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Histoire de la Turquie contemporaine


Auteur :
Éditeur : La découverte Date & Lieu : 2007, Paris
Préface : Pages : 128
Traduction : ISBN : 978-2-7071-5140-7
Langue : FrançaisFormat : 115x180 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Boz. His. N° 3016Thème : Histoire

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Histoire de la Turquie contemporaine

Histoire de la Turquie contemporaine

Hamit Bozarslan


La Découverte


La Turquie envoie des signaux contradictoires à l’Europe. Candidate depuis plusieurs années à l’adhésion à l’Union européenne, elle est dirigée par un gouvernement réputé « islamiste modéré ». Elle dispose de structures formellement démocratiques, mais les militaires jouent un rôle décisif dans la définition de ses politiques intérieure et extérieure. Ouverte sur le monde, et plus particulièrement sur l’Europe, elle ne s’enferme pas moins dans un syndrome de « forteresse assiégée », dont la « sécurité nationale » serait menacée aussi bien par les ennemis extérieurs qu’intérieurs.
Ce livre apporte des clefs pour comprendre cette situation, en suivant l’évolution de ce pays tout au long du XXe siècle. En proposant une information fiable et une lecture synthétique de l’histoire récente de la Turquie, il permettra aux lecteurs de langue française de mieux connaître et comprendre les enjeux et la signification de la volonté de la Turquie de rejoindre l’Union européenne.


Hamit Bozarslan, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, codirecteur de l’IISMM (Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman), est l’auteur, notamment, de 700 mots pour dire « violence » dans le monde musulman (Maisonneuve-Larose, 2005) ; From Political Contest to Self-Sacrifice : Violence in the Middle East (Marcus Wiener, 2004) et La Question kurde : États et minorités au Moyen-Orient (Presses de Sciences Po, 1997).



INTRODUCTION

Le lecteur de langue française est familier, depuis quelques années, de l'allégorie de la Turquie pays musulman à plus de 99 % se présentant au seuil de l'Europe. Presse quotidienne et revues généralistes couvrent régulièrement les signaux contradictoires qu'Ankara envoie à l'Europe : alors que son gouvernement réputé « islamiste modéré » est proeuropéen, son armée, « occidentaliste » et « laïque », est très réservée. Le pays dispose des structures démocratiques formelles, mais ses politiques intérieure et extérieure sont dictées par un Conseil national de sécurité, composé pour l'essentiel de militaires. 11 a ratifié presque tous les traités européens et internationaux concernant les droits de l'homme et des minorités, mais son bilan en la matière sur ces deux dernières décennies reste des plus alarmants. Ouvert sur le monde, et plus particulièrement sur l'Europe où vivent trois millions de ses ressortissants, il ne s’enferme pas moins dans un syndrome de forteresse assiégée dont la sécurité serait constamment menacée par des ennemis extérieurs et intérieurs.

Cependant, malgré cette bonne couverture, le lecteur manque d’ouvrages de référence. Le dernier livre accessible au grand public, le « Que sais-je ? » de Robert Mantran, date de 1968. Fruit d’une érudition inégalée, il ne consacre pourtant qu'une vingtaine de pages à l'ensemble du XXe siècle. Depuis, aucun ouvrage n'est paru qui fasse le point entre articles scientifiques et livres très spécialisés.

