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Quand le shah n'est pas là...


Auteur :
Éditeur : Fédérop Date & Lieu : 1980, Lyon
Préface : Pages : 168
Traduction : ISBN : 2-8579-2002-4
Langue : FrançaisFormat : 155x230 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Kha Qua. N° 484Thème : Général

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Quand le shah n'est pas là...

Quand le shah n'est pas là...

Saleh Khaznar

Fédérop

Saleh Khaznar, c'est le pseudonyme qu'a choisi ce journaliste iranien de 45 ans, connu dans son pays, pour publier ce réquisitoire lucide et sans faille sur la situation actuelle en Iran, et tout ce qui a fait qu'un véritable soulèvement populaire a pu être détourné de ses buts, manipulé et confisqué par la dictature implacable des mollahs, cette « mollarchie » vengeresse, dirigée par l'ayatollah Khomeiny, qui a décidé de déclarer la guerre au monde entier.

Saleh Khaznar s'avance masqué, pour des raisons évidentes de sécurité. Qu'il suffise de savoir qu'il a longtemps séjourné en France — où il fut étudiant — et qu'il continue de vivre à Téhéran, se voulant d'abord — et profondément — patriote iranien.

Cette première analyse « de l'intérieur » des douze mois qui ont ébranlé l'Occident surprendra, choquera, éclairera. Mais on ne pourra ignorer ce cri.

Il va de soi que Saleh Khaznar a écrit son livre directement en français.



Introduction

« Vous croyez qu’il va partir ?
— Il paraît que c’est pour demain, a dit la télé.
— J'estime que c’est pas trop tôt.
— Pourquoi ?
— Il me fait peur ce vieux-là avec ses airs mystérieux, ses prières et son turban.
— Bah! Il est pas méchant !
— Je dis pas qu’il est méchant mais vous avouerez tout de même qu’il est bizarre et puis moi j'aimais bien le shah, je trouve qu'il était beau.

— C’est vrai qu’il avait fière allure.
— Et comment ! Et puis il avait l’air si sympathique !
— On dit pourtant qu'il était sévère avec les Iraniens.
— Sévère ? Mais c’était le roi ! Tout ce qu'il a fait, c’est pour ses sujets, c'était concret, tandis que ce vieux, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il cherche avec sa révolution ? Encore un pays qui va devenir communiste, je vous le dis moi !

— II paraît qu’il est important, c’est comme le pape pour nous, quoi !
— Le pape ! Vous avez de ces comparaisons ! Je crois plutôt que c’est un agitateur et notre président a bien été gentil en le laissant chez nous !

A Neauphle-le-Château, c'est l’effervescence. Enfin, l'ayatollah Khomeiny a reçu une confirmation de son départ en Iran, du moins de son retour, tant attendu par des millions de fidèles. A midi, en ce 31 janvier, l’un de ses collaborateurs prend la parole : « Le départ est certain. Il aura lieu ce soir entre 23 h et une heure du matin ». Khomeiny apparaît un court instant pour la prière avant de s’enfermer une dernière fois dans son ultime prison dorée de l'exil.

« A force de trépigner du pied, on finit par laisser une trace », dit un dicton khomeinien. Voilà quinze ans que ce noble vieillard n’a pas foulé des pieds la dalle rugueuse ou polie d’une mosquée iranienne ! Quinze ans que lui, le chef religieux des chi’ites, l'ayatollah, l’imam bien aimé, le « prophète » d’Allah, est obligé de jouer les touristes pour que le shah n’attrape pas une jaunisse en le voyant !

Khomeiny, il faut bien le dire, n’est pas ce qu'on pourrait appeler un joyeux drille, le sens de l’humour n’est pas son point fort. Il préfère répéter comme un leitmotiv « Allah Akh-bar » (Allah est grand). Il hait sans limites la famille Pahlavi et le shah en particulier — Ne dit-on pas qu’étant jeune il avait déjà une aversion, une allergie pour la gent félidée qui tournait parfois à l’obsession ! — Il veut n’avoir à lire que le Coran, faire des apparitions (son côté prophète).

Lorsqu'en 1963, le shah fait approuver par référendum les douze points de la soi-disant révolution sociale qui doit donner à l’Iran la possibilité de devenir une grande nation par des réformes « spectaculairement tactiques », Khomeiny n’est pas content. Il n'est pas d’accord et le laisse entendre, le fait lire. Il pique sa colère contre les réformes, contre le shah, Contre ce « progressisme » qui lui passe au dessus du turban.

