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Musique et mystique : Dans les traditions de l’Iran


Auteur :
Éditeur : Peeters Date & Lieu : 1989, Leuven
Préface : Pages : 694
Traduction : ISBN : 90-6831-191-3
Langue : FrançaisFormat : 160x235 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Dur. Mus. N° 2574Thème : Général

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Musique et mystique : Dans les traditions de l’Iran

Musique et mystique : Dans les traditions de l’Iran

Jean During

Peeters

Ce livre pose de manière nouvelle l’éternelle question du mystère et du pouvoir de la musique.
Par une vocation millénaire, le génie iranien a réservé une place centrale à la mystique dans ses manifestations les plus diverses, du soufisme populaire jusqu’à la métaphysique illuminative. La mystique a investi tous les arts iraniens, en particulier la musique avec laquelle elle présente de nombreuses affinités de nature et d expression. Dans des couches culturelles et ethniques aussi diverses que celles des guérisseurs baloutches, des derviches kurdes ou des lettrés persans, les traditions musicales sont cultivées comme l’expression privilégiée, voire la méthode d’induction du hâl, extase dont les manifestations et les contenus sont les plus divers.
En peignant une sorte de tryptique du mysticisme iranien et islamique, Jean During présente et analyse les répertoires spécifiques musicaux et poétiques, pénètre 1 imaginaire, décrypte les symboles et dégage les significations essentielles et les structures métaphysiques tout en montrant comment elles s’articulent avec les formes musicales et leur pratique.
Cet ouvrage contribue aussi bien à la connaissance de la culture persane et islamique qu’à la musicologie et la philosophie de l’art en général, il repose sur des années de recherche sur le terrain et sur une longue pratique de la musique persane.


Jean During né en 1947, a fait des études de philosophie et de musique occidentale avant d'aborder le domaine iranien. Au cours d’un séjour de neuf ans en Iran il a étudié la culture, la philosophie, la mystique et les musiques de l'Iran. Boursier de l’Académie Iranienne de Philosophie, puis Pensionnaire scientifique de l’Institut Français de Recherche en Iran, il est actuellement docteur és lettres, chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique. Il a publié plusieurs livres et disques sur la musique persane et azerbayjanaise ainsi que sur la musique dans le soufisme.



PROLOGUE

Le principe de double culture : enjeu et methode
ou "comment peut-on etre persan ?"

L'ethnomusicologie fait partie de ces sciences qui soulèvent fréquemment des interrogations fondamentales de la part d'un public mal informé : pourquoi poser la musique, un "art", comme un objet de savoir et surtout pourquoi étudier celle des autres? C'est ainsi que notre discipline se voit doublement mise en cause dans ses fondements mêmes. Il n'y a pas lieu ici de débattre de l'utilité des sciences humaines, toutefois, dans ce cas précis, nous devons pouvoir justifier la légitimité de notre démarche et faire face à deux types de problèmes délicats relevant d'une part de la déontologie, d'autre part de l'épistémologie.

En ce qui concerne le premier aspect, cette mise en cause prend une acuité particulière lorsqu'elle émane, non pas de nos propres compatriotes, mais de ceux qui sont l'objet de notre sollicitude. Il n'est pas aisé de faire face à des mises en cause du genre : de quel droit venez-vous étudier notre culture? Il ne s'agit pas ici d'un cas de figure, mais d'interpellations dont les ethnologues sont parfois l'objet. Que répondre à cette légitime objection? Dans certains cas, il est douteux que l'argument de la réciprocité de l'échange entre les cultures soit suffisant pour justifier l'intrusion univoque de l'ethnologie. Mieux vaudrait l'assortir d'un principe éthique tel que :"Je n'enlèverai rien à votre culture en l'étudiant et en l'exportant, et mes recherches ne vous causeront aucun préjudice." C'est l'évidence même, semble-t-il, pourtant rien n'est plus douteux que la réalisation de ces conditions; ainsi ai-je entendu en Iran des nationalistes réactionnaires invectiver un islamisant occidental en ces termes : "vous nous volez même notre mystique."

Depuis que l'épistémologie des sciences fondamentales a mis en cause le mythe cartésien de la neutralité de l'observation, les sciences humaines, encore moins que d'autres, ne peuvent plus ignorer l'interaction entre l'observateur et le phénomène observé. Je reviendrai plus loin sur cette question délicate. Beaucoup d'exemples, parfois pernicieux, pourraient être cités : la musicologie, on le sait, ne peut s’empêcher d'être normative; d'un autre côté, les ethnomusicologues ont aussi à leur façon orienté le goût musical occidental. Quant au second point (que nos recherches ne se retournent pas contre les intéressés), il est à espérer que tous les ethnologues puissent en dire autant. Heureusement, le champ musicologique relève pour l'essentiel du domaine de la pensée et de l'imaginaire et présente beaucoup moins d'implications pratiques immédiates que d'autres secteurs de la culture sur lesquels se penche l'ethnologie. Bien que la musique également intéresse souvent le pouvoir, les résultats de nos travaux offrent moins le flanc à des manoeuvres de récupération.

Mais quelles que soient nos intentions, subsiste une question fondamentale : une culture, ou un domaine d'une culture, peut-elle impunément devenir un objet pour la pensée, se penser elle-même ? La questionner, n'est-ce pas la mettre en question, la déflorer, ouvrir les portes de la subversion? D'autre part, l'approche ab extra n'est-elle pas déjà une indiscrétion, une forme d'impérialisme intellectuel impliquant pour les natifs une trahison idéologique? Les islamologues sont confrontés à ce dilemme depuis plusieurs décennies, mais on aurait tort de croire qu’à son niveau modeste la musicologie comparée y échappe.

C'est sans doute pour se protéger de toutes ces formes d'agression que certains individus ou groupes refusent d'offrir à la science universelle le tribut de leurs biens culturels. Peu leur importe le "respect" et la reconnaissance internationale que nous leur proposons en contrepartie de notre indiscrétion. Si un groupe veut rester replié sur lui-même, s'il veut se couper de son milieu environnant, aucun principe ne peut lui nier ce droit Cette attitude de rejet pourrait même être un signe de force et de santé culturelle, si ce n'est que l'autarcie entraîne souvent la stagnation. Dans d'autres cas, elle tient seulement à une réticence à livrer ce qui constitue l'âme vitale même de sa propre culture. J'ai parfois été confronté à ce problème : tel maître de chant très âgé ne voulait pas transmettre certaines de ses mélodies ; il était gêné à l'idée qu'après sa mort quelqu'un d'autre, en somme n'importe qui, les chanterait à sa place.
Plus particulièrement, certaines traditions réservées au cercle restreint des mystiques et des derviches sont marquées du sceau du secret. Les ethnologues aussi se trouvent parfois dans cette situation : ayant eux-mêmes passé un rite d'initiation, ils sont liés par le secret sur certains points du rituel. D'une façon analogue, j'ai pu étudier et noter la musique sacrée des kurdes Ahl-e haqq, mais je suis tenu par mon engagement de n'en pas diffuser certains enregistrements.

Quant aux implications épistémologiques, l'école occidentale tente bien entendu de se justifier au nom d'une idéale et neutre objectivité : le point de vue distancié serait-il plus vrai que le vécu lui-même? Tout dépend de l'angle sous lequel on l'envisage, répondrons-nous. Les intéressés objectent souvent que, malgré l'efficacité de nos méthodes, il est présomptueux de prétendre connaître une culture étrangère aussi bien que ceux-là mêmes qui l'incarnent, qui comme disent souvent les Orientaux, "la portent dans le sang". Lorsqu'il y a douze ans l'ébauche de mon livre (1984) tomba sous les yeux d'un jeune musicien traditionnel, il ne put s'empêcher de témoigner son mépris en lançant : "Ils passent deux ans chez nous et ils prétendent écrire des livres sur notre musique."

