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L’Etat criminel


Auteur :
Éditeur : Seuil Date & Lieu : 1995, Paris
Préface : Pages : 456
Traduction : ISBN : 2-02-017284-4
Langue : FrançaisFormat : 135x195 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Ter. eta. 4706Thème : Général

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L’Etat criminel

L’Etat criminel

Yves Ternon

Seuil

Le XXe siècle aura eu le triste privilège de connaître la barbarie organisée, administrée, étatisée - dont le génocide reste la variante la plus affreuse.

Qu’est-ce qu’un génocide ? Cet essai n’est pas un catalogue de l’horreur. Il est d’abord une tentative d’intelligibilité face à l’«Etat criminel». On y trouve les faits sur les génocides et autres massacres «génocidaires», de la Shoah aux violences de Bosnie et du Rwanda. Plus profondément, Yves Ternon, en utilisant les outils des différents spécialistes des sciences humaines, s ’efforce de rendre raison du phénomène qui hante notre histoire contemporaine.



Yves Ternon, né en 1932 à Saint-Mandé. Ancien interne des hôpitaux de Paris. Chirurgien. Conduit depuis 1965 des recherches historiques sur le génocide juif et le. génocide arménien.

 



INTRODUCTION

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour la première fois dans son histoire, l’humanité prit conscience qu’elle était mortelle. Non seulement elle avait acquis les moyens de sa propre destruction, mais elle avait franchi le seuil jusqu’alors toléré de l’inhumanité de l’homme envers l’homme. A la même époque, le vocabulaire juridique s’enrichissait d’un mot nouveau qui désignait l’une des formes les plus graves de l’agression et qui signifiait la destruction intentionnelle d’un groupe: «génocide». Alors que la menace nucléaire laissait entrevoir la perspective apocalyptique d’anéantissement de toute forme de vie sur la planète, ce crime, parce qu’il transgressait les principes sur lesquels repose toute société, exprimait sous une autre forme la même menace de destruction totale. C’est pourquoi, en référence à l’événement qui avait frappé le monde de stupeur, le génocide soulève l’indignation et condamne l’État qui est accusé de l’avoir perpétré à la réprobation universelle. Cet effet fut, depuis, largement exploité par les médias. Le mot fut banalisé jusqu’à être repris par toute personne qui se considère, du fait de son appartenance à un groupe quelconque, victime d’une injustice ou d’une persécution. Alors qu’il signifie pour la mémoire juive le crime absolu dont le caractère unique ne saurait être remis en cause, il représente pour d’autres un substantif passe-partout qui leur permet de se poser en victimes à tout propos, voire de renverser leur responsabilité en accusant ceux qu’ils persécutent de chercher à les détruire. Les accusations de génocide fusent, souvent irrecevables, lancées par des ignorants ou des pervers. Ailleurs, elles proviennent d’autorités morales ou scientifiques qui fondent leur conviction sur des arguments pertinents. Ce concept a pourtant une signification précise et il serait inutile de l’échanger contre un autre vocable qui subirait les mêmes contraintes et les mêmes manipulations. Il est par contre indispensable de le contenir et de le codifier afin d’éviter ces dérives qui le vident de son sens.

La tâche est difficile, les obstacles nombreux bien que surmontables. La première difficulté est d’ordre juridique. Le mot fut, dès sa conception, enfermé dans une convention qui interdisait toute réflexion au-delà ou en deçà de ce cadre légal. D’autre part, l’organisation qui avait rédigé cette convention pour prévenir le retour d’une catastrophe de même nature que le national-socialisme était constituée d’États que ce mot dérangeait. Ils craignaient, à terme, de voir remise en cause leur souveraineté nationale. La seconde difficulté relève de la sémantique. La destruction des Juifs d’Europe par les nazis était un crime tel que ceux qui cherchaient à le comprendre ne trouvaient pas les mots pour le penser. Ils avouaient leur impuissance à le désigner par les adjectifs qui traduisent l’ignominie ou l’horreur, et ne pouvaient le décrire qu’en utilisant ceux qui expriment la négation par le préfixe «in» - ou ses variantes d’accord d’inconcevable et impensable à inexpiable, irrémissible et imprescriptible. Cette difficulté sémantique délivre justement la clé qui ouvre l’accès à une analyse du phénomène. En soulignant les paradoxes, les ambiguïtés, les contradictions, voire les inversions qui le caractérisent, elle permet d’aborder ce concept dans sa complexité.
La gêne à cerner ce crime s’explique d’abord par le temps où il a été commis. Il a été révélé dans un siècle où l’éthique devrait retenir le geste de l’assassin, où les droits de l’homme interdisent aux auteurs d’un meurtre collectif d’en faire état. Pour traiter du génocide, il faut rejeter toute référence morale, comme on pourrait tenter de le faire pour la guerre. Le génocide est immoral par essence. Il n’y a pas de bon génocide, pas de génocide juste. Il est la conséquence de la logique d’un État qui croit à la nécessité ou à l’utilité de ce recours.

