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L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs?


Auteur :
Éditeur : Date & Lieu : 2010, Paris
Préface : Pages : 192
Traduction : ISBN : 978-2-200-24859-8
Langue : FrançaisFormat : 130x195 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Duc. Eur. N° 3267Thème : Politique

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L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs?

L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs?

Vincent Duclert

Armand Colin

La Turquie constitue une grave question pour l'Europe qui révèle avec elle ses peurs, ses cloutes, ses rejets.
L’image de ce pays auprès des Européens se réduit généralement à celle d’une nation prisonnière de la violence d’Etat ou menacée par le risque islamiste. Et si la Turquie pouvait au contraire parler le langage politique auquel l’Europe aspire?
Contre la tradition d ignorance qui pèse sur ce pays, cet essai d’historien veut saisir le débat public d’une réalité méconnue et pourtant décisive. De nombreux intellectuels turcs mènent en effet d’importants combats démocratiques.
Dans les années 2000, cette mobilisation n’a cessé de grandir. Défendant des valeurs de liberté et une exigence de vérité, écrivains, artistes, juristes ou journalistes se dressent contre la tyrannie d’Etat aussi bien que contre l’intolérance religieuse.
Oui, l'Europe a besoin des intellectuels turcs, et pas seulement pour l’éclairer sur la Turquie. Ils rappellent aux Européens l'importance des engagements civiques, le besoin de politique dans les sociétés, le devoir de s’opposer au nationalisme par la raison critique et la souveraineté des citoyens. Ils rappellent à l’Europe son histoire, tout simplement. C’est-à-dire son avenir.


Vincent Duclert est professeur agrégé à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Spécialiste d'histoire du politique, il étudie notamment les mobilisations civiques en France depuis l'affaire Dreyfus. Il mène en parallèle des recherches sur l'histoire contemporaine de la Turquie où il a vécu et enseigné dans les années 1980.
Hamit Bozarslan, directeur d'études à l'EHESS, est l'un des meilleurs spécialistes de la Turquie contemporaine et du Moyen-Orient.






INTRODUCTION

L’avenir de la Turquie et sa demande d’intégration à l’Union européenne constituent aujourd’hui une grave question pour le « Vieux Continent » en quête de définition, d’unité et de stabilité. L’Europe est divisée, déchirée sur le sujet, comme le sont les États membres, les partis politiques, les opinions publiques. La passion nationaliste, la méconnaissance historique dominent souvent le traitement de cette question qui ne cesse de dominer, voire de paralyser la réflexion que l’Europe se doit sur elle-même. Les Européens connaissent généralement la Turquie à travers deux situations opposées, l’attrait touristique d’une part pour une destination souvent recherchée, et la perception sociale d’une forte communauté immigrée, surtout dans l’Europe du Nord-Ouest et en France. La question posée de son adhésion les oblige à se forger une autre connaissance de la Turquie qu’ils échouent bien souvent à se donner. Les stéréotypes et les préