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Grammaire et lexique compares des dialectes kurdes


Auteur :
Éditeur : Karthala Date & Lieu : 2003, Paris
Préface : Pages : 912
Traduction : ISBN : 2-84586-427-2
Langue : FrançaisFormat : 160x240 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Mok. Gra. N° 5010Thème : Linguistique

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Grammaire et lexique compares des dialectes kurdes

Grammaire et lexique compares des dialectes kurdes

Mohammad Mokri

Karthala

La dialectologie iranienne offre un terrain d’étude unique pour observer les processus de renouvellement des unités linguistiques au sein d’une même chaîne de parlers. En effet, après s’être nourrie d’apports dialectaux, la langue persane, qui s’est stabilisée dès le IXe siècle, est devenue un réservoir de formes que les dialectes ont à leur tour empruntées et adaptées à leurs règles de fonctionnement phonétiques, morphologiques et syntaxiques. On assiste ainsi à une redistribution exceptionnelle de variantes, gravitant autour d’un même noyau formel et sémantique, dont les locuteurs iraniens ont tiré parti pour enrichir les parlers locaux tout en contribuant à l’essor de la langue persane.

Cet ouvrage prend pour base d’étude un épisode de l’épopée iranienne, qui ne figure pas dans la fidèle restitution du Chāhnāma (Livre des Rois) de Ferdawsi. Une version complète de cet épisode, composée en gourani, a été découverte vers 1944 et rétablie, traduite en français et commentée, sous le titre de Babr-i Baydn par Mohammad Mokri. Or, le dialecte gourani, qui s’est développé au cœur du Kurdistan iranien, a préservé un grand nombre de formes anciennes, précieuses pour la connaissance de la langue persane et la délimitation des zones d’influences interdialectales sur l’ouest de l’Iran.

Les structures nominales, pronominales et verbales, ainsi que les mots-outils (adverbes, prépositions, conjonctions) et les structures syntaxiques du gourani sont méthodiquement analysés dans cet ouvrage et confrontés avec les structures kurdes, persanes et iraniennes correspondantes. Des lexiques recensent les noms, les adjectifs, les verbes et les mots-outils contenus dans le récit de Babr-i Bayān et fournissent des indications étymologiques qui font défaut à de nombreux dictionnaires.

Les travaux de Mohammad Mokri font autorité dans le monde des sciences iraniennes, en dépit de la censure appliquée à son œuvre depuis 1953. Linguiste, mais aussi homme de lettres, ethnologue et historien, ce savant propose ici une étude de référence, nourrie de ses connaissances et de ses enquêtes concernant la langue persane, les dialectes iraniens, en particulier ceux de l’ouest, du sud, du centre et du nord, les langues avestique, vieux perse, pahlavie et arabe. Les éclaircissements qu’il apporte intéressent autant la formation de la langue persane que les procédés de dérivation dans la dialectologie iranienne.


À la mémoire de mon Maître et ami, Feu le Professeur Charles Virolleaud, secrétaire de l’Académie des Inscriptions et des Belles- Lettres et ancien Président de la Société Asiatique.