Pourtant habitué depuis longtemps aux prises de position du tempétueux imam, le shah, cette fois, décide de chasser hors du pays cet empêcheur d'avancer dans la voie du « progrès social ». Et puis, n’est-ce pas aussi une façon radicale d'éliminer le leader d'un clergé susceptible d’entraver sa politique, de couper les liens étroits existant entre Khomeiny et le peuple des réactions duquel il a appris à se méfier.

C'est compter sans la ténacité, la hargne du chef religieux qui, non seulement ne s’avoue pas vaincu, mais bien au contraire profite de cet éloignement pour provoquer de plus belle le pouvoir en place. Que ce soit en Turquie, en Irak d’où il est chassé sous la pression du shah en octobre 1978 — ce dernier n'avait pas supporté l’appel du 18 juin de l'ayatollah incitant le peuple à renverser le pouvoir — ou à Neauphle-le-Château dans les Yvelines, Khomeiny n'a jamais cessé sa propagande contre le shah en envoyant des tracts clandestins, des cassettes enregistrées, véritables discours politiques exhortant les Iraniens à la révolution islamique.

Téhéran, Qom, Ispahan, Chiraz, Tabriz, Abadan, villes de sang, laissent entendre leurs cris de révolte et d'espoir et jettent à la face du monde l’étrange mélopée d’un Iran en instance de mutation irréversible. Depuis quelques mois la rumeur populaire gronde, les émeutes succèdent aux manifestations, les barricades se dressent comme des points d'interrogation. Le 9 janvier 1978, troubles sanglants à Qom la ville sainte : soixante morts. Le 18 avril, intervention de l'armée à Tabriz : 100 morts. En juillet-août, émeutes à Ispahan et Chiraz ; incendie du cinéma d’Abadan : 400 morts. Le 8 septembre, « vendredi noir » à Téhéran, l'armée tire : 700 morts, la loi martiale est décrétée. Le 29 octobre grève générale à la raffinerie de pétrole d'Abadan. Le 5 novembre, dimanche rouge à Téhéran.

A la révolte le shah répond par la violence et la mort. Khomeiny, de France, multiplie ses déclarations, prônant la révolution islamique. Il sent que le moment est venu, que la dictature institutionnelle du monarque s’effrite, provoquant une hémorragie dont il peut profiter malgré les sursauts du shah.

La victoire de Khomeiny ne fait plus de doute ; grâce à lui, grâce à son entourage religieux, le chi'isme, la religion de 90 % d’iraniens va enfin pouvoir manifester la grandeur de ses théories et de ses dogmes. Son idéologie est simple : aucun pouvoir temporel ne peut être considéré comme légitime puisque tout doit découler de Dieu et du Coran. Donc le shah doit disparaître et avec lui toute l’absurdité d’une mainmise totalitaire non conforme aux aspirations divines.

Le shah a abattu ses dernières cartes, tiré ses dernières cartouches, il sent que rien désormais ne pourra contenir la ferveur populaire galvanisée par l’infrastructure clandestine inoculée comme un poison par le « prophète Khomeiny », son ennemi implacable. Il se prépare à partir en « vacances » prolongées, histoire de ne pas perdre la face. Il nomme à la tête du gouvernement un homme du Front National, parti d’opposition, ancien partisan fidèle du grand Mossadegh, ancien prisonnier de la terrible Savak, Chapour Bakhtiar. Le shah pense ainsi contenter les uns sans mécontenter les autres et surtout éviter un retour triomphal de l’ayatollah et du chi'isme.

L’ayatollah a déjà fait savoir qu'il avait fondé son propre Conseil de la révolution islamique et qu'en aucun cas il ne tiendrait compte du gouvernement Bakhtiar : charmant dialogue en perspective.

A Téhéran, la tension monte, les partisans de Khomeiny se manifestent de plus en plus ouvertement. Le téléphone chi’ite marche à merveille et Allah est à l'écoute. Bakhtiar joue à fond la carte de l’intérimaire décidé coûte que coûte à garder les prérogatives d'un état laïque, indépendant, après épuration des parasites : « J'entends qu’aucune dictature ne remplace une autre dictature. C’est l’essentiel, et la ligne de force de ma politique. Une fois cela obtenu je pourrai quitter le gouvernement la tête haute... Je resterai à mon poste pour assurer la démocratie en ce pays... Je ne m’inclinerai que devant la volonté populaire, à la suite d’élections qui trancheront. »

