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Au Printemps Kurde


Auteur :
Éditeur : Ramsay Date & Lieu : 1999, Paris
Préface : | Pages : 312
Traduction : ISBN : 2-84114-378-3
Langue : FrançaisFormat : 135x215 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Bam. Pri. N°4116Thème : Général

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Au Printemps Kurde

Au Printemps Kurde

Ahmed Bamarni

Ramsay


Héritiers de Saladin et d’une antique civilisation, aux confins du mont Ararat en Turquie et des chaînes Zagros en Iran, sur les bords du Tigre en Irak et en Syrie, à l’orée du deuxième millénaire, les Kurdes vont-ils sauver leur âme ?
La vie d’Ahmed Bamarni, que l’on ne suit pas à pas dans tous ses combats, s’inscrit dans une histoire sanglante qui passe par la chute du shah d’Iran et l’opération Tempête du Désert.
Avec cet itinéraire se dessinent le destin d’un peuple martyrisé et l’ardente épopée des peshmergas, ces combattants de l’impossible. Oubliés du reste du monde, ils sont et veulent rester des Kurdes. Pour préserver leur identité, ils ont tout enduré : familles jetées sur les routes, bombardements chimiques de Saddam Hussein, déportations massives, destruction des villages...
Ce récit, qui tire sa force de son authenticité, se lit comme un roman d’action : on participe aux coups de main les plus audacieux, on déjoue les pièges d’un ennemi acharné, on participe aux tractations politiques secrètes. Et l’on s’accroche à l’espoir de voir triompher la plus élémentaire justice.
Enfin, le lecteur comprend en filigrane les enjeux d’une guerre stratégique, que le procès d’Abdullah Ocalan vient de mettre une fois de plus au premier plan de la scène internationale, rappelant que le Kurdistan est, au cœur du Moyen-Orient, une « poudrière » toujours prête à exploser.



Ahmed Bamarni est né en 1952 dans un village du Kurdistan d’Irak. Engagé dès l’âge de seize ans au sein de la résistance kurde, combattant sur le terrain et interprète des peshmergas auprès de l’opinion publique occidentale, il est contraint de s’exiler en France. Devenu l’un des représentants de l’UPK (Union patriotique du Kurdistan), il est élu en 1992 député au parlement du Kurdistan d’Irak. Il est aujourd’hui représentant de l’UPK à Bruxelles.

 



PREFACE DE DANIELLE MITTERRAND


Pourquoi un tel attachement à la population kurde ? Pour son courage devant l’adversité, et malgré ses tiraillements entre deux chefs de guerre qui se font face comme deux coqs au combat, lorsqu’ils mettent leurs peshmergas en demeure de s’entre-tuer. Pensent-ils alors à toutes ces familles déjà tellement éprouvées par les attaques des Irakiens de Saddam Hussein, par l’Anfal, les gazages meurtriers au-delà de toute imagination, les exodes désespérants ?

Combien de fois ai-je réuni les chefs du PDK et de l’UPK à Paris, à la Fondation ou ailleurs ?
Combien de fois se sont-ils mis d’accord, autour de la table ronde, plus conviviale que la solennité qu’impose la largeur d’un bureau ?

Ah ! cette petite table ronde, si elle avait pu parler et rappeler à mes hôtes kurdes leurs belles promesses lorsqu’ils rêvaient ensemble d’une démocratie, où les députés, oubliant leur appartenance, ne travailleraient que dans l’intérêt du peuple dont ils écouteraient les propositions.
Je m’étais mise à y croire et, lorsque je parlais de la situation des Kurdes en Irak, je trouvais tous les arguments pour entraîner les plus sceptiques dans ma démarche vers l’espoir : un embryon de paix qui ferait école dans cette région de tension, de violence et de haine.

Quel gâchis ! Rien à gérer, si ce n’est les difficultés, la misère et l’indigence, les dissensions réveillées, et les camps reformés qui ne tarderont pas à s’affronter.
Mais qu’attend l’Europe, forte de ses démocraties, pour soutenir cette petite sœur, la protéger, lui permettre de fonctionner ?
Les ONG, plus engagées malgré les entraves qui leur sont imposées légalement par une certaine résolution de l’ONU, apportent toute leur solidarité à sortir de l’isolement une population anéantie par la peur.