M. Mokri

AVANT-PROPOS

Cette étude des structures grammaticales et lexicales, consacrée à un classement et à une analyse comparée des faits linguistiques contenus dans les dialectes kurdo-gouranis de l’ouest de l’Iran, est appuyée sur un texte de référence extrêmement précieux pour la culture iranienne : la légende de Babr-i Bayân, dont j’ai découvert et rétabli le texte en langue gouranie. Ce récit racontant le premier exploit de Rostam, le célèbre héros de la mythologie iranienne, comble une lacune cruciale du Châhnâma de Ferdawsî, qui ne fait allusion à ce premier combat de Rostam qu’en quelques distiques. Quant à l’impénétrable cuirasse de ce paladin, faite du mystérieux kheftân, les dictionnaires et les récits anciens demeurent très succints. Seule, cette version kurdo-gouranie, dont je possède deux rares manuscrits (que j’ai appelés A et B), résoud ces énigmes concernant le héros le plus connu du monde oriental. J’ai publié la traduction en français, ainsi que les deux textes rétablis (avec leurs variantes dialectales), de cette légende attachante et indispensable à la connaissance du patrimoine iranien, sous le titre de Babr-i Bayân (le Tigre Blanc), aux Éditions Peeters, en mars 2003, dans la nouvelle série des Cahiers de la Société Asiatique. Ce volume est accompagné de commentaires qui retracent les origines de la légende, expliquent qui est le tigre blanc Babr-i Bayân, étudient la symbolique du monstre, représenté sous la forme d’un serpent ou d’un dragon, donnent l’étymologie du mot azï "serpent", décrivent le fameux kheftan de Rostam et proposent quelques pistes d’analyse littéraire du récit, consacrées notamment à la passation de pouvoir entre Zâl et son fils. L’épisode du premier mariage de Rostam a également donné lieu à des notes d’ordre ethnographique. Tous les exemples cités dans cette grammaire sont tirés du récit de Babr-i Bayân. Le texte gourani original est reproduit à la fin de ce tome, à partir du manuscrit A, pour certifier l’exactitude des formes mentionnées et satisfaire à la curiosité des chercheurs rigoureux. Quant au texte rétabli et à la traduction littéraire en français, le lecteur est invité à se référer à mon édition de ce livre.

La langue persane, à la source de la culture et de la civilisation de tous les peuples iraniens, ne peut être comprise sans une connaissance globale de tous les parlers qui lui sont apparentés. Cette langue, qui s’est imposée sur les territoires iraniens, est en effet nourrie de vocables et d’habitudes linguistiques issus de tous ces parlers qui gravitent autour d’elle ou qui se sont peu à peu formés autour d’elle. Le gourani, en particulier, est une langue littéraire dont les représentations anciennes, avec celles de l’awrâmàni et du zâzâï, sont vitales pour examiner la formation linguistique du persan. Les autres dialectes sont, de même, de précieuses sources d’informations. Les mises en ordre lexicales, morphologiques et syntagmatiques, dont je propose ici un modèle pour les dialectes de l’ouest de l’Iran, présentent deux autres intérêts pour la linguistique :

1° les différents parlers iraniens, ainsi que le persan, se rattachant tous à une langue commune, très ancienne, un recensement et un dépistage de toutes les variantes permettent de mesurer les virtualités de formes et d’expressions contenues dans cette langue de référence et réalisées dans l’un ou l’autre de ces parlers ;
2° ces mêmes variantes offrent une base solide pour observer les possibilités d’évolution d’une langue, non seulement à travers le temps, mais aussi à travers l’espace.
Un seul dialecte ne peut donner la mesure de l’amplitude des ressources linguistiques : une analyse comparée donne une vue d’ensemble des mouvements de la langue, qui sont eux-mêmes le reflet des mouvements de la pensée et des déplacements des populations. Car les vocables, tels qu’ils sont employés spontanément par les locuteurs, gardent mémoire de la circulation des peuples et des pensées. Lorsque le chercheur suit à la trace les différents revêtements pris par un même mot, il peut avoir l’agréable surprise de découvrir, à tel point de son histoire, des interférences étonnantes survenues à la suite de la cohabitation de deux ou plusieurs tribus ou peuplades. Ou bien, ses recherches l’amèneront à distinguer les réinterprétations ou les sens seconds qui ont été ajoutés au sens premier du mot, en fonction de la culture propre à chaque ethnie et à chaque génération.