Depuis la Convention sur le génocide adoptée par l’ONU en 1948, des historiens, pour la plupart américains et d’identité juive ou arménienne, ont, dans des articles, des congrès ou des livres, abordé la problématique du génocide. Ils traitèrent essentiellement de l’Holocauste - c’est ainsi qu’ils désignaient le génocide juif - et ils s’efforcèrent, à partir de cet événement unique et de la référence au génocide arménien, de définir une conception du crime de génocide qui ne soit pas bridée par le texte de la Convention. Depuis ces travaux, menés surtout à partir des années soixante-dix, le génocide est devenu, aux États-Unis et au Canada, une matière universitaire et cet enseignement s’est diffusé au-delà de l’université, alors qu’en France on en est encore à gloser sur les termes de génocide, extermination, holocauste, massacre et crime contre l’humanité, et qu’aucune université ne s’est préoccupée d’inscrire dans ses programmes ce thème de réflexion pourtant indispensable à la compréhension de l’histoire de notre temps. C’est ce décalage que je souhaite réduire en explorant le terrain du droit puis le concept de génocide, avant d’aborder l’étude des génocides contemporains.

Si l’exposé juridique du crime de génocide peut être fait en suivant le fil historique, il n’en est pas de même de l’analyse de ce concept. Les chercheurs qui abordèrent celle-ci ne tardèrent pas à dénoncer le danger d’une «cécité disciplinaire» qui isolerait chaque spécialiste dans son domaine privé et lui interdirait l’accès au domaine voisin. Une étude interdisciplinaire est en effet indispensable pour dénouer l’enchevêtrement des causes et des mécanismes du génocide et pour le restituer dans sa dimension. Chaque discipline a, dans la découpe des savoirs, sa spécificité. Chaque spécialiste des sciences humaines a ses méthodes, ses champs de réflexion et son langage. L’historien recueille une documentation sur des événements précis et l’interprète. Mais l’ensemble des causes et des effets est parfois trop vaste pour qu’il puisse l’appréhender avec ses seuls outils. Le sociologue observe des catégories d’événements et des schémas de société, mais ne s’intéresse guère à la dimension passionnelle qu’explore le psychologue. Ce sont la psychologie et la psychanalyse qui démontent les structures des idéologies que la philosophie a exposées. Les sciences politiques examinent les systèmes de fonctionnement des États et de leurs bureaucraties, mais ignorent les caractères spécifiques des identités nationales, religieuses ou ethniques que révèlent les œuvres littéraires ou les arts plastiques. Les juristes disent le droit et ne font appel à la philosophie et à l’histoire que pour saisir l’évolution des idées qui conduisent à son élaboration. Le concept de génocide est comparable à cet exemplaire morceau de cire des philosophes - c’est à lui que Gide comparait la poésie - qui cède à l’analyse chacun de ses attributs l’un après l’autre - forme, couleur, dureté, parfum - par lesquels on parvient à l’identifier. C’est un vaste champ, qui leur appartient en copropriété, que ces chercheurs ont défriché depuis plus de vingt ans. En traitant les questions qui se posent à chacun dans sa discipline, ils sont parvenus à situer le concept de génocide dans l’échelle des crimes contre l’humanité entre le gel de la morale et le zéro absolu de l’inhumanité de l’homme envers l’homme, conclusion qui pourrait paraître une boutade incongrue si l’on ne comprenait que, pour formuler cette conclusion, il leur fallut explorer toutes les formes de dérive des idées et de perversion des comportements humains conscients et inconscients. Désormais, les distinctions entre le génocide, les crimes contre l’humanité et les autres meurtres collectifs sont établies. Bien que les frontières entre ces concepts soient encore imprécises, une meilleure connaissance de ces phénomènes fournit à celui qui enquête sur un événement particulier les moyens de le placer dans une catégorie criminelle. L’enquêteur n’en est pas moins exposé à des dilemmes. Il doit d’abord tenir compte du caractère unique de chaque cas de meurtre de masse, tout en recherchant les points communs avec d’autres meurtres - ce qui est une démarche scientifique élémentaire -, et tout en évitant d’offenser ceux pour qui toute comparaison avec le drame de leur communauté est vécue comme une blessure de leur mémoire collective. Il doit sortir chaque événement du cadre rigide des théories et des concepts en le replaçant dans son contexte, c’est-à-dire en tenant compte de l’environnement culturel et de l’esprit du temps. Enfin, et c’est sans doute la démarche la plus délicate, il doit examiner en détail des situations extrêmes sans altérer sa rigueur et son objectivité.

