Cinquante ans plus tard, Arnold Toynbee écrivait: «Les déportations furent délibérément conduites avec une brutalité calculée pour provoquer le maximum de victimes en route. Là est le crime du Comité Union et Progrès; et l’étude que j’y consacrai laissa dans mon esprit une impression qui ne fut pas effacée par le génocide commis avec encore plus de sang-froid, et sur une plus grande échelle, pendant la Seconde Guerre mondiale par les Nazis.»



INTRODUCTION

Par Lord Bryce.
*

Le gouvernement britannique n’ayant pu obtenir naturellement, —sauf d’un ou deux côtés, comme par exemple du consul d’Angleterre à Tiflis cité par Lord Cromer,— des récits officiels sur ce qui s’est passé en Arménie et en Turquie d’Asie, je crois de mon devoir de publier quelques renseignements qui me sont parvenus de différentes sources. Ces sources, j’y peux ajouter foi, bien que pour des raisons évidentes je ne puisse, en donnant leur nom ici, mettre la vie de mes correspondants eu danger. Les récits des massacres me sont parvenus de différents côtés, mais ils s’accordent tous sur les points essentiels, et en réalité ils se confirment les uns les autres. Le temps est passé où la publicité accordée à de tels faits pouvait nuire à la cause que nous avons à cœur; et plus au contraire on donnera de publicité à de tels événements, mieux cela vaudra, car c’est la seule façon qui existe d’arrêter les massacres, s’il reste encore quelques Arméniens à massacrer.

Je regrette de dire que les renseignements qui me sont parvenus de plusieurs sources tendent à montrer que le nombre de ceux qui ont péri des différentes façons dont je parlerai est fort considérable. On a estimé qu’il se montait au chiffre de 800,000 personnes; bien que j’espère que ce chiffre dépasse la réalité, je ne puis oser déclarer qu’il est incroyable. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’un tel massacre dans le pays qui s’étend depuis les frontières de la Perse jusqu’à la mer de Marmara; seules, quelques villes du littoral de la mer Egée ont échappé jusqu’à présent. Il en est ainsi, parce que le crime a été soigneusement prémédité et que les massacres ont été perpétrés systématiquement et d’après une méthode impitoyable que l’on n’avait pas encore vue chez les Turcs. Les massacres sont le résultat d’une politique qui, autant qu’on peut s’en rendre compte, était voulue depuis longtemps par la bande d’aventuriers sans scrupules qui possèdent maintenant le gouvernement de l’empire ottoman. Ils ont hésité à la mettre à exécution, jusqu’au jour où. ils ont cru que le moment propice était arrivé, c.-à.-d., vers le mois d’avril. Ce fut à cette époque qu’ils donnèrent leurs ordres, ordres qui vinrent toujours de Constantinople, et que les fonctionnaires durent exécuter sous peine d’être mis à pied sur le champ.

Il n’y avait aucune animosité de la part des musulmans contre les chrétiens arméniens. Le crime a été perpétré non pas par fanatisme religieux, mais par la volonté du gouvernement, qui désirait, pour des raisons purement politiques, se débarrasser de sujets non-musulmans qui empêchaient l’homogénéité de l’Empire, et constituaient un élément impatient de tout joug. Tout ce que j’ai appris confirme ce qui a été dit ailleurs, à savoir qu’il n’y a pas lieu de croire que, dans ce cas, le fanatisme musulman soit entré en jeu. Autant qu’il est possible de s’en rendre compte, si les natures les plus viles n’ont été que trop heureuses de saisir l’occasion de piller que leur donnaient les massacres et les déportations, la meilleure classe des musulmans religieux a regardé, avec horreur plutôt qu’avec sympathie, de telles boucheries. Ce serait exagérer que de dire que ces derniers ont souvent essayé d’intervenir, mais en tout cas ils ne semblent pas avoir approuvé la conduite du gouvernement turc.