Or, sur les plans psychique et philosophique, ce développement des sens du mot est un appui précieux pour retracer l’évolution de la pensée des locuteurs. Sur le plan linguistique, la phonétique et la sémantique historiques permettent de suivre le travail des sujets parlants pour ajuster les propriétés de la langue aux conditions de leur époque et perfectionner ainsi son rôle d’outil de communication entre les hommes. A long terme, les efforts de la linguistique historique devraient rendre possible une systématisation de ces voies par lesquelles la langue est adaptée au visage d’une culture et par lesquelles la logique exploite ses ressources - que ce soit en étoffant ou en simplifiant le sens des vocables et les structures syntaxiques. L’apport de ces études est donc primordial pour l’histoire, la religion, la géographie, la philosophie, la psychologie, ... Les mots représentent une base solide pour toutes ces disciplines - à condition qu’ils aient fait l’objet d’un décryptage rigoureux - car ils sont porteurs des interférences entre les cultures, les générations, et les peuples. Ils témoignent également des analogies (à l’origine des sens figurés, par exemple) que le cerveau humain produit pour que les mots lui permettent d’affiner l’expression de sa pensée. C’est dans cet esprit que j’ai, pour ma part, accordé une large importance à la toponymie, à l’onomastique et aux analyses étymologiques prudentes et rigoureuses : mon objectif a toujours été de rassembler une matière abondante pour rendre compte des mouvements de la pensée.

L’étude des structures grammaticales et lexicales que j’ai établie pour les parlers kurdo-persano-gouranis ne remplit bien sûr qu’une très petite part de ce programme ambitieux. Néanmoins, cet ouvrage contient concrètement, à ce qu’il me semble, un certain nombre de pistes et d’indications de méthodes pour progresser vers cet objectif final. En lui-même, il représente la synthèse d’une matière conséquente que j’ai scrupuleusement recueillie et stockée à l’occasion de ma Thèse de Doctorat en 1946-1949, qui présentait une étude linguistique des dialectes de l’ouest de l’Iran et consacrait une large place à l’histoire de la langue, à la littérature et surtout, à la morphologie verbale. J’ai continué, par la suite, à suivre les parcours des faits linguistiques grâce à des enquêtes menées de village en village pour relever les formes dialectales usuelles et grâce à mes décryptages de manuscrits. Et j’ai traîné et complété mes notes à travers les aléas de ma vie, de contrée en contrée, de pays en pays.
Les divers articles et ouvrages que j’ai publiés séparément avaient pour cible, entre autres, de rassembler une base de documentation fiable, de même que les deux travaux parus dans ma collection "Lexique encyclopédique et thématique de l’Iran", avant d’envisager une quelconque synthèse. Cet ouvrage n’a pu voir le jour qu’après des années d’analyses de témoins écrits et oraux qui m’ont permis, en quelque sorte, de niveler la voierie.

Mené avec obstination, ce travail de linguistique comparée se justifiait d’autant plus que les différents dialectes de ces régions ont peu fait l’objet de l’attention des grammairiens, des lexicographes et des linguistes spécialistes. Seuls, à l’époque où je présentai ma Thèse, de grands érudits européens tels que Minorsky avaient apporté leurs contributions à la connaissance de ces idiomes. On peut mentionner encore les travaux d’Oskar Mann, Karl Hadank, A. Christensen, ainsi que les recherches de B. Nikitine, D.N. MacKenzie, Stig Wilkander, C.J. Edmonds, Thomas Bois, Roger Lescot, Kâmrân Badir-Khân. Quant aux quelques petits auteurs locaux, amateurs sans réelle formation, qui ont tenté de rédiger de brefs traités, surtout pour le sôrânî et le kurmândjl, il n’était pas dans leur possibilité d’excéder les quelques lignes et remarques générales, parfois erronées, pour le traitement de chaque sujet.
Néanmoins, les témoignages de leurs opuscules, sur certaines formes dialectales, peuvent apporter un complément à l’établissement des paradigmes. Aujourd’hui, on a pu constater que la plupart de mes ouvrages sont réutilisés dans les exposés concernant les dialectes iraniens et la langue persane, bien que mon nom ne soit pas toujours mentionné, sous l’effet probablement d’une censure appliquée, depuis 1953, par des cercles pro-colonialistes, dont les membres occupent quelques fonctions dans l’administration.