L'objectif principal du présent livre est de combler cette lacune, d'offrir un document de synthèse permettant de saisir les tendances lourdes, mais aussi les lieux et moments de rupture qui ont marqué ce pays au XXe siècle. Le découpage chronologique qui structure le livre va de pair avec une lecture en « trame » de certains thèmes, comme la question kurde, la contestation alévie, la violence, ou encore les oppositions émanant du champ religieux.
Comme toute étude historique, cependant, celle-ci sort d'un « atelier » et, à ce titre, elle ne saurait que proposer une histoire de la Turquie parmi d'autres. Elle est, indubitablement, le résultat des tris opérés par son auteur entre de multiples repères et thèmes. Par les ruptures auxquelles ils aboutissent, ou le rôle qu'ils jouent dans les subjectivités d'une période, d'une génération, voire au-delà, certains de ces repères et thèmes intriguent l'historien plus que d'autres. S'y atteler, par conséquent, exige un travail de déconstruction des modèles et des paradigmes existants, ainsi que l'élaboration d'outils permettant de nouvelles interprétations. Le kémalisme, qui traverse l'histoire de la Turquie républicaine et que d'aucuns considèrent comme le seul mouvement de modernisation, de sécularisation, voire de démocratisation dans le monde musulman, constitue l'un de ces thèmes. La lecture faite ici de cet objet singulier est tout autre. Plutôt que de partir des catégories normatives, qui construisent tout autant un monde musulman, associé aux « ténèbres asiatiques », qu'une personnalité quasi miraculeuse capable de rapprocher une partie de ce monde d'un « modèle occidental », lui aussi anhistorique, j'essaie de placer le kémalisme dans le contexte des courants et expériences politiques « révolutionnaires », notamment européens, d'entre les deux guerres. Cette déconstruction historicisante, qui change d’échelles et de repères de comparaison en fonction des enjeux et des périodes, est suivie tout au long de l'ouvrage. À titre d'exemple, il est suggéré que les régimes militaires turcs, bien distincts de leurs homologues arabes, ne peuvent être compris qu'en relation avec les doctrines contre-insurrectionnelles du Pentagone, mises en « pratique », avec ou sans son aval, dans différentes régions du monde, dont l'Amérique latine.
Enfin, comme tout ouvrage d'histoire, celui-ci s'est heurté aux difficultés méthodologiques de la discipline elle-même, et tente de les surmonter à sa manière. Un lecteur familier de l’histoire de la Turquie peut être quelque peu dérouté par les découpages chronologiques, « non classiques », ici proposés. Je pars en effet de l'hypothèse que le repérage des continuités et des ruptures résulte d’une problématisation et d'une lecture qui donnent sens aux événements, les placent dans un contexte et les évaluent en relation avec les transformations, structurelles ou subjectives, auxquelles ils donnent lieu. Par exemple, la date officielle de la fin de la Première Guerre mondiale n'est pas considérée ici comme une rupture, pour la simple raison que les tendances lourdes des périodes d'avant et pendant la guerre ont déterminé encore durant plusieurs années l'histoire de ce qui restait de l'Empire ottoman.

Enfin, qu'il me soit permis d'ajouter que cet ouvrage ne saurait se substituer à une histoire détaillée de la Turquie au XXe siècle, dans la veine de l'imposante Histoire de l’Empire ottoman édité par Robert Mantran (Fayard, 1989, 810 p.).



Prologue / Le XIXe siècle ottoman

« Le plus long de l'Empire », comme le définit l'historien liber Ortayli, le XIXe siècle ottoman fut indéniablement aussi celui de troubles incessants et des incertitudes. Dès la fin du XVIIIe siècle, en effet, le Palais et sa bureaucratie, ainsi que les différentes composantes de la société ottomane, se trouvèrent dans l'incapacité de reproduire le système impérial tel qu'institutionnalisé et ritualisé depuis plusieurs siècles. Plus que les pertes territoriales de l'Empire, dont la devise était « Victorieux toujours », la crise se traduisait par le manque de confiance en soi et par le sentiment du « déclin ». La proclamation d'un « ordre nouveau » (nizam-i cedid) en 1793, qui remplaça l'« ordre universel » (nizam-i âlem) de l’Empire, parut dans un premier temps suffisante pour enrayer le « déclin ». Mais le nizam-i cedid ne fit que déclencher un chamboulement radical, engendrant des mesures sans cesse plus drastiques et souvent mal maîtrisées, comme la sanglante suppression du corps des janissaires (1826). Avec l’accession au trône d'Abdûl Mecid 1er (1839-1861) les réformes prirent une vitesse vertigineuse. Le rescrit impérial du 2 novembre 1839 proclama une nouvelle ère, dite des « réorganisations » (Tanzimat). Un second rescrit en 1856 amplifia les réformes et les inscrivit dans la durée. Ces deux actes impériaux instaurèrent le droit à la propriété privée et l’égalité de tous les Ottomans, sans distinction de race ni de religion.