Il n’y a rien dans les préceptes de l’Islam qui justifie les massacres qui ont été commis. Je sais de bonne source que de hautes autorités religieuses musulmanes condamnèrent les massacres qu’Abdul Hamid ordonna autrefois, mais ces dernières tueries sont beaucoup plus atroces. Dans quelques cas, les gouverneurs, étant des gens pieux et humains, refusèrent d’exécuter les ordres qui leur parvenaient, et s’efforcèrent de donner toute la -protection qu’ils pouvaient aux malheureux Arméniens. L’on m’a parlé de deux cas dans lesquels les gouverneurs furent congédiés sur le champ pour avoir refusé d’obéir aux ordres de Constantinople. D’autres plus souples les remplacèrent, et les massacres furent perpétrés.

Comme je l’ai dit, la façon de procéder était systématique au plus haut degré. En fouillant toutes les maisons l’une après l’autre de chaque ville, ou de chaque village, on réunissait ainsi toute la population arménienne. Chaque habitant était poussé dans la rue. Quelques hommes furent jetés en prison, oh ils furent mis à mort, après avoir été quelquefois torturés. Quant au reste des hommes, ils étaient emmenés avec les femmes et les enfants. Lorsqu’ils étaient parvenus à une certaine distance, les hommes étaient séparés des femmes, et conduits dans les montagnes où ils étaient tués à coups de fusil et de baïonnettes par les soldats ou les tribus kurdes que l’on avait appelées pour aider au massacre. On envoyait les femmes, les enfants, et les vieillards sous la garde des soldats les plus vils —beaucoup de ces derniers avaient été tirés de prison dans ce but— vers le lieu de leur destination lointaine, qui était quelquefois parmi les districts les plus malsains du centre de l’Asie Mineure, mais le plus souvent le grand désert qui s’appelle Deir el Zor, et qui se trouve à l’est d’Alep, dans la direction de l’Euphrate. Ces malheureux, marchant toujours à pied, se voyaient sans cesse, chaque jour, poussés en avant par les soldats, battus par eux, ou bien abandonnés à la mort s’ils ne pouvaient avancer avec la caravane ; beaucoup tombèrent sur la route, beaucoup périrent de faim. Le gouvernement turc ne leur avait donné aucune provision, et on leur avait déjà enlevé tout ce qu’ils possédaient.
Nombreuses furent les femmes que l’on dépouilla complètement de leurs vêtements et que l’on obligea à marcher ainsi sous un soleil brûlant.

Quelques-unes des mères devinrent folles et jetèrent leurs enfants, ne pouvant pas les porter plus loin. La route de la caravane ne tarda pas à être marquée d’une ligne de cadavres, et il y eut relativement peu de prisonniers, à arriver à la destination qui leur avait été assignée. On avait eu grand soin de choisir une ville éloignée dont il leur fut impossible de revenir; il y avait peu de chances ainsi que quelques-uns pussent survivre à leurs fatigues. J’ai eu des récits circonstanciés de ces déportations, récits qui par leur style même montrent leur véracité ; et l’un de mes amis qui vient d’arriver de Constantinople —il appartient à un pays neutre— m’a dit qu’il avait entendu dans cette ville des histoires confirmant celles qui étaient venues jusqu’à moi, et que ce qui l’avait frappé avait été l’indifférence relative, avec laquelle ces atrocités avaient été rapportées par ceux qui les avaient vues de près. Des crimes que nous trouvons à peine croyables excitent peu de surprise en Turquie. Les massacres étaient à l’ordre du jour en Roumélie en 1876, et en Turquie d’Asie en 1895-6.

Lorsque la population arménienne fut chassée de ses foyers, un grand nombre des femmes ne furent pas tuées, mais elles furent réservées à un sort plus humiliant. Elles furent saisies, pour la plupart, par des. officiers ou des fonctionnaires civils turcs, et enfermées dans leurs harems. D’autres furent vendues sur la place du marché, mais seulement à l’acheteur musulman, car elles durent devenir mahométanes de force. Elles ne devaient plus revoir leurs parents ou leurs maris, et ces femmes chrétiennes étaient condamnées d’un seul coup à l’esclavage, à la honte et à l’apostasie. Les garçons et les filles furent aussi vendus en grande partie comme esclaves, au prix quelquefois de douze à quinze francs seulement, tandis que d’autres garçons d’un âge plus tendre étaient donnés aux derviches, emmenés dans des espèces de monastères, et forcés là de se faire musulmans.