De fait, le contexte politico-social actuel, défavorable à l’évolution des sciences, impose une très grande prudence dans la lecture des manuels de grammaire et des lexiques contemporains, même pour la langue persane. Ceux-ci, rédigés à la hâte et dans le but d’exhiber des connaissances grossièrement défrichées, fourmillent d’erreurs et d’amalgames entre des vocables et des morphèmes appartenant à des parlers différents. Non seulement les noyaux dialectaux ne sont pas différenciés les uns des autres, mais les formes transcrites elles-mêmes ne sont pas toutes attestées. Ce n’est pas que l’Iran ait manqué de savants compétents dans ce dernier siècle. Les travaux d’érudits regrettés tels que M. T. Malek ach-Choarà Bahâr, "Abbâs Eqbal, Ahmad Bahmanyâr, Ahmad Kesravî, Dhabîh Behrüz, Sâdeq Hedâyat, Djalâl ad-Din Homâï, Sacid Nafisî, ‘Abd al-Hamld Malek al-Kalâmi (Amir al-Kottâb Saqqezl), Rachid Yâsemï, Khân-Malek Sâsâni, Dhabîh Safâ... ont apporté un progrès considérable pour les sciences littéraires. Mais ces générations de savants ont été suivies de rédacteurs de fortune, auxquels on accorde des moyens matériels consistants et une large publicité commerciale et politique. La qualité du papier et la couverture de leurs livres sont certes irréprochables, mais où est donc passée la matière scientifique ?Les données linguistiques sont si nombreuses et si complexes que les imprécisions et les amalgames ne sont pas pardonnables. Un chercheur ne peut être à l’abri de l’erreur, mais son premier souci est de réunir suffisamment d’éléments et d’analyses concordants pour limiter les failles humaines. Or, un certain nombre de personnes qui écrivent aujourd’hui ne sont apparemment soucieuses que de se placer artificiellement sur le devant de la scène et de semer, par leurs plagiats maladroits, leurs confusions, leur étroitesse d’esprit et leur manque de connaissances, un désordre tel qu’il deviendra difficile de démêler la matière authentique de la matière inventée.

Quant à ceux qui se sont formés et qui se sont familiarisés avec les exigences des sciences et, puisque c’est le sujet qui nous concerne, de la linguistique, ceux qui peuvent prétendre au titre de savants, non par orgueil, mais par le travail qu’ils ont fourni, au fil des années, avec minutie et dévouement, une bonne partie d’entre eux en sont réduits à publier les résultats de leurs recherches par leurs propres moyens, sans aucune assistance pour leur diffusion, et avec la certitude que leurs écrits seront plagiés et défigurés, dès la parution, parfois même tandis que l’ouvrage est encore sous presse. Cette étude grammaticale et lexicale, par exemple, qui était incluse, à l’origine, dans le volume présentant la légende de Babr-i Bayân, a connu l’infortune de traîner pendant plus d’une quinzaine d’années dans les imprimeries : un orientaliste de Liège, méconnaissant les problèmes de la dialectologie, m’avait en effet proposé d’en prendre la publication en charge. Mais je dus reprendre possession du manuscrit, car la collection Acta Iranica, dans laquelle il devait paraître, lancée et subventionnée, à l’origine, par l’ancien régime monarchique de l’Iran, ne satisfaisait pas, selon moi, aux exigences d’indépendance et de neutralité indispensables au travail scientifique que je souhaite mener. En outre, le manuscrit était longtemps demeuré dans les bureaux de ce monsieur, sans qu’aucune épreuve fût mise au point. Lorsqu’il me fut rendu, plus d’une centaine de pages avaient été égarées...