Quant à nos chefs d’État, empêtrés dans leur politique des marchés et leur devoir de non-ingérence, ils n’ont rien entendu des appels à l’aide, et la voix des militants pour la paix ne les a pas convaincus.
J’en voulais à tout le monde : à l’Europe pour avoir abdiqué devant ses responsabilités ; aux Kurdes pour n’avoir pas su mater leur instinct belliqueux ; j’en voulais à tous ceux, dubitatifs, qui se gaussaient de nous, devant nos déconvenues.
Je ne répondais plus aux courriers venant du Kurdistan en Irak, je refusais les demandes de rendez-vous des deux chefs de guerre, et je décidai de ronger mon frein aussi longtemps que les combats dureraient.
Il n’empêche que mon souci de la population, qu’elle soit kurde en Irak, en Turquie, en Iran, en Syrie ou tout autre que je rencontre dans le monde, ne se distrait jamais.

Aujourd’hui les peuples, de quelque nation qu’ils soient, mieux informés, sont de plus en plus solidaires les uns des autres, parce qu’ils se reconnaissent dans les oppressions subies, dans leurs difficultés respectives, parce qu’ils peuvent s’en remettre aux ONG internationales qui les mettent en relation, et surtout parce qu’une prise de conscience de la nécessité de devenir des citoyens maîtres de leur destin s’impose, une démarche irréversible se dessine pour vivre autrement.
En ce week-end de Pâques, au cours de ma lecture de Au printemps kurde, je trouvai la phrase que j’attendais : « Ces hommes et ces femmes qui ne nous ont pas confié le pouvoir pour assister à des règlements de compte s’étaient pris à rêver d’un avenir que ladite guerre suicide ne réduirait pas à néant. » Les rêves sont souvent contrariés, mais ils s’inscrivent un jour ou l’autre dans la réalité.

Et si nous imaginions que, à l’exemple des Mexicains, à l’instigation des Irakiens les plus malheureux, les plus opprimés, les Kurdes se mettent de concert à l’organisation d’une consultation civile dans l’ensemble de la nation.
Est-ce encore trop tôt pour vaincre la peur d’exprimer votre sentiment, et pour dire sans violence, pacifiquement, à votre chef d’État que votre peuple veut vivre autrement et n’accepte plus la répression constante, pas plus que la misère dans laquelle le maintient sa politique ?

Lorsque France-Libertés s’aventura à soutenir la « Consultation internationale pour la reconnaissance des peuples indiens et pour la fin de la guerre d’extermination », nous n’osions espérer que plus de trois millions de Mexicains répondraient.
Nous n’osions pas imaginer qu’un si grand nombre d’individus dans le monde, de l’Europe à l’Asie, de l’Amérique du Nord à l’Afrique, se seraient mobilisés pour la réussite de cette mobilisation.
Alors pourquoi ne pas y réfléchir ?

J’avais l’impression de me remémorer quelques pages d’histoire auxquelles j’avais participé ; et pourtant j’ai encore beaucoup appris. J’en remercie l’auteur.



Préface de Bernard Kouchner

Une démarche de montagnard, un visage de boxeur orné par épisodes d’une courte barbe qu’éclaire le bleu des yeux ; Ahmed Bamami, représentant obstiné d’un peuple kurde sans nation, fracassé entre cinq pays, a écrit un livre essentiel, des pages de douleur et d’espoir : la geste kurde vue par un combattant né en Irak.

Les montagnes kurdes ne connaissent pas de frontières. Il y a quelques années, nous nous étions rendus clandestinement auprès de M. Ocalan, le mystérieux patron du PKK, le rugueux Parti des travailleurs du Kurdistan. L’entrevue eut lieu aux confins de la Békaa, cette plaine qui sépare le Liban de la Syrie, dans la dernière maison d’un petit village entourée de policiers portant moustaches, qui stationnaient dans de grosses voitures allemandes bourrées d’armes.