En attendant, il bloque les aéroports pour enrayer un éventuel retour de l’ayatollah. Mais il sait bien qu’il ne peut pas jouer à ce petit jeu trop longtemps. Beaucoup d’iraniens et certains de ses partisans lui en veulent d’avoir été nommé par le shah lui-même qui lui avait dit avant de partir : « Votre gouvernement a ma totale confiance et j'espère que le patriotisme de chacun lui permettra de mener à bien sa tâche difficile. Je suis fatigué, très fatigué. J’ai besoin de repos et puisque le parlement a donné son investiture au gouvernement, je peux partir en vacances ». Il avait ajouté, comme dans un rêve : « Ne vous faites pas de souci. Je ne pars que pour une courte période », sous entendu : « Je vais me refaire une petite santé aux USA, chez mes amis américains, et on recommencera la fête de 1953. »

Mais cette fois la fête est finie, du moins pour la monarchie. Pour les Américains c’est le « wait and see ». Bien sûr l’Iran représente une valeur stratégique irremplaçable, bien sûr il y a le pétrole, mais le chi'isme n'est pas Mossadegh et puis n'est-ce pas plus intelligent de laisser macérer, mijoter, bouillir avant de renvoyer l'élite de la CIA sur place ! La Russie ? Tant que Bakhtiar est en place elle ne pourra rien faire, et si par malheur c’est Khomeiny qui dirige le pays, la religion lui refusera toute ingérence. Donc de ce côté là Carter est tranquille.

Tranquille ? Chapour Bakhtiar ne l’est pas vraiment. Malgré une investiture confortable — la Chambre basse lui avait accordé sa confiance par 149 voix pour, 43 contre et 13 abstentions — il reconnaît lui-même que la tâche est écrasante. Il a du mal à maintenir l’ordre dans un pays en feu. Trop modéré pour être le fer de lance d’une politique unanime, trop progressiste pour être compris par ses pairs de la haute bourgeoisie, Bakhtiar jongle avec le pouvoir. Ses réformes, bien que salutaires, sont accueillies avec méfiance, voire avec un certains dédain : liberté de la presse, nationalisation active, suppression définitive de la Savak, répartition de la richesse, etc.
Non, décidément ce n’est pas encore l’heure Bakhtiar. Tous les esprits sont tournés vers la France, vers ce petit village des Yvelines devenu pour un temps l'un des phares du monde.

Et le 1er février 1979, après un départ raté le 25 janvier, l’ayatollah Khomeiny revient dans son pays après quinze années d’exil. Inutile de décrire l'immense cri de joie poussé par des millions d’iraniens massés à l'aéroport, sur la route jusqu’à la capitale, véritable haie d’honneur pour celui que tout le monde attendait. Les Iraniens hurlent, pleurent, brandissent le poing et aucune force armée n’aurait pu venir à bout d'un tel déferlement passionnel. Jour de revanche, jour du renouveau islamique. En fait, de l'aéroport de Merhabad à Téhéran, pas un policier, pas un militaire n’est présent. Seuls les mollahs sont là qui donnent des ordres à quarante mille Iraniens devenus du même coup le service d’ordre au nom de la révolution islamique.

Tout est fait comme si Chapour Bakhtiar et son gouvernement n'existaient pas ; d’ailleurs l'état-major du chef religieux ne disait-il pas la veille : « II n’est pas besoin, en fait, de démission de M. Bakhtiar puisque seul un gouvernement légal et légitime — sous entendu le nôtre — peut démissionner ». En tout cas l’épreuve de force à l’arrivée du « prophète », de l’ange, est l'exemple vivant de la thèse : « l’Etat islamique c’est Khomeiny, Bakhtiar peut rentrer chez lui ». Les slogans fusent de partout : « Vive Khomeiny, à mort Bakhtiar », « Vive la lutte anti-impérialiste du peuple iranien », « Allah » !

L'armée, qui ne s'était pas montrée le jour de l’arrivée de Khomeiny avait la veille fait une petite démonstration de force en forme d’intimidation. Avenue Rezah, lieu privilégié, c’est alors une interminable parade allant des automitrailleuses légères aux chars lourds Chieftains en passant par des jeeps équipées de canons sans recul, sans oublier l'infanterie armée jusqu’aux dents. De quoi faire réfléchir les plus belliqueux.