Il ne s’agit pas pour moi de m’étendre plus longuement sur ces sortes de dérives. Je souhaite seulement - avec une insistance dont je m’excuse -mettre en garde contre les tromperies trop nombreuses qui, par stratégie et pour la destruction de la connaissance, sont adroitement encouragées. Je ne tiens pas à mentionner des noms, mais je peux préciser brièvement que cet état de décadence a été initié par Sayyed Hassan Taqlzâdeh, ancien président de l’Assemblée du Sénat de Téhéran et signataire en 1933, en tant que Ministre des Finances (à l’époque de Rezâ Pahlavi), du Pacte du pétrole, qui allait, de son propre aveu, à l’encontre des intérêts de l’Iran. Il fallut plus tard le courage du Docteur Mossaddeq pour parvenir à faire résilier ce pacte et obtenir gain de cause, dans la nationalisation du pétrole, au tribunal de La Haye. Devenu le chef de file de ceux qu’on peut considérer comme les adeptes de Malkam - dont la pratique du trafic culturel sert les visées mercantiles et colonialistes - Taqlzâdeh est l’un des premiers à avoir modifié l’orientation des études sur l’Iran, dans un sens défavorable pour la culture et le savoir : le secteur des recherches iraniennes, y compris en Occident, est celui qui subit le plus de désordres et souffre le plus de l’absence de chercheurs érudits et sincères.

Avec l’expérience des nombreux barrages qui, dans ce contexte, ont été placés sur mon chemin (projets retirés d’entre mes mains, manuscrits volés, financements et publications boycottés, impressions retardées, censures, plagiats, etc.), alors que, soucieux de défendre l’authentique culture iranienne et de préserver les cultures locales en voie de disparition, je bénéficiais de l’aval d’intellectuels de grand renom en Iran et dans d’autres pays, je ne peux que légitimement craindre pour l’avenir du patrimoine iranien, lourdement ébranlé, sous les deux régimes (monarchique et islamique) par ces désordres vains et par la fertilité du mensonge et sa propagation à l’échelle internationale.

Dans ces jours de maladie, tandis que la force me manque à présent pour mettre en ordre mes autres travaux, je remercie Anne Lecerf à qui je confie mes notes afin qu’elle les publie plus tard telles quelles, et qu’elle transmette le plus fidèlement possible mes recherches. Cette jeune étudiante, à qui j’enseigne mes connaissances depuis plusieurs années, est digne de ma confiance par sa persévérance, son intelligence et son esprit purement scientifique.

Quant au présent ouvrage, j’ai bien conscience des lacunes qu’il présente. Mais le cadre limité de la publication ne m’a pas laissé le loisir d’exposer toutes mes analyses ni d’épuiser la matière que j’avais préparée. Si le temps et la santé me le permettent, j’insérerai ces compléments dans d’autres travaux en attente. Il reste à souhaiter que des chercheurs compétents se penchent avec enthousiasme, égards et impartialité, sur tous les sujets constructifs dont beaucoup n’ont même pas encore été abordés. Car il serait dommage que demeurent dans l’indifférence générale les matières recelant des informations sur ces populations et ces produits de la culture, qui me tiennent tant à cœur.

Panorama de la langue persane et de la dialectologie iranienne

Parmi les langues vivantes de notre époque, le persan présente un phénomène rare, en ce qu’il a préservé sa structure et sa fraîcheur depuis le Moyen-Age, de sorte que tout persanophone cultivé aujourd’hui peut lire, assez aisément, une œuvre telle que l’épopée de Ferdawsi qui fut écrite à la fin du Xe siècle. Cette langue, qui s’est forgée à travers douze siècles de littérature, découle du pahlavi ou moyen persan, lui-même issu du vieux-perse qui entretenait d’étroites relations avec l’avestique et le sanskrit. Mais le persan, également appelé darî ou encore tâdjlkï, est aussi une langue à la composition de laquelle les autres idiomes de souche iranienne (kurde, lur, pachto et divers parlers du plateau iranien, de l’Asie Centrale et de l’Asie Méridionale) ne pouvaient pas manquer de participer. Chaque poète, chaque auteur écrivant en persan, a puisé dans le réservoir de son propre dialecte des expressions et des termes auxquels il a donné une forme solide et qui sont, depuis, entrés dans la langue, contribuant ainsi à l’enrichir. Par la suite, cette langue stabilisée, et les productions littéraires qui l’ont enracinée, sont devenues à leur tour un réservoir de formes et de thèmes empruntés par les locuteurs des dialectes iraniens. Ces échanges ont pu se produire sur une longue période de culture brillante, sous les dynasties Samânide, Saffâride, Tâheride, Ghaznavide, et même, plus tard, Seldjoukide. Dès lors, cela n’a rien d’étonnant si le persan / darî est devenu langue de pensée et de culture iranienne, sur une vaste aire géographique couvrant non seulement l’Iran, mais aussi l’Asie Centrale, l’Asie Méridionale, l’Asie Mineure et les espaces situés au nord du Caucase.