Nous passâmes deux jours et deux nuits avec Apo, comme le nomment les Kurdes de toutes les régions du monde ; homme de taille moyenne, plutôt rond, la moustache bien taillée. Sympathique, il portait un pull-over ras du cou et une chemise de sport. Heureux de s’exprimer, il semblait parler franc, de la politique et de sa vie. Nous avons tenté, pendant toutes les séances formelles, lors des repas, à l’ambiance plus détendue, et au cours des quelques pas que nous avons faits dehors au sein d’une nuée de gardes, de tracer les grandes lignes d’un plan qui permettrait au PKK de réintégrer la vie démocratique de la Turquie. Abdulah Ocalan affirmait qu’il ne croyait plus à la lutte armée, même pour une légitime défense. Il disait que, seuls sur place, ses commandants ordonnaient parfois des opérations sanglantes qu’il réprouvait. Ce marxiste de féroce réputation semblait vouloir s’intégrer dans le débat démocratique de son pays, sans plus demander l’indépendance du Kurdistan turc. Son ton, parfois, vibrait, devenait tendu, ses propos claquaient plus fort à l’évocation des exactions de l’armée turque dans les villages du Kurdistan. Ces longues séances de confrontation politique nous laissaient à bout d’arguments. Nous parlions alors d’autre chose, de sa jeunesse, de ses lectures, de sa vie errante et menacée, de sa réputation de Khmer rouge oriental. Il se défendait, riait, nous questionnait sur l’Europe et l’éventuelle accession de la Turquie à l’Union douanière, dont il ne voulait pas, contrairement aux militants kurdes démocrates, emprisonnés à Ankara, avec Leila Zana, superbe combattante que je venais de visiter.

Je lui expliquais comment, avec Daniel Cohn-Bendit, José-Maria Mendiluce et Pierre Pradier, un groupe complice du Parlement européen que nous avions baptisé le FEPAC (Forum européen pour la prévention active des conflits), nous avions réussi à réunir cent cinquante députés de tous bords, et que ceux-là m’avaient dépêché auprès du leader du Parti des travailleurs kurdes, pour tenter une médiation entre la fraction la plus « moderne » du front politique turc, les hommes d’affaires, ceux qui avaient besoin de démocratie, ceux qui voulaient vraiment entrer dans l’Union européenne et le rebelle recherché par toutes les polices et les services secrets turcs. Nous ne nourrissions pas plus d’illusions sur la volonté générale du gouvernement turc de respecter les Droits de l’Homme que sur le sens démocratique des militants du PKK, mais nous fûmes surpris, passant deux jours et deux nuits avec M. Ocalan, de découvrir un homme qui paraissait loin de l’ogre stalinien décrit par la presse. Nous pensions rencontrer Pol Pot et nous entendions un discours humaniste ! J’étais avec Michel Bonnot, vieux complice, et bien sûr, Ahmed Bamarni, l’auteur des fortes pages qui vont suivre. Ahmed nous avait menés là, guide discret et diplomate tenace, compagnon éternel, intrigant éternel, militant éternellement sincère. Notre médiation échoua. Le petit parti des entrepreneurs qui eut un moment le vent en poupe en Turquie tourna court et la vieille routine politique, les traditions de magouilles et de connivence l’emportèrent sur les tentatives de renouveau. Nous avions pourtant, à Bruxelles, convaincu les syndicats et le patronat européens. L’arrestation d’Apo, trahi par tous, nous impose aujourd’hui une autre vigilance, sur son procès inéquitable et sur sa vie.

Très récemment, je reçus Jalal Talabani au ministère de la Santé ; puis, trois semaines plus tard, en présence de Danielle Mitterrand. Massoud Barzani. Talabani et Barzani, les deux chefs respectifs de l’UPK (1) et du PDK (2) de la province kurde d’Irak se succédaient pour parler de paix. Avec les Kurdes, il s’agit trop souvent de réconciliation, d’oublis fraternels et bruyants, de grands affrontements, de regards noirs, de regrets jetés avec lyrisme sur les tueries d’hier au milieu des embrassades, dans la fumée des cigarettes. Pendant longtemps, j’avais refusé, devant l’ampleur des affrontements, entre les deux partis amis avant-hier, ennemis d’hier, alliés dans l’immédiat, de me mêler de la moindre médiation. Je recevais, à l’aube, chez moi, un appel téléphonique de Jalal Talabani, mon ami, qui me demandait des nouvelles de ma famille, comme cela se doit faire, puis m’informait du développement des combats et me suppliait d’intervenir, d’aller à Washington, à Paris, de venir sur le terrain. Aussitôt après, Ahmed Bamami, comme s’il avait été à l’affût, téléphonait également : « Qu’est-ce qu’il t’a dit? me questionnait-il. Crois-tu qu’on peut le faire ? »