Pour donner un exemple de la façon impitoyable et complète dont on exécuta l’ordre de massacrer les Arméniens, il peut suffire de rappeler ici le cas de Trébizonde, dont le consul d’Italie, témoin oculaire du crime, garantit l’authenticité, car son pays n’avait pas encore déclaré la guerre à la Turquie. L’ordre vint de Constantinople de tuer tous les Arméniens chrétiens de Trébizonde. De nombreux musulmans essayèrent de sauver leurs voisins chrétiens, et leur offrirent un refuge dans leurs maisons, mais les autorités turques se montrèrent implacables, obéissant aux ordres qu’elles avaient reçues ; elles pourchassèrent partout les chrétiens, les réunirent ensemble, et en poussèrent une grande foule dans les rues de Trébizonde, au delà de la forteresse, jusqu’au bord de la mer. Là elles les embarquèrent dans des bateaux voiliers, les emmenèrent à quelque distance dans la Mer Noire, puis là les jetèrent par dessus bord et les noyèrent. Près de toute la population arménienne, se composant de 8,000 à 10,000 personnes, fut massacrée ; les uns furent noyés, les autres furent égorgés, d’autres furent envoyés ailleurs à la mort. Après cela, tout autre récit devient croyable ; et je regrette de dire que toutes les histoires que j’ai recueillies contiennent des faits semblables dont l’horreur est décuplée dans plusieurs cas par des récits de tortures révoltantes. Mais le sort le plus lamentable n’est pas le sort de ceux dont une mort rapide termina les tourments, mais celui de ces malheureuses femmes qui virent tuer leurs maris et violer leurs filles et qui, avec leurs enfants, furent chassées dans le désert, où. elles ne purent subsister, et où elles furent les victimes des tribus arabes sauvages qui les entouraient. C’est ainsi que, paraît-il, les trois-quarts ou les quatre-cinquièmes de toute la nation arménienne ont été anéantis ; et il n’y a pas de page dans l’histoire, certainement pas depuis l’époque de Tamerlan, qui raconte un massacre aussi épouvantable et sur une aussi grande échelle.

Je dois aussi ajouter — parce que cela a quelque importance, étant données les raisons que le gouvernement allemand, nous dit-on, est prêt à donner et que l’Ambassadeur d’Allemagne, déclare-t-on, a déjà présentées à Washington, lorsqu’il a parlé de la “ répression d’émeutes,” pour excuser la conduite de ceux qui sont ses alliés— que la nouvelle que les Arméniens se Font soulevés n’a pas le moindre fondement. Un certain nombre de volontaires arméniens ont combattu du côté des Russes dans l’armée du Caucase, mais ils venaient, à ce qu’on m’a dit, de la population arménienne de la Transcaucasie.

Il peut se faire que quelques Arméniens aient traversé la frontière afin de se battre pour la Russie avec leurs frères arméniens de Transcaucasie, mais, en tout cas, le corps de volontaires qui a rendu des services si brillants à l’armée russe dans la première partie de la guerre se composait d’Arméniens russes vivant au Caucase. Partout où ont combattu les Arméniens, presque entièrement sans armes, ils l’ont fait, parce qu’ils étaient attaqués, et pour se défendre, eux et leurs familles, de la cruauté des ruffians qui composent ce qui s’appelle le gouvernement de la Turquie. L’on ne saurait trouver dans les raisons que quelques autorités ou quelques journaux allemands mettent en avant, la moindre excuse à la conduite du gouvernement ottoman. Sa politique de massacres et de déportation a été entreprise de gaieté de cœur et sans la moindre provocation de la part des Arméniens. Il semble mettre à exécution tout simplement la maxime que formula jadis le Sultan Âbdul Hamid: “La seule façon de se débarrasser de la question arménienne est de se débarrasser des Arméniens” ; et les chefs actuels du gouvernement turc, —ils s’appellent eux-mêmes le Comité de l’Union et du Progrès,— ont suivi cette politique d’extermination beaucoup plus à fond et avec beaucoup plus de cruauté qu’elle ne l’avait été sous le règne d’Abdul Hamid.