Jusqu’au XVIIIe siècle, le persan fut en Iran et en Asie Centrale, la langue de prédilection, utilisée pour les échanges commerciaux, diplomatiques ou quotidiens, y compris dans les cours des rois turcs et mongols. Les savants, les intellectuels, les gouverneurs, les marchands, mais aussi les hommes et femmes du peuple, parlaient et comprenaient le persan, en plus de leur propre dialecte turc ou iranien. Cette langue était encore la langue officielle d’une grande partie de l’Inde et des pays du Caucase, à l’exception de l’Arménie et de la Géorgie, dont les parlers ont néanmoins emprunté au persan beaucoup de termes administratifs. Malgré l’apparition de l’imprimerie, il reste encore aujourd’hui une importante somme de manuscrits qui n’ont pas été publiés, tant le nombre d’ouvrages rédigés en persan est conséquent. Car les Orientaux, issus de toutes les couches sociales et ethniques, aimaient à s’exprimer dans une langue fine et subtile, élue reine de l’éloquence. C’est pourquoi, les livres scientifiques de médecine, d’astronomie, de philosophie furent écrits, non seulement en arabe, mais aussi en persan. Les mystiques anciens, surtout, ont puisé dans la richesse de son vocabulaire, pour rendre compte de leurs espérances et de leur conception de la relation à Dieu. Ils ont trouvé un instrument d’expression à la hauteur de leur foi et de leurs convictions, avant que celles-ci ne tombent dans la médiocrité des confréries contemporaines, trop nombreuses et motivées par des buts plus lucratifs et politiques que spirituels.

Que ce soit en Iran ou en Asie Centrale, le persan / darï demeure largement présent, ne serait-ce qu’à travers les liens étroits qui le rattachent aux dialectes iraniens parlés dans les états turcophones et persanophones. Cela n’a rien de surprenant lorsqu’on rappelle que cette langue a pris forme et s’est développée sur l’actuel territoire de l’Ouzbékistan : Boukhara, Samarkand, mais aussi Khodjand, Ferghana, Gawzgânân, Bikand, Khüqand, et toute l’étendue du domaine soghdo-khvârazmien (entre l’Amou-Daria, le Syr-Daria et l’Oural) ont abreuvé et alimenté dès ses débuts cette langue et ont contribué à l’enraciner dans une culture solide.

Sur le territoire de l’Iran actuel, outre l’âdharï, le tabarî, le mâzandarânl, le gilakî, le tàlechï parlés au nord du pays, je note les autres dialectes que j’ai rassemblés sous la mention "anciens et moyens fahlavryât" (dialectes survivants du pahlavl à l’époque islamique) : le gourani, le gawra-djül, le qalâcï, le gahwârayi, le bëwanîdjï, le kerendï, le kandülayi, le dïnawarï sont diverses branches de l’awrâmo-gourani, se rattachant, de même que le zâzâ, à la langue persane, tandis que les dialectes kurdes (kirmâchâni, sôrânï, kurmândji) remontent à la langue des Mèdes ; le luri et le laki sont les principaux dialectes de la province du Lorestan, située entre les régions kurdophone et persanophone ; le groupe des dialectes bastakî, evazï, lârï et khondji particularise les échanges au Lârestân, dans la province du Fars, où se parlent aussi le djahromî, le fasâyi, le firüz-âbàdï...