Il était prêt pour tout. Il aimait, il aime tellement son peuple, il aime tellement la paix, il connaît à ce point son peuple, il connaît à ce point la guerre qu’il est toujours prêt à partir, habillé comme il est, costume-cravate et sans manteau, oubliant sa valise, décidé à sauter dans un avion pour le bout du monde, à gagner à pied les régions les plus dangereuses pour que le peuple kurde puisse affirmer un destin. Pas de grade, pas d’argent, pas d’honneur officiel : cela n ’intéresse pas Bamarni, le Kurde de légende, modèle achevé de dévouement désintéressé. Lors de ce dernier dîner, au ministère de la Santé, devant les réconciliations apparentes des hommes qui avaient mené une trop longue et fratricide bataille, qui furent responsables de plusieurs milliers de morts, nous nous étions promis, à la fin du dîner, de renouer les liens et de retourner là-bas. Danielle Mitterrand, un moment, me regarda. Nous pensions à notre dernier voyage commun au Kurdistan d’Irak, sur la route entre Souleimanie et Halabja. Nous avions encore dans les yeux le petit car rouge qui venait en sens inverse et qui se fracassa au passage de la voiture piégée. Ah, ce bruit dans nos oreilles ! Six morts, de très nombreux blessés. Danielle et moi avions, cette fois, bénéficié de l’éternelle concurrence entre Barzani et Talabani. Ces deux chefs historiques possédaient le même véhicule, une Toyota de luxe, gris et rouge. Je m'en souviendrai de cette voiture. Les deux responsables, à travers un mystérieux protocole, avaient exigé que nous utilisions alternativement leur carrosse. Ce matin-là, quittant notre résidence de Souleimanie, nous avions pris la Toyota de Barzani puisque, la veille, nous occupions celle de Talabani. Du pont où il surveillait le convoi, le terroriste actionna la charge meurtrière. Je sens encore le souffle de l’explosion, et ce chauffeur stupide à qui je donnais l’ordre de foncer et qui voulait freiner ! On ne s’arrête jamais après un attentat. Je me souviens qu’avec Danielle, nous parlions des grèves des infirmières françaises. Ahmed nous a rejoints, habillé en peshmerga, avec un rien d’élégance, porteur d’une kalachnikov inutile. Il était toujours là, proche de Talabani, proche de nous. Avec lui, poursuivant notre chemin, nous allâmes visiter, le cœur tordu, les ruines d’Halabja, cette ville bombardée à l’arme chimique par Saddam Hussein qui ne fit pas réagir l’Occident. Il fallut attendre l’invasion des champs de pétrole koweïtiens pour que le droit d’ingérence, qui s’imposa pour la première fois à la communauté internationale, entraîne une offensive des Alliés, dans le dessein de réduire le pouvoir de l’homme de Bagdad.

En lisant son livre, je m'aperçois qu’Ahmed Bamarni, mon ami, était là également lorsque nous prîmes contact avec les Kurdes, pour la première fois, dans les années 1970, avec Médecins sans frontières, que nous venions de fonder. Un soir très froid, je rencontrai longuement le grand homme au turban blanc, le chef historique, Mustapha Barzani. Il s’était, après la Seconde Guerre mondiale, réfugié en Union soviétique, et avait convaincu les Soviétiques des bienfaits de la cause kurde. À Haji-Omran, dans la maison de pierre, au-dessus de la vallée, le fracas des chars nous arrivait encore. C’était quelques jours avant qu’il ne faille évacuer cette région, après les accords d’Alger. Les Kurdes paient toujours pour les autres. C’est toujours le cas avec cette nation sans frontières, divisée en querelles constantes. Les Kurdes de l’Irak bénéficiaient de l’appui du voisin iranien. L’accord d’Alger fut signé à vingt heures et la porte de la frontière iranienne se ferma, le même jour, à minuit. Toute l’aide se tarit brutalement. Avec Jacques Berès et Max Récamier, les deux piliers, les militants d’un Médecins sans frontières inventif et déjà contesté, nous avions entamé une reconnaissance médicale. Nous nous étions promis de faire venir la Croix-Rouge internationale et ce fut fait, mais trop tard. Nous avions visité toutes les régions sauvages, le Badinan d’Ahmed en particulier, où les femmes des villages, dévoilées et riantes, nous tendaient des écuelles de lait frais. Ce soir de défaite, une longue conversation avec Mustapha Barzani m’apprit, à mots couverts, ses liens avec les Etats-Unis et avec Israël. Il était là, mon ami Ahmed Bamami, mais je ne le savais pas. Dans son livre admirable de sensibilité et de réalisme à la fois, il évoque cette période.