Ce genre d’objection est souvent esquivé de la manière suivante : On répondra que "sans prétendre parvenir à la connaissance que vous en avez vous, nous pourrons peut-être vous faire voir votre musique sous un autre angle susceptible de vous intéresser." Je doute pourtant que cet idéal soit souvent atteint D'abord parce que les musicologues, persuadés qu'ils n'ont rien à apprendre des autres, sont loin d'assumer la réciproque de cette attitude : à savoir, demander par exemple à des musiciens issus de la tradition turque ou chinoise d'étudier notre musique sous l'angle de leur propre musicologie. A fortiori, ceux qui s'intéressent au point de vue qu'un Chinois pourrait porter sur la musique arabe, font partie d'une minorité d'originaux parmi les musicologues comparatistes. Ainsi l'ethnomusicologie n'est souvent que l'application de concepts occidentaux à des faits dont une partie nous est, au fond, hermétique ; d'autre part, notre manière de voir ne présente parfois aucune pertinence, voire aucun intérêt pour ceux qui portent la culture en eux et ne ressentent aucun besoin de distanciation par rapport à leur pratique et leur idéologie.

Avant que ma démarche de musicologue fût agréée, il m'a fallu convaincre mes interlocuteurs que mon appréhension de la musique iranienne était la même que la leur. De leur point de vue, avant de prétendre posséder un savoir sur un savoir, il faut logiquement posséder ce savoir ; avant d'être musicologue, il faut être musicien. Et cependant, là encore, l'intention de ma démarche fut mise en cause : on se demanda d'abord si j'avais appris la musique seulement dans l'intention d'écrire des livres et d'obtenir des diplômes. Et lorsqu'on admit que l'intention initiale avait été la musique pour elle-même, sans arrière-pensée, on ne comprit pas toujours pourquoi, alors que j'avais tout en main, je poursuivais des investigations théoriques. Cette attitude était liée au fait que les musiciens, à cette époque, ne trouvaient tout simplement pas nécessaire l'existence d'un livre sur la théorie de leur musique, sinon ils l'auraient fait eux-mêmes. Un tel ouvrage n'existait pas vraiment en Iran, en dehors des méthodes et des transcriptions. Et curieusement, à part des articles ponctuels intéressants, les seules études systématiques ou thèses rédigées par des Iraniens sur la musique d'art sont le fait de musicologues formés à l'école occidentale. Ce mépris ou rejet venait en partie du fait que mon intervention n'était pas jugée utile, car l'essentiel de la tradition actuelle demeure implicite, oral et pratique, non livresque et théorique.

Sans vouloir engager une polémique sur les rencontres entre les civilisations, ces exemples montrent que la question naïve du pourquoi de notre démarche nous oblige à nous interroger sur le comment, sur la validité de nos méthodes. Et en fin de compte nous sommes contraints de sortir du cercle dans lequel s'enferme l'"observateur idéal” ; nous devons revenir sur nous-mêmes et rendre leurs droits à la subjectivité, à l'intention, à la motivation et finalement à l'implication et à la participation. Il y a pour cela plusieurs arguments.

Tout d'abord, ce n'est pas tant sur nos méthodes que s'interrogent ceux que nous étudions, mais bien plutôt sur notre intention. Je crois en effet que la seule justification acceptable pour eux consisterait à leur dire : "J'apprécie sincèrement votre culture, votre musique, et je veux la faire apprécier par mes compatriotes. C'est surtout à eux que s'adressent mes écrits." Le reste est en plus. C'est par exemple la satisfaction pour un orientaliste de voir son travail reconnu et apprécié dans la culture qu'il a étudiée. Il existe en ethnomusicologie quelques cas remarquables. D'un autre côté, le fait de manifester un intérêt personnel et subjectif est un facteur essentiel de la réussite d'une enquête. Les maîtres iraniens sont très réservés et ne s'ouvrent qu'à ceux qui témoignent un enthousiasme sincère pour leur art, qui s'y impliquent personnellement. La subjectivité peut donc être introduite comme un élément méthodologique positif au même titre que l'implication.