Les dialectes autrefois parlés au Khorassan étaient le soghdl, le khvârezmi, le khotani, le tokhàrî au nord, et le sagzi / sakzi (ou sistâni / sadjestâni), le zâwoll (ou zâboll / zâbolestânï) au sud-est. Les autres dialectes Khorassaniens en éveil sont l’herawl (ou harâtî), le balkhi, le yaghnâbi (ou yagnôbï), le wakhi (ou wakhâni) et l’ichkachmï (ou ichkâchmi). Dans le Pamir [= Pâmïr], dans l’actuel Tadjikistan, sont usités le mondji (ou mondjânï), le sanglitchi, le yüdghâyi (ou yidghayi, qui est éventuellement le dialecte des Juifs du Pamir), le yâzgholâmi, le chughni (ou chighnï), le sarlkoll, le sudjnî, tandis que le pachto, l’ormurî et leurs sous-branches sont parlés plus particulièrement en Afghanistan.

La connaissance de tous ces dialectes, dont j’ai établi les liens structuraux et lexicaux dans mes travaux sur la dialectologie iranienne (publiés pour une part dans mes différents ouvrages et dans cette grammaire), est extrêmement précieuse pour l’étude de la langue persane, de même que celles de ces autres parlers dispersés en Iran, à savoir le chahmirzâdî, le sorkhayi, le semnâni, le sïvandi, le natanzi, le mahallâti, le nâyinï, le khonsarî, le meime’i, le djüchqâni, le welâtrü-yi, le farîzandî,...

Ces parlers iraniens ont participé, même si ce ne fut pas à part égale, à la formation du lexique de la langue darie / persane, diffusée en tant que langue littéraire et de communication. Celle-ci, qui n’était à l’origine qu’un idiome parmi d’autres, doit en partie sa promotion et son expansion à sa structure assez souple et à l’aisance avec laquelle on peut associer deux vocables pour créer un nouveau sens. Mais elle le doit aussi à sa capacité d’absorption de vocables issus de ces différents dialectes. Le fait que les locuteurs de ces idiomes aient facilement recours aux termes persans pour exprimer des situations qui sortent du quotidien (de même que le persan a emprunté à l’arabe nombre de termes philosophiques, religieux et mystiques) ne dit pas qu’à une époque reculée, ces locuteurs n’aient pas mis à la disposition du persan leurs propres vocables et certaines de leurs tournures syntaxiques. Inversement aujourd’hui, les nouvelles transcriptions, à l’écrit, en caractères cyrilliques ou latins ne sauraient masquer ni diminuer le grand apport des éléments de la langue darie / persane aux dialectes des nouveaux pays turcophones de l’Asie Centrale et du Caucase.

Participation à la création d’une langue commune et développement autonome, enrichissant cette langue d’une nébuleuse de « variantes dialectales », sont les deux mouvements qui ont entouré la formation du persan. Cette langue, au cœur de laquelle s’inscrit un ensemble de mythes, de récits légendaires, de savoirs et de croyances communément partagés, est loin d’être délaissée par les locuteurs des différents parlers iraniens. Aujourd’hui encore, ces habitants de toutes les contrées d’Iran et d’Asie Centrale, invités à s’exprimer dans les médias, vont parler volontiers en persan (/ darî / tâdjlkî). Ce fait de société atteste que cette langue demeure privilégiée en tant que langue de pensée et de communication.

C’est encore au génie des poètes et des savants qui l’ont mis en exergue à travers leurs chefs d’œuvre, que le persan doit son expansion. Un rapide coup d’œil sur les lieux de naissance de ces auteurs, pour beaucoup situés en Asie Centrale, est à lui seul révélateur des différentes contrées qui se réclamaient autrefois de l’Iran et des différentes villes qui furent des capitales iraniennes. Il est ainsi souhaitable, dans un but autant pacifiste que de rigueur scientifique, d’envisager la globalité des cultures, et leurs intrications réciproques, de l’Azerbaïdjan, du Nakhitchevan, du Daghestan, de l’Iran, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan, de l’Afghanistan et du Pakistan. Puisqu’aussi bien, cela ne fait guère plus d’un siècle et demi ou deux que ces provinces ont été séparées les unes des autres.