Bakhtiar fait face, refuse de démissionner et considère le retour de l'ayatollah comme celui d’un simple chef religieux : rien de plus. Prise de position malheureuse qui allait lui coûter le pouvoir, car il a en face de lui un homme prêt à tout, qui connaît ses effectifs, qui sait combien le fanatisme chi’ite est important, qui n’a qu’à lever le sourcil droit ou opiner du turban pour envoyer des millions de fidèles encore enivrés par une délivrance toute fraîche au casse-pipe, à l’assaut des blindés.

Entre les deux hommes se jouent alors une guerre des nerfs, une lutte d’influence acharnée. D’un côté le gouvernement de régence qui s’appuie sur l’armée et sur le parlement ; de l’autre, un gouvernement islamique qui s’appuie sur la force populaire et la foi divine avec à sa tête un vieux fidèle de l’ayatollah, Mehdi Bazargan, chef du parti « le Mouvement de libération nationale », le deuxième du pays après le Front national, et très favorable aux religieux. Autour de lui on retrouve la plupart des collaborateurs de l'ayatollah qui l’avaient suivi en exil : le docteur Yazdi, Abdel Hassen Bani Sadr ou Ghotbzadeh. Ce gouvernement provisoire, Khomeiny lui donne une raison d’être par une déclaration que l’on peut, sous réserve de plagiat, comparer au fameux « firman » impérial (décret prouvant l’officialisation d’un gouvernement).

« Tenant compte de la recommandation du conseil de la révolution et suivant le droit légitime et légal découlant du vote de la majorité croissante de la presque totalité du peuple iranien — Khomeiny manie très bien l’art de la nuance — qui s'est exprimée au cours des marches et des manifestations amples et nombreuses en faveur de la direction du mouvement, tenant compte de notre propre confiance en votre foi profonde dans la saine idéologie de l’Islam et de la connaissance que nous avons de votre lutte dans l'intérêt de l’Islam et de la nation, et sans tenir compte de votre appartenance à un parti ou à un groupe particulier, je vous charge de constituer le gouvernement provisoire afin que vous puissiez diriger les affaires du pays et plus particulièrement organiser le référendum, faire appel au suffrage universel pour passer du régime politique actuel à une République islamique, préparer l'élection de l'Assemblée constituante qui approuvera la constitution du nouveau régime et organisera l'élection des membres du gouvernement selon la nouvelle constitution...

Il est impératif que vous choisissiez et présentiez le plus tôt possible les membres du gouvernement provisoire conformément aux conditions prévues...

Les fonctionnaires, l’armée et tous les citoyens collaboreront entièrement à votre gouvernement provisoire pour atteindre le but sacré de la révolution et restaurer l’ordre dans le pays : ils observeront la discipline nécessaire. Je prie Dieu tout puissant pour votre succès et celui du gouvernement provisoire en cette étape délicate et historique du pays. »

C'est ce qui s’appelle avoir peur de ne pas être compris ou encore le « b a ba » du parfait petit gouvernement provisoire ! Fils Bazargan n’a plus qu’à éxécuter les ordres de papa Khomeiny pour ne pas être mis en pénitence !



1

La victoire du peuple


Khomeiny somme plusieurs fois Bakhtiar de partir. A chaque fois le premier ministre en place répond par la négative, se disant pour la démocratie mais non pour la populace. Il assure qu’il est des moments où il faut savoir dire non. Pour Bakhtiar, laisser l’imam du peuple à la tête du gouvernement, du moins par personne interposée, ce qui revient au même, équivaudrait à la naissance d'un chaos politique, économique et social dont l’Iran n’a pas besoin en cette période de crise. De plus, il laisse entendre que Khomeiny et son entourage n'ayant aucune notion de gestion de l’Etat, c'est une hérésie, un suicide pur et simple. Khomeiny n’en a cure. Il compte sur l'intelligence du peuple, son désir de liberté, sa sagesse, et il est persuadé que passés ces moments d'allégresse, l’Iran reviendra au calme en partant sur des bases nouvelles inspirées par la voix d'Allah.

C’est cette voix que Khomeiny fait entendre dans la rue. Le jeudi 8 février, Téhéran en effet connaît sa cinquième manifestation monstre. Plus d’un million de personnes sont venues approuver le gouvernement islamique de monsieur Bazargan. Fait important, aux côtés des civils apparaissent pour la première fois des militaires, de l'armée de l’air et quelques uns de l’armée de terre, qui ont fait allégeance la veille au vieux religieux.

Téhéran bouge, Téhéran rouge, Téhéran rumeurs, Téhéran clameurs, Téhéran meurt. La guerre des nerfs se termine, l’insurrection islamique commence.

…..




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