Malgré toutes les réserves que suscite ce type de démarche, le processus d'implication est fondamental pour aborder certaines questions en profondeur. Seule cette attitude peut nous faire entendre la musique comme l'entendent ceux qui en sont les tenants. Elle est le moyen le plus sûr de ne pas manquer certains détails dans lesquels résident, à mon sens, quelques-uns des secrets esthétiques de ces musiques. Par ailleurs, il est des phénomènes que l'on ne peut comprendre si l'on demeure à leur périphérie. Le cas du samâ', du concert soufi, illustre fort bien ce paradoxe. Une simple observation de l'extérieur (de type descriptif ou sociologique) manquerait l'essentiel de son objet. Elle équivaudrait à décrire un livre (illustré, cependant), sans en connaître la langue. Comme le souligne l'islamologue iranien H. Nasr (1976:21), il est impossible de s'en faire une idée juste sans y être impliqué soi-même d'une manière ou d'une autre. Cela présuppose au strict minimum que l'on connaisse les principes de la pensée sourie, ses symboles, son climat, sa sensibilité, etc. Mais il y a plus : nous nous trouvons ici devant un des paradoxes des sciences fondamentales où, dans les cas vraiment délicats, le rôle d'observateur se transforme en celui de participant. En physique, le type de système envisagé et la position du participant vont même jusqu’à déterminer dans une certaine mesure les événements observés. En d'autres termes, un observateur étranger au cercle du samâ' sera doublement trompé : d'une part il n'en percevra que les apparences, d'autre part, si vraiment sa présence est hétérogène au groupe, elle risque fort d'infléchir le comportement du groupe d'une manière ou d'une autre. Les souris le savaient bien et leurs traités recommandaient toujours de ne pas laisser les gens du commun assister à la danse mystique. Il s'agit là bien entendu de situations extrêmes, mais elles se produisent à des degrés divers et sont susceptibles de dévier complètement nos observations, à moins que l'on ne soit parfaitement conscient de la nature de notre interaction.

J'évoque dans l'Appendice I sur les derviches Qâderi un exemple tragique d’une interaction fâcheuse due à des observateurs complètement exogènes. Mentionnons cet exemple plus anodin : lorsque je voulus enregistrer un excellent chanteur dans une assemblée de derviches kurdes, le responsable m'avertit que ce chanteur perdait toute son inspiration dès qu'il se savait enregistré. Il me conseilla donc d'opérer discrètement, ce que je fis, placé à deux mètres de lui, dans des conditions acrobatiques. Plus tard, le chanteur m'en félicita en ces termes qui soulignaient une affinité confraternelle : "Seul un chasseur peut chasser un chasseur." Si mon comportement avait été "transparent", la performance aurait été d'une qualité tout à fait différente.

Toujours à propos de notre interférence involontaire dans le déroulement de certains rites, l'anecdote suivante est également significative. Lorsque j'enquêtai au Baloutchistan sur les rites d'exorcisme par la transe, on prépara pour moi une séance avec un ancien possédé qui avait acquis une certaine maîtrise de la transe. Le lendemain de cette séance "bien réussie", un de mes informateurs bien intentionné vint me dire que j'avais été trompé, qu'il avait entendu juste avant la séance l'exorciste donner ses instructions au possédé : - "Tu danseras, tu crieras Allâh, Hu, etc., et tout se passera bien." On voit comment la demande crée la situation, et comment l'on s'empresse parfois d'y répondre. En l'occurrence, il s'agissait plutôt de transe théâtrale ou cathartique, authentique, mais non rituelle, non "sérieuse". En outre, si je n'avais pas auparavant noué avec mon informateur des relations amicales et sincères, j'aurais été dupé sans m'en douter.