Et puis, plus loin encore, un après-midi froid, dans les montagnes d’Irak, je me souviens de ma première rencontre avec Jalal Talabani. J’étais l’ami et le disciple d’un homme exceptionnel, le seul capable de fédérer le mouvement de libération des Kurdes par-delà les frontières. Celui-là s’appelait Abdul-Rahman Ghassemlou, un intellectuel formé dans l’Europe de l’Est des années 1950 et 1960, un économiste, Kurde d’Iran, réfugié dans les montagnes irakiennes qui sont la protection alternative des Kurdes pour y diriger le PDK iranien. Il habitait une petite maison de pierre divisée en deux pièces, la première où il dormait, et la seconde, plus grande, immense bibliothèque, avec son bureau qui donnait sur le ciel. C’est avec Abdul-Rahman, qui passait régulièrement quelques semaines en France, en Suède, à Vienne, l'intellectuel frotté de philosophie française, l’amoureux du Siècle des lumières, que les « french doctors » avaient bâti cet hôpital où se succédaient nos équipes. Nous y recevions des blessés fracassés du front. Avec Ghassemlou, nous échafaudions des projets de paix au Kurdistan. Je l’écoutais pendant des heures organiser le projet fou d’un Kurdistan uni, pays démocratique bâti entre les communautés de Turquie, d’Irak, d’Iran, de Syrie, avec un peu d’Union soviétique. Un jour, il décida, lui, l’Iranien, de m’emmener visiter le chef, de réputation gauchiste, qu’était Jalal Talabani, l’Irakien, malgré les querelles incessantes, les petits incidents et vrais coups de fusil qui émaillaient le quotidien des communautés fraternelles et opposées. J’ai dans les mains aujourd’hui la photo de ces rencontres, ces hommes jeunes et brillants, aux pantalons bouffants, aux turbans avantageux. Tristesse, indignation : Abdul-Rahman fut assassiné par le régime iranien, en Autriche. Mon ami, la veille de son assassinat, dînait chez moi à Paris. Je le revois rire au bout de la table et déclarer : « C’est curieux, je sens mal ce deuxième voyage de négociation. » Je m'entends encore lui répondre : « Attends encore un peu, tu n’es pas pressé. Je ne sens pas cette rencontre. » Et le lendemain, les hommes chargés de la négociation elle-même, ces diplomates tueurs envoyés de Téhéran, régime de ce Dieu des mollahs, sortirent leurs revolvers et commencèrent le carnage.

Je garde le souvenir de cette longue marche avec Ghassemlou et Talabani, sur les chemins de pierres dans la montagne protectrice. Les femmes et les enfants venaient nous saluer et Ghassemlou nous disait : « Parce que nous ne faisons pas de terrorisme, on ne s’intéresse pas aux Kurdes. Parce que nous ne détournons pas d’avions, notre combat ne connaît pas les faveurs des intellectuels. Mais il n’importe, nous avons choisi la démocratie et nous ne nous détournerons pas. Je sais, ajoutait-il, les expériences diverses du peuple kurde. Je sais sa longue soumission à la féodalité, je sais qu’un jour il se relèvera et qu’au-delà des frontières, des expériences trop brutales des uns, des expériences de trop de compromis des autres, naîtra une nation. » Il ne l’aura pas vue, cette nation, mon ami, le sage assassiné.

Il a failli naître, pourtant, ce début de nation, au détour de la guerre du Golfe. Les Kurdes d’Irak, ce peuple où est né l’auteur du livre que vous avez entre les mains, ne demandaient pas l'indépendance, mais une autonomie culturelle, une autonomie d’administration que les Alliés, au détour de la guerre du Golfe, avaient acceptée. Le droit d’ingérence se mettait en place. Et ce fut un des plus grands souvenirs de ma vie que de parler, après Danielle Mitterrand, dans la première séance du Parlement kurde, devant les deux partis mêlés, l’UPK et le PKK. Un gouvernement de l’autonomie régionale était né, l’avenir s’annonçait superbe. Hélas, les démons devaient resurgir, parce que l’octroi aux frontières rapportait de l’argent, que les camions qui venaient de Turquie devaient payer la dîme, parce que les querelles paraissent éternelles chez les Kurdes. Malgré les discours des deux chefs, Barzani et Talabani, pendant de longs mois les armes retentirent, déchirant cette alliance.