Il y a encore, comme je le crois, quelques endroits dans lesquels les Arméniens, obligés de se réfugier dans les montagnes, se défendent du mieux qu’ils le peuvent. Dernièrement des croiseurs français ont pu sauver environ 5,000 d’entre eux 6ur la côte de Syrie et les ont transportés en Egypte ; et l’on nous dit que sur les hauteurs de Sassoun et dans la Syrie septentrionale, peut-être aussi dans les montagnes de la Cilicie, il y a encore quelques bandes qui, avec une quantité limitée d’armes et de provisions, résistent vaillamment à leurs ennemis. Toute la race n’est donc pas encore éteinte, en ce qui concerne ceux qui se sont réfugiés dans les montagnes, et ceux qui ont échappé dans la Transcaucasie ; nous devons donc faire tous nos efforts, —et je suis sûr que nous sommes tous d’accord sur ce point,— pour envoyer des secours aux malheureux survivants, qui périssent en ce moment, par centaines, de misère et de maladie. C’est là tout ce que nous pouvons faire pour le moment en Angleterre : faisons le donc et faisons le vite.

Je n’ai pu obtenir de renseignements authentiques sur le rôle qu’ont joué les fonctionnaires allemands dans ces massacres, soit qu’ils les aient dirigés, soit qu’ils les aient encouragés. Il ne serait donc pas juste d’exprimer une opinion à ce sujet. Mais ils est parfaitement clair que seule, l’opinion publique du monde, et surtout celle des pays neutres peut sauver les malheureux débris de cette ancienne nation chrétienne, en exerçant peut-être quelque influence même sur le gouvernement allemand, et en l’amenant à prendre la seule mesure qui puisse mèttre fin aux massacres. Ces nations jusqu’à présent se sont tenues à l’écart, montrant une sérénité d’âme qui approche de l’insensibilité. Qu’elles se hâtent de dire au gouvernement ottoman qu’il se prépare à lui-même un châtiment qu’il aura bien mérité, et qu’il y a certains crimes que l’opinion publique du monde ainsi insultée ne saurait tolérer.

Bryce

* La version que nous imprimons ici est la révision faite par Lord Bryce lui-même de son discours prononcé à la Chambre des Lords, le 6 octobre 1915.



Les Preuves

La brochure suivante est fondée sur des ;preuves inattaquables. Ce sont les récits des missionnaires, allemands aussi bien que suisses, américains ou citoyens d'autres pays neutres. Ce sont les rapports des cohsuls, qui se trouvaient dans les villes memes, y compris les représentants de VEmpire allemand. Ce sont les nombreuses lettres particulières, et les lettres publiées par les journaux neutres et par ceux des Alliés, qui donnent les témoignages des témoins oculaires sur ce qu'ils ont vu. Et ce sont aussi les séries de dépositions personnelles, faites sous serment, et qui bnt été déjà publiées, par une commission composée de citoyens éminents des États- Unis. Plus Von étudie attentivement ces témoignages impartiaux, et plus l'on voit qu'ils se confirment les uns les autres, jusque dans les détails les plus minutieux. Ce sont les faits qu'üs rapportent que nous présentons ici, avec la certitude absolue de leur véracité. Il est naturellement impossible d'indiquer d'oü viennent les dépositions ; nous n'avons pas imprimé les noms des témoins, parce que cela mettrait en danger de mort ceux d'entre eux qui se trouvent dans l'empire ottoman.

 




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