Puisque les langues et les dialectes de la planète ont chacun une valeur à part entière, il ne s’agit pas de se focaliser sur le persan en tant que langue iranienne, mais simplement de faire état d’une situation linguistique tout à fait rare dans le monde - et aussi de rappeler que cette langue est un facteur d’unification stable entre des peuples dont les cultures se sont imbriquées les unes dans les autres, ce qui rend dérisoire les dissensions tribales dont on entend beaucoup parler ces derniers temps.

M. Mokri
Paris, 2003



Introduction

Dans ce genre de mythes dialectaux, chaque mot pris dans son environnement syntaxique, porte autant de messages que les thèmes agencés dans la trame du récit.

Les dialectes awrâmo-gouranis, dans lesquels sont écrites ces légendes, ont pleinement conservé cette richesse. J’avertis avant toute chose que j’emploie le mot gourani dans son sens précis et ancien pour désigner la langue écrite sur une vaste aire dont les premiers habitants étaient majoritairement sédentaires. Ce sont le parler et l’accent des villages des Awrâmân (Awrâmân Takht, Awrâmân Luhôn, Zâwarüd et une partie de Djawânrüd / Pâwa) qui formaient le cœur et la version d’origine, préservée dans toute sa pureté, de l’ensemble des sous-dialectes gouranis.

Les parlers gouranis ont rayonné en Iran dans trois grandes étendues territoriales, à savoir le Kurdistan d’Ardalân (Sanandadj), le Kurdistan des tribus Kalhur et Zangéna (Kermanchah / Kirmanchah / Kirmâchân, voir les listes et les travaux concernant les sous-dialectes gouranis de cette dernière province établis par Karl Hadank) et le Luristan, en tant que langue littéraire, avec leurs variations dues à la spécificité de chaque région. Ils ont ainsi toujours côtoyé les dialectes proprement kurdes et lurs, qui furent imposés dans des temps reculés, à ces populations sédentaires, et qui sont pratiqués dans le Kurdistan Mokri (Sâwudj-bulâgh), le Kurdistan Sulaymâni (Chahrizür, Sulaymâni, Irbïl / Hawlêr, Kirkük, Mossoul, ... ), et dans les zones de la langue kurmândjï.

Le gourani (et sa version awrâmânienne, la plus épurée) est une langue naturellement fine et douce, face à l’âpreté du kurde, et a paru ainsi plus propice à l’expression poétique. Au Lakistan même (au nord-ouest du Luristan et au sud-est de Kermanchah), malgré l’éloignement et les différences dialectales, cette langue était d’usage dans les ouvrages lyriques, épiques et religieux, sans échapper toutefois à l’influence des éléments lexicaux et parfois grammaticaux de la langue parlée (kurde local). Les lignes générales du gourani ont cependant surplombé ces divers changements.

À l’ouest et au nord-ouest de la province de Sanandadj, c’est-à-dire dans les Awrâmânât (foyers principaux du gourani ancien), le kurde sôrânî (en particulier la branche sina'i) est progressivement devenu la langue parlée dominante. Le nom sôrânî est l’appellation globale des trois branches mokri, sulaymâni et sina'i, dont les deux dernières ont été délaissées dans les œuvres littéraires et à la cour des Bâbân et des Ardalân, jusqu'au tout début du XXe s., au profit du gourani. Les régions Mokri, situées plus au nord, n’ont pas été touchées par cette expansion, mais ont plutôt subi, dans les Bayt chantés et les récits de légendes populaires, l’influence du vocabulaire kurmândjï (des Chakkâk et des Harki). Du reste, cette influence n’a pas été si manifeste chez les poètes dont le kurde mokri est demeuré intact. La littérature dans les sous-dialectes de la branche du kurmândjï parlés au nord et au nord-ouest du Kurdistan iranien, au nord de l’Irak et dans la partie est de l’actuelle Turquie, est également étrangère, de …




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