Dernier souvenir parmi mille autres. Au moment où la guerre du Kosovo impose de façon maladroite le droit d’ingérence, cette protection des minorités, lisez comme, sous la plume de Bamarni, cette intrusion féconde s’impose d’elle-même.
C’est encore grâce aux Kurdes que le droit d’ingérence s’est codifié pour la première fois, après sa reconnaissance par l’assemblée générale de l’ONU, sur proposition de l’action humanitaire française, en 1988 et 1990. Et c’est autour de la résolution 688 du Conseil de sécurité que nous avons écrit un soir à Genève, dans la maison du prince Sadruddin Aga Khan, avec M. Perez de Cuellar, secrétaire général, que les Kurdes furent temporairement protégés. Cette résolution 688 permettait l’entrée sur le territoire irakien, et la protection, par la communauté internationale, de la minorité kurde que Saddam Hussein voulait assassiner.

L’Histoire n’était pas finie. La voici, l’Histoire à l’état brut. Vous avez de la chance, lecteur, d’avoir en main ce livre au parfum fort des montagnes kurdes, des champs de pavots sous le soleil qui ondulent au vent. Passent les hommes en armes qui voudraient tant un pays : vingt-cinq millions de citoyens kurdes. Ahmed parle de son peuple. Cela commence par son village de Badinan aux chemins escarpés, dangereux et doux pourtant.

B. comme Bamarné, son village.
La dernière page n’est pas encore écrite. Un jour, proche ou lointain, les Kurdes vivront dans un Kurdistan libre.

1. Union des patriotes du Kurdistan d’Irak.
2. Parti démocratique du Kurdistan d’Irak.



Avant-propos

L’histoire du peuple kurde plonge ses racines jusqu’aux origines du Proche-Orient. Quatre cents ans avant Jésus-Christ, dans le récit de Xénophon évoquant la retraite de son armée de dix mille soldats grecs à travers l’actuel Kurdistan, les Kurdes apparaissent sous le nom de Kardouchoi, peuple de montagnards réputés pour leur courage.

Leur langue, issue de la famille indo-européenne, n’a aucun rapport avec le turc, d’origine ourdo-altaïque ; pas plus qu’avec l’arabe, rattaché aux langues sémitiques. Le kurde comporte deux branches principales : le kirmanji sero du nord - parlé par les Kurdes de Turquie et une partie de ceux d’Irak et d’Iran - et le kinnanji xaro du sud. Ces deux dialectes sont écrits depuis le XVIIe siècle, marqué par le chef-d’œuvre de la littérature kurde Mam û Zine d’Ahmadé Khani. Cette longue pièce en vers, qui raconte les amours de Mam et de la princesse Zine, n’est pas sans rappeler le Roméo et Juliette de Shakespeare. C’est pourtant une histoire typique de l’imaginaire kurde : sur la même trame que le dramaturge anglais, Khani brode un récit poétique enrichi de toutes les couleurs du Kurdistan : amour, héroïsme, loyauté, éloge de la nature et de la montagne sauvage... Ce texte emblématique s’inscrit dans le droit fil des récits de chevalerie contés depuis toujours dans les veillées ; récités par cœur ; transmis de génération en génération ; chantés dans les fêtes traditionnelles ; repris en cadence par les danseurs, comme autant de messages maintes fois répétés constituant la mémoire vive d’un peuple d’autant plus attaché à sa culture qu’il la sait menacée.

Pourtant, les Kurdes ont toujours été des figures actives de l’histoire du Proche-Orient : d’abord dans l’Antiquité, au moment de la fondation de l’Empire mède ; puis plus tard avec Saladin, ce Kurde mythique qui, après avoir soudé l’unité du monde islamique, monta à l’assaut des croisés pour mener l’armée musulmane à la victoire... Les Kurdes n’ont jamais été économes d’eux-mêmes.