Et puisqu'il nous est impossible de traverser la vie et la culture des autres comme de purs esprits, sans y interférer, autant acquérir les éléments de culture qui nous permettent de ne pas heurter par notre présence exogène, notre maladresse, notre ignorance. Notre travail ne pourra qu'en bénéficier et nous aurons gagné la confiance et la sympathie (partagée) des personnes qui nous intéressent. Il ne s'agit pas ici de prôner une stratégie d'approche -qui est du reste bien connue des ethnologues professionnels- mais de légitimer, dans certains cas au moins, le fait d'aller très loin dans l'immersion, la participation ou l'implication. D'une manière générale, je doute que l'on puisse plonger dans une culture différente sans passion, sans enthousiasme, a fortiori lorsqu'il s'agit de musique. Tous les chercheurs qui ont poussé très loin l'étude d'une tradition ont noué avec celle-ci des liens personnels indéfectibles. S'il n'y avait pas à l'origine de leur recherche une subite adhésion du coeur, ils s'y sont au moins progressivement trouvés engagés. Ainsi ils ont souvent appliqué jusqu'au bout le principe de la bi-musicalité prôné par certains ethnomusicologues. Ils n'ont pas seulement appliqué la tactique intéressée d'enquêteur-élève, ils ont vraiment adopté une nouvelle musique et une nouvelle culture; ils sont devenus d'une certaine manière bi-culturels. Leur champ de recherche est devenu en retour, qu'ils l'aient voulu ou non, leur propre champ existentiel. Ils ne se sont pas contentés d'observer ou de participer, ils se sont impliqués et, de ce fait, leur regard sur le monde s'est dédoublé, relativisé, distancié, remis en question. Ils ne sont plus tout à fait les mêmes : après avoir subi le choc de la confrontation à d'autres cultures, ils ne sont plus les purs produits de leur culture d'origine.

C'est ce qui m'est arrivé, dans une proportion qu'il me faut maintenant évaluer. La subjectivité étant ainsi réhabilitée et placée au centre de la méthode, je suis en effet obligé, par souci de clarté, de retirer le masque impersonnel de la science et de parler de moi. Ici encore, cette exigence ne procède pas d'un souci de "transparence" à soi-même, mais résulte de la relation que tout chercheur entretient avec ses confrères et son public, relation qui l'empêche de s'enfermer tout-à-fait dans le bastion d'une pensée abstraite et sollipsiste. C’est donc à leur demande que l'auteur se situe maintenant lui-même, ne serait-ce qu'à titre de "principal informateur". Quant aux arguments qui suivent, précisons qu'ils ne visent pas à imposer de nouvelles méthodes, à réfuter d'avance les critiques éventuelles ou à clore le débat. Cela serait, comme on l'a compris, en contradiction avec l'essence même de notre démarche.