Les réformes visaient, avant tout, à « sauver l'État ». Mais cet objectif nécessitait un changement plus profond que la simple modernisation de l'armée et de la bureaucratie. Comme le remarque Șerif Mardin, avant les Tanzimat, la force du Centre résidait dans son extériorité par rapport aux périphéries dont il reconnaissait l’autonomie. Désormais, la chance de réalisation des projets émanant du Centre dépendait de l'adhésion des « sujets » ottomans, qu’il fallait d’abord inventer, puis responsabiliser. La phrase attribuée à Ali Paşa, l'un des architectes des Tanzimat, résumait lucidement cette situation : « Il faut une nation à cet État. »
Les réformes produisirent cependant des résultats contraires aux attentes des réformateurs.
Loin de se laisser transformer en composantes d'une « nation » ottomane, les diverses communautés non musulmanes se conçurent de plus en plus comme des « nations » étouffées par les « ténèbres asiatiques ». En l'espace de quelques décennies, les identités confessionnelles, ancrées dans une longue tradition d'autonomie, se politisèrent sous l'influence des idées romantiques, puis nationalistes et socialistes. Autre conséquence inattendue : dans le souci d'imposer une administration directe, égalitaire et impartiale, les Tanzimat mirent fin aux statuts administratifs dérogatoires qui constituaient le principal mode de « gouvernance » ottomane. Au lieu d'assurer la centralisation, la nouvelle politique déclencha un processus de fragmentation sans précédent dans l'histoire récente de l'Empire. Par exemple, la suppression sanglante d'une vingtaine d'émirats autonomes kurdes provoqua une retribalisation massive et, partant, donna naissance à plus de mille entités plus au moins autonomes. Sur le plan militaire, le résultat se révéla également funeste. L'instauration d'une armée centralisée n'enraya pas le « déclin » ; au contraire, elle créa une nouvelle source d'instabilité, tant les militaires affamés se livraient à la prédation sur les populations ottomanes. Enfin, les réformateurs voyaient dans les écoles militaires et civiles « à la française », dont la fameuse Mülkiye (École d'administration), le pilier central d'une nouvelle bureaucratie fidèle et efficace. Le résultat fut l'émergence d'une intelligentsia très différente des alim (savants) ottomans : en rupture avec le Palais, elle fut plus attirée par l'action révolutionnaire que par le devoir d'obéissance et, comme le dit Cemil Meriç, s'attacha plus à l'idée de progrès qu'à celle de l'« ordre ».

L’accession au trône d'Abdûl Hamid II en 1876 marqua le point culminant des Tanzimat, mais en sonna aussi le glas. Les conditions mêmes de l'intronisation du nouveau sultan démontraient que le Palais avait perdu le contrôle du processus qu’il avait inauguré. Pour la première fois, en effet, un sultan ottoman, Abdûl Aziz (intronisé quelques mois auparavant), était assassiné lors d'un coup d'État monté par des officiers et bureaucrates civils. Si le régicide n'était pas inédit dans l'histoire ottomane, l'assassinat d'un sultan par des éléments extérieurs au Palais l'était. Il témoignait clairement que les réformes avaient produit une nouvelle génération de militaires et de bureaucrates qui ne se considéraient plus comme de simples serviteurs de l’État, mais visaient à en devenir les maîtres.

Dans un premier temps, Murad V succéda à Abdûl Aziz, mais, souffrant de troubles mentaux, il céda la place à Abdûl Hamid II. Le nouveau sultan fut d'emblée confronté au risque d'une nouvelle guerre avec la Russie. Il estima, à tort, que l'adoption d'une Loi fondamentale, susceptible de l'établir parmi les monarques éclairés de l'Europe, isolerait la Russie et suffirait à éviter la guerre. Aussi décida-t-il de promulguer une Constitution et de convoquer des élections pour doter l'Empire d’un parlement. Deux ans après, c'était la débâcle militaire : le congrès de Berlin, réuni le 13 juin 1878, reconnut la Serbie et la Roumanie comme États indépendants et la Bulgarie accéda à une large autonomie qui réduisait à néant la souveraineté ottomane. Bien que toujours officiellement territoires ottomans, la Bosnie et l'Herzégovine passèrent sous le contrôle militaire de l'Autriche. Enfin, les chrétiens de l'Empire furent placés sous la protection de la France. Au lendemain de ce désastre qu'il interpréta comme une preuve flagrante de l'échec des Tanzimat, Abdûl Hamid II dissolvait l'Assemblée et suspendait la Constitution. Il fit également arrêter Midhat Paşa, architecte et principal responsable de l’expérience constitutionnelle (sa mort en prison fut imputée au Palais).