La majorité d’entre eux est de confession musulmane sunnite ; une minorité appartient à la communauté chiite ; une autre à celle des chrétiens ; une autre encore à celle des yazidis (les anciens zoroastriens). Cependant, la religion n’est pas un facteur déterminant de l’identité, kurde. Pendant des siècles, toutes ces croyances ont cohabité sans aucun problème, souvent à l’intérieur d’un même village.

La place de la femme est reconnue de tous : son horizon n’est pas réduit aux travaux domestiques ; elle ne porte pas le voile, pas plus dans les villes que dans les campagnes. Même sur le terrain de la guerre, elle n’est pas tenue à l’écart : en Turquie, par exemple, quarante pour cent des combattants engagés dans les rangs du PKK (le parti des travailleurs du Kurdistan) sont des femmes, impliquées dans la lutte incessante d’un peuple soucieux de préserver son identité, envers et contre tous ceux qui ne songent qu’à le voir disparaître pour mieux s’emparer des richesses de sa terre fertile et de son sous-sol plus riche encore.
Divisé pour la première fois de son histoire en 1514 à la suite de la bataille de Chalderan, qui opposait les empires ottoman et perse, le Kurdistan a connu, au cours des trois derniers siècles, des périodes de semi-indépendance plutôt heureuses : royaumes de Badinan, de Baban, de Soran, d’Ardelan... La Première Guerre mondiale y a mis brutalement un terme quand, au lendemain de l’armistice, les vainqueurs se sont partagé le territoire kurde, sans tenir compte de la volonté de ceux qui l’habitaient. Le Kurdistan s’est retrouvé morcelé par les frontières de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie ; et les Kurdes, estimés aujourd’hui à trente millions d’âmes, ne désarmeront pas tant que seront bafoués leurs droits les plus élémentaires.

À travers l’itinéraire personnel d’un combattant kurde de la première heure, ce livre nous raconte l’histoire mouvementée et pathétique du Kurdistan d’Irak, en démontant les ressorts, souvent complexes, d’un conflit qui n’en finit pas. Il apporte le témoignage unique d’un homme qui, dès son plus jeune âge, a engagé sa vie dans le combat pour la liberté de son peuple. Ahmed Bamarni a vécu de l’intérieur tous les soubresauts de l’Histoire en train de se faire ; il s’est trouvé aux côtés de ceux qui, compagnons d’un jour ou d’une vie, ont parfois sacrifié leur existence à la cause kurde. Bien sûr, d’autres ouvrages ont été publiés sur le Kurdistan ; mais rares sont ceux écrits par des hommes qui ont vraiment vécu les événements, souvent terribles, qu’ils racontent. Voilà pourquoi ce récit restera sans doute comme l’un des plus émouvants de l’histoire du peuple kurde.

Patrice Franceschi



B comme Bamarné

Je me souviens d’une fin d’après-midi, sur la place de Bamarné, à l’heure où les villageois revenus des champs ont déjà mené les ânes boire et s’attardent autour de l’atelier du maréchal-ferrant, dans l’ombre des boutiques qui bordent le souk. L’une de ces boutiques est celle de mon père, une modeste épicerie comme il en existe partout au Moyen-Orient, où l’on trouve un peu tout : du riz, du thé, du savon, du tissu, du tabac... alignés sur les étagères poussiéreuses ou posés en piles instables à même le sol.

J’ai six ans ; sept peut-être... Je joue avec d’autres petits garçons non loin de la terrasse de l’unique café, où les hommes ont coutume de s’installer sous l’auvent de feuilles sèches pour boire le thé entre deux parties de dames ou de tavla.

Je me souviens de leurs conversations enflammées par le jeu, mêlées à nos rires d’enfants. Parfois, un vieux fait mine de nous chasser, d’un revers de manche. Il prétend que nous faisons trop de bruit ; nos piaillements d’oiseaux l’empêchent, dit-il, de se concentrer sur ses jetons. Il faut en déduire qu’il est sur le point de perdre la partie : cela nous fait rire de plus belle. Alors, le vieux se fâche pour de bon. Il brandit sa canne, d’un geste menaçant qui ne fait trembler personne. Nous jugeons tout de même plus prudent de déguerpir, non sans avoir lancé de grands cris, en guise de baroud d’honneur.

…..

 




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