Une double formation en philosophie et en musique occidentales m'a naturellement conduit vers l'esthétique et la philosophie de l'art. La musique en général m'apparaissait comme une forme de pensée aussi fondamentale et transcendante que la métaphysique-même, susceptible comme celle-ci de reconduire à ce que l'on peut appeler d'une manière assez générale, le sacré. Il m'apparut bientôt cependant, qu'en Occident la source vive de la tradition, tant musicale que métaphysique, semblait s'être perdue dans le flot de l'histoire. Par tradition, j'entends une culture ou un domaine d'une culture qui est plus ou moins restée fidèle à ses origines transcendantes, métaphysiques ou religieuses, quelles que soient les formes par lesquelles elle se manifeste. J'opérai donc un retour aux fondements en me plongeant dans l'étude de la musique savante iranienne. J'étudiai en même temps la philosophie islamique iranienne qui, jusqu'à nos jours, a perpétué la tradition hellénique et donné tout son éclat à la gnose islamique. Enfin dans les milieux des mystiques et des soufis, se dévoila pour moi une perspective plus intuitive, plus symbolique et totalisante de ces mêmes réalités; c'est ce que j'appelle "métaphysique expérimentale". Durant un séjour de neuf ans en Iran, j'assimilai progressivement la culture, la langue, et surtout la ou les musiques de ce pays. Je me détournai totalement de la musique occidentale tandis que je fis définitivement mienne la musique iranienne. Après avoir étudié la tradition savante sur les luths târ et setâr, j'eus le privilège d'avoir accès à l'essentiel de la tradition musicale sacrée et secrète des Ahl-e haqq, servie par le luth tanbur. Dans ma quête des musiques d'extase, je découvris ensuite au Baloutchistan la vièle (sorud) et la musique qalandari. Je consacrai également plusieurs années à l'étude de cet instrument. Sans prétendre détenir dans ces différentes traditions une science aussi vaste que les professionnels ne se consacrant qu'à la musique (et à un seul type de musique), j'ai néanmoins le sentiment d'être arrivé au point où, comme le disent mes confrères, cette musique est "dans le sang". Cela revient non seulement à partager le même goût et la même sensibilité, mais, ce qui est plus difficile dans un art fondamentalement créatif, à acquérir les réflexes, les "idiotismes" de la langue musicale, à se débarrasser en quelque sorte des "barbarismes" et des traces d'"accent étranger". Il m'est aussi arrivé d'enseigner à mon tour et de connaître les mêmes conditions de performance que mes confrères musiciens ou bardes, mais tout en restant toujours à ma place : celle d'un lettré représentant la culture urbaine. (On franchit plus aisément les barrières culturelles qu'on ne traverse les couches sociales et les classes économiques).

Cette compétence et cette familiarité sur le terrain m'ont ouvert des portes qu'un chercheur au sens strictement académique n'aurait pu franchir. Dans le milieu artistique de la capitale, comme dans les campagnes du Khorâsân, du Kurdistan et du Baloutchistan, les musiciens m'accueillaient comme un des leurs; parfois les rôles s'inversaient et c’était à mon tour de jouer et d'enregistrer des cassettes à titre de souvenir.

Cette étude est donc le résultat d'une interaction entre des choix personnels et la logique interne reliant les multiples aspects d'un sujet qui s'est imposé de soi-même. Après avoir étudié les formes de la musique d'art dans un premier ouvrage, je voulais m'étendre à d'autres formes musicales et surtout en sonder le fond. J'évoquerai plus loin les nombreuses affinités entre le mysticisme et la musique, aussi bien dans son essence que dans son contexte culturel. En Iran, ces affinités sont bien plus profondes encore, et l'éternel mystère de la musique s'y pose avec une acuité particulière : nous avons d'abord des formes fondamentales, c'est-à-dire des musiques essentiellement modales, souvent liées au chant et au verbe, répétitives, mesurées ou métriques et de structure simple (la musique savante mise à part); quant à l'éthos, il vise systématiquement un état de dépassement ou de transcendance (le fameux hâl avec tous ses niveaux et nuances), bref une qualité particulière de vécu musical. Enfin s'ouvre le vaste champ de la métaphysique spéculative (philosophie), symbolique (le domaine de la foi), et de la métaphysique expérimentale (les pratiques mystiques), qui constituent les trois versants de la mystique islamique ou 'erfân. Dans ces trois domaines, la musique est présente, comme mythe ou comme pratique; réciproquement, la représentation de la musique est toujours plus ou moins liée à ces trois plans. En dernière analyse, l'esthétique musicale est inséparable des idées mystiques et ne se laisse appréhender qu'à leur lumière.

