PROLOGUE
Hommes de guerre, vous portez sur vos visages, et jusque dans vos sourires, le masque hideux et tragique de la mort. Elle vous appartient, elle colle à votre peau, même si vous ne l’avez pas choisi comme compagne. Mais la mort ne vous demande pas de la choisir. Elle vous élit.
Hommes d’armes, partout où l’on se bat, nous sommes devenus vos accessoires. Nous, les informateurs avides de sensationnel, toujours à l’affût des soubresauts ou des pulsions des peuples.
Nous payons un lourd tribut à la dame à la faux. Et, s’il meurt aujourd’hui plus de journalistes que de généraux dans un conflit, n’est-ce pas tout simplement parce que les premières cités portent leur métier aux dimensions de l’Absolu, alors que ces derniers ont, depuis longtemps, renoncé aux exigences de leur vocation de jeunesse...
Guerres officialisées, institutionnalisées, sanctifiées, certifiées justes, pour la bonne cause, lorsque l’affrontement des idéologies le permet ; ou sales petites guerres ignorées, mini-génocide d’ethnies qui luttent pour leur survie, pour conserver un particularisme ou conquérir la liberté...
Guerres propres, modernes, efficaces, ou guerre de gueux et de seigneurs du Moyen-Age ; il y a toujours un témoin pour assister aux cris de joie des vainqueurs ou pour accompagner l’agonie des vaincus.
Après avoir effectué quatre séjours dans les différentes parties du Kurdistan, en Iran, en Turquie et en Irak, je me contente d’apporter un témoignage vécu. Je ne me penche pas sur le peuple kurde comme un entomologiste sur un insecte. Récit de voyage, puis de guerre, ce livre prend parfois l’aspect d’un réquisitoire. Comment l’éviter vis-à-vis de ceux qui accomplissent un crime et de ceux qui s’en font les complices ?
I
Pourquoi?
Naoperdan, 14 avril 1974. « Airplanes... airplanes! » Le cri de Chahaba me réveille en sursaut. « Airplanes... Airplanes! ».
Notre cuisinier en chef tape frénétiquement avec une grosse cuillère en bois sur la marmite suspendue en permanence depuis 48 heures dans le hall de la grande bâtisse - un des rares bâtiments en pierre du secteur - pour nous prévenir que des avions irakiens sont signalés. Il est trois heures du matin et je n’ai pas du tout envie de contempler le ciel kurde dans lequel scintillent des milliers d’étoiles. Je cherche l’interrupteur... un déclic; mais rien, aucune lumière. C’est vrai! J’ai oublié que le black-out le plus complet règne depuis le début du combat.
En bas, le bruit de gong improvisé s’arrête. « Kak » Chahaba, courageux mais pas téméraire, a dû rejoindre l’abri à cinquante mètres de notre « hôtel ». Cuisinier le jour, il est préposé à la surveillance la nuit. Il ne dort que d’un œil, allongé sur une couverture dans le hall, la cuillère à la main à proximité du récipient faisant fonction de tam-tam.
« Ecouter », voilà son rôle nocturne. Ecouter le bourdonnement des gros moustiques d’acier, à peine audible, et qui s’amplifie pour se transformer en une musique mortelle en déversant leurs bombes et semant …
(*) « Kak » signifie frère ou monsieur, d’une manière familière : l’ami.
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