Certes, le sultan ne pouvait retourner à la période d'avant les Tanzimat, tant les réformes avaient produit leur propre dynamique. Ainsi, tout au long de son règne, l'Empire ne cessa de renforcer ses liens avec l'Europe, L'entraînement de l’armée continua d'être assuré par des officiers européens. Les réformes dans le domaine de l'éducation se poursuivirent. Nombre d'écoles de missionnaires ouvrirent leurs portes aux élèves chrétiens, mais aussi musulmans. La presse ottomane, calquée sur le modèle français, se développa malgré la censure. Plusieurs villes, notamment Istanbul, Izmir et Salonique, furent reliées à l'Europe par de fréquentes liaisons maritimes. Les communications, notamment la télégraphie et les chemins de fer, se développèrent et les compagnies européennes, bénéficiant de larges concessions, affluèrent vers l'Empire.

Cette ouverture sur l'Europe alla cependant de pair avec l'instauration d'un système de plus en plus autocratique. Le traumatisme du régicide poussa en effet Abdûl Hamid II à centraliser le pouvoir à l'extrême pour tenter de contrôler, avec peu de succès d'ailleurs, la presse, et à contrebalancer les effets de l'occidentalisation par une doctrine très conservatrice que d'aucuns définissent comme panislamiste. Son long règne, qui se singularisa par l'absence de guerres majeures entre 1877 et 1909, lui permit en effet de « repenser » l'Empire dans un nouveau cadre identitaire. Sans leur faire de concessions majeures, Abdûl Hamid II se montra attentif aux critiques venues d'oppositions islamistes aussi variées que les wahhabites ou les salafistes. Mais son « panislamisme » constituait aussi un bouclier stratégique. Comme le suggère David Kuchner, Abdûl Hamid II semble avoir pris conscience, qu'à terme l'Empire allait se replier sur l'Anatolie. Sa doctrine visait à homogénéiser ce « noyau dur » et à le protéger par une périphérie regroupant les populations musulmanes mais non turques de l'Empire, comme les Kurdes et les Arabes. Les massacres de 1894-1896, qui firent au moins 100 000 victimes arméniennes, constituèrent effectivement le premier pas concret vers la réinvention de l'Anatolie comme une entité turque et musulmane.



I / Le règne d'Union et Progrès (1908-1918)
et la guerre de l'Indépendance (1919-1922)

L'émergence des Jeunes-Turcs

Si Abdûl Hamid II parvint à stabiliser l'Empire, il échoua à surmonter la rupture entre le Palais et la nouvelle élite militaire et civile issue du processus des réformes. Dès 1895, une opposition, qui allait être connue en Europe sous l'appellation « jeune-turque », commença à se former.
Durant plus de deux décennies, elle fut plus une mouvance, divisée entre de multiples factions, qu'une réelle menace pour le Palais. Les opposants, en effet, se trouvaient essentiellement à Paris ou autres villes européennes (voire en Égypte) et, malgré l'admiration qu'ils suscitaient au sein de l'intelligentsia militaire et civile, ne disposaient que d'une marge de manœuvre étroite à l'intérieur de l'Empire.

La majorité des Jeunes-Turcs était des Ottomans musulmans, mais d'autres étaient chrétiens, juifs, ou encore musulmans de Russie. Si « Liberté et Constitution » étaient leurs mots d'ordre, ils ne s'inspiraient pas moins de multiples courants d'idées européens, des plus conservateurs aux plus révolutionnaires. Alors que certains désiraient le renouveau de l'Empire, d'autres aspiraient à une révolution comme une « fête de sang ». Et parfois, ils pouvaient s'identifier à plus d'un courant en vogue dans la capitale française : « En Europe, au début du XXe siècle — selon la narration moqueuse de Yahya Kemal —, les Jeunes-Turcs en extase écoutaient les discours de Jaurès, ils suivaient ensuite, les larmes aux yeux …




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