Poser le problème en ces termes peut apparaître comme un aveu d'idéalisme; cependant il ne faut pas y voir le fait de quelque fascination a priori pour l'irrationnel ou l'ésotérisme, mais bien plutôt la conséquence de la marque profonde que la culture iranienne elle-même a imprimée en moi. Ici encore, cette position est justifiée dans la mesure où les connaissances relevant de ce domaine ne se transmettent pas de seconde main. L'enquête de "niveau neutre" ou l'approche sociologique (valables par ailleurs dans beaucoup de situations), ne permettent pas non plus de dépasser un certain seuil dans la compréhension de phénomènes et d'idées qui, par définition, requièrent une connaissance issue de l'expérience.

Cependant, il me faut également reconnaître les écueils méthodologiques inhérents à cette attitude. Tout d'abord, d'une manière générale, il n'est pas toujours sûr que les natifs ne préfèrent pas nous circonscrire dans notre rôle d'enquêteur restant à l'extérieur du champ, position finalement moins ambiguë et plus contrôlable pour eux. Cette ambiguité se répercute à un autre niveau : si la position d'observateur froid et impartial est insuffisante pour embrasser certains domaines, l'immersion dans une autre culture est un choix qui laisse de côté des aspects importants et qui finit inmanquablement par affecter la rigueur de la démarche scientifique. Or l'épistémologie classique veut définir clairement les positions ; d'un côté les faits, de l'autre l'observateur. Même avec l'admission du "sujet" dans le champ anthropologique, le principe de la dichotomie subsiste ; d'un côté une culture parlant de soi, le "témoignage" d'un sujet dans son propre contexte, et de l'autre un regard porté sur une culture différente, appréhendée sur un mode objectif et "universel". Mais lorsque le chercheur se sent à la fois sujet - c'est-à-dire qu'il a assimilé dans une certaine mesure les vues, le goût, les idées, le contenu de la culture en question - et que d'un autre côté il doit être un "rapporteur" objectif, il ne peut éviter des glissements d'une position à l'autre. Atteint désormais d'une ambidextrie intellectuelle, il passe volontiers son sujet d'une main à l'autre. Ce glissement (pas toujours conscient) entre l"'émique" et l"'étique" au sein d'une même page, pourrait gêner les lecteurs exigeants et soucieux de toujours situer clairement le niveau où se situe le discours : "Qui dit cela ? De quel droit pouvez-vous affirmer que...?”, sont des objections souvent formulées, qui rappellent durement le chercheur à une certaine rigueur. De plus, comme beaucoup de musicologues qui ne parviennent pas à oublier qu'ils sont aussi des artistes, je n'ai pu éviter de parler parfois subjectivement, d'émettre des jugements de valeur personnels. Ces propos sont certes souvent dépourvus de rigueur, mais doit-on nécessairement renoncer à dire ce que finalement pensent les musiciens, pour la simple raison qu'il s'agit d'opinions et d'impressions indémontrables ? Bien qu'il possède ses lois, le domaine de l'esthétique ne relève pas de la démonstration. J'ai donc parfois dépassé l'analyse pour donner un avis que l'on doit prendre comme une simple "leçon de musique". Ma seule défense est donc que certains présupposés ou jugements, paraissant personnels ou découlant de prémisses étrangères à la culture en question, sont seulement le reflet de positions propres à cette culture (point de vue émique).
L'un des objectifs de ce préambule est justement d'éclairer les positions et perspectives qui reflètent la marque spécifique qu'ont laissé en moi certains domaines de la culture iranienne et islamique. L'ambiguïté qui apparaît parfois viendrait seulement du fait qu'au sein d'une même culture se superposent plusieurs perspectives différentes, parfois contradictoires.

Par ailleurs, il me faut reconnaître d'autres faiblesses : même s'il ne s’agit que de descriptions et d'analyses, un certain manque de recul me gêne parfois pour formaliser des aspects qui me semblent évidents ; ma position particulière, ainsi que la poursuite de certaines préoccupations philosophiques ont pu détourner mon attention de quelques questions importantes. Sans doute aussi m'est-il arrivé de me réfugier implicitement derrière l'argument : "Ce qui n'intéresse pas les personnes impliquées, n'est pas important non plus pour la science."