En écrivant ce livre, je n’ai d’autre ambition que de faire le point sur l’ensemble des travaux des universitaires américains qui ont parcouru ces champs de la connaissance et de les réunir aux recherches des philosophes et des sociologues européens dont ils n’ont souvent pas tenu compte, non pour proposer une théorie du génocide - tous concluent qu’il est encore trop tôt pour le faire et je ne suis pas convaincu de la nécessité de le faire -, mais pour combler une lacune et effacer bien des malentendus. L’individualisation du concept de génocide par ses principales composantes fournit une grille de décodage qui peut être appliquée à des événements précis et permet d’apprécier si, avec les éléments dont on dispose, cet événement peut ou non être qualifié de génocide, puisque c’est bien la question qui est à chaque fois posée. La dimension des territoires à explorer est telle que, même s’il se limite au XXe siècle, un seul enquêteur - surtout s’il a la modestie du défricheur - ne peut que poser des jalons et émettre des propositions. Je m’interdis en effet - et ce n’est pas une dérobade -, sauf pour les cas qui sont à l’évidence des génocides et ceux qui, à l’évidence, n’en sont pas, toute conclusion définitive. C’est pourquoi les cas litigieux seront classés dans le groupe des massacres génocidaires. L’attitude qui consisterait à délivrer à certains groupes victimes une carte de membre du «club» ouvrirait un débat aux effets pervers dont le moindre ne serait pas l’exclusion des personnes reconnues victimes d’un génocide. Cette réserve n’est d’ailleurs pas un rejet sans appel. Il peut s’agir d’un défaut de documentation, et des suppléments d’enquête conduiront peut-être à modifier ce point de vue. Enfin, le fait qu’un crime ne soit pas un génocide ne diminue en rien la responsabilité du criminel et n’altère en rien les droits des victimes à mémoire et réparation.
Ce livre ne traite que des génocides - et massacres génocidaires - au XXe siècle, c’est-à-dire des meurtres collectifs planifiés perpétrés par un État. Il ne fait que de brèves références au passé et parle à peine des hécatombes humaines provoquées lors de la «découverte du monde» par l’Europe, et singulièrement de la destruction des Indiens d’Amérique, la plus grande catastrophe engendrée par l’homme. Ce n’est pas un oubli, encore moins une tentative d’occultation, mais un choix de sujet. Ces événements qui entachent à jamais l’histoire de l’humanité se sont produits dans un contexte radicalement différent de celui des génocides contemporains. Il n’y sera fait allusion que pour souligner le caractère «moderne» de certains meurtres de masse ou, au contraire, pour montrer la difficulté de comparer avec des situations actuelles.

Quant à mon implication, elle est simple. Pendant plus de vingt ans, j’ai écouté et lu les témoignages des survivants de deux génocides, le génocide juif et le génocide arménien. Je suis descendu avec eux dans la fosse aux souvenirs. J’ai mesuré l’insurmontable distance entre le rescapé et celui à qui il remet son témoignage:  l’un se remémore, l’autre recueille! Celui qui revient de l’enfer a survécu pour témoigner, mais une partie de lui-même est demeurée là-bas. Il se heurte au mur de l’incommunicabilité et reste écartelé entre une mémoire qui l’engage et un avenir auquel il ne peut réellement accéder:  ses images lui en interdisent l’entrée. L’étude du génocide n’est pas un sujet froid. Avec le temps, ma douleur et ma colère ne se sont pas émoussées et l’actualité veille à les aiguiser. Je me suis efforcé de les contenir. Afin de préserver l’objectivité nécessaire à la compréhension de ce crime, j’ai détourné mon regard de la victime pour le porter sur le criminel. En disséquant celui-ci, je servais celle-là. Mon but n’est pas de commenter après coup des événements et de disputer sur des mots pour les désigner, mais d’utiliser ce qui peut encore l’être de ces tragédies irréversibles afin d’interrompre, et au mieux de prévenir, leur retour. C’est ainsi que la mort sert la vie.



Première Partie
Le terrain du droit

Un certain Raphaël Lemkin


En 1944, Raphaël Lemkin, professeur de droit international à l’université de Yale, publie un ouvrage sur l’occupation des puissances de l’Axe en Europe. Le chapitre IX de cette étude est intitulé «Génocide». Le mot est nouveau car, comme l’explique Lemkin, de nouveaux concepts de destruction sont apparus:

Par «génocide» nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique [...] D’une manière générale, génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d’une nation, sauf quand il est réalisé par des meurtres de masse de tous les membres d’une nation. Il se propose plutôt de signifier un plan coordonné de différentes actions visant à détruire les fondements essentiels de la vie des groupes nationaux, pour anéantir ces groupes eux-mêmes. Les objectifs d’un tel plan seraient la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de la vie économique des groupes nationaux, et la destruction de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité et même des vies des individus qui appartiennent à de tels groupes. Le génocide est dirigé contre le groupe national en tant qu’entité, et les actions qu’il entraîne sont menées contre des individus, non en raison de leurs qualités individuelles, mais parce qu’ils sont membres du groupe national [35, p. 79].

Le mot est forgé, poursuit Lemkin, pour définir les pratiques de guerre de l’Allemagne nazie. Pour imposer un Ordre nouveau, les nazis ont préparé, déclenché et poursuivi une guerre totale, non contre des États et leurs armées mais contre des peuples. L’occupation ...




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