Tout cela est vrai dans une certaine mesure, mais n'est-ce pas le propre des sciences humaines que de poser l'homme à la fois comme sujet et comme objet de ses recherches? Parler de l'homme c'est aussi parler de soi-même. Quelle que soit la façon dont on parle des autres, c'est encore implicitement se dévoiler soi-même. Or cet ouvrage traite davantage de l'homme et de la pensée que de la science de la musique. Puisqu'on ne pouvait faire l'économie de la subjectivité, mieux valait donc s'impliquer franchement plutôt que de recouvrir certains aspects essentiels de la réalité sous le masque illusoire de l'objectivité. Enfin, dans des domaines aussi subjectifs que ceux de l'art et de la mystique, il n'est pas sûr que la condition d"'objectivité" ou le "niveau neutre" soit aussi importants que dans celui de la linguistique ou de l'histoire. Comment parler d'art sans être soi-même touché par la beauté, sans partager la sensibilité de ceux qui le produisent ? Il en va de même des faits et des idées mystiques : seule une approche phénoménologique les laisse parler par eux-mêmes. Par phénoménologie, on entend ici "laisser se montrer le phénomène tel qu'il se montre au sujet à qui il se montre" (Coibin, 1977:23), de manière à opérer une reconduction des faits et des choses vers leur source, leur archétype. Une telle attitude est donc inséparable d'une certaine sympathie, d'une affinité de pensée qui transparaît tout au long de cet ouvrage.

* Ch. de Montesquieu, Lettres Persanes, Paris, 1721.



Introduction

Musique et Mystique

Tout musicien méditant sur son art se trouve confronté à un mystère, celui du pouvoir des sons sur ses modalités existentielles, affectives et cognitives. Depuis que l'on a considéré la musique comme objet de connaissance, cette question a hanté les esprits. Mais la musique n'est pas une science, et même le fait de la ramener à ses fondements objectifs constitue encore l'aveu d'une réduction idéologique propre à un temps et à une culture. La question se pose donc toujours avec la même acuité, malgré toutes les tentatives pour y répondre.
Pourtant, l'impossibilité de percer le mystère ne dispense pas le philosophe ou l'artiste de le penser et de l’analyser. Percer un mystère n'est pas le supprimer en tant que mystère, c'est en comprendre le phénomène, savoir enfin pourquoi il est et restera, à son apparition un "mystère", et savoir de quoi il est fait", dit Ansermet à propos des fondements de la musique (1961:17).

Pourquoi associer la musique et la mystique dans cette étude ? Cette occurence du terme mystère, dès lors qu'on évoque le pouvoir des sons, indique déjà bien la potentialité mystique de l'expérience musicale. Plus encore, la pratique de la musique est elle-même un phénomène dont l'anthropologie a du mal à fournir une justification. Passe encore pour les musiques dites fonctionnelles, mais le fait de s'adonner à la musique pure, en retrait du champ des interactions sociales, peut apparaître comme une démarche parfaitement gratuite. Si la parole implique une relation entre deux sujets, plus un sujet de discussion, le chant, lui, suffit au chanteur et n'appelle aucun autre élément. De même, dans l'ordre du sacré, si la religion comporte beaucoup d'aspects sociaux, la mystique ou la spiritualité ne trouve aucune justification concrète. Elle place le sujet seul avec lui-même, en relation avec l'invisible, l'immatériel; son champ est par définition celui du mystère. Dans la gnose islamique, l'expérience mystique vise l'unité entre la connaissance, le connaissant et le connu; il en est de même pour la musique dont la fonction première est d'unifier l'homme, l'objet et l'acte (Zuckerkandl, 1973 :24). Tout comme le spirituel renvoit à l'invisible, à l'ésotérique, l'ouïe renvoit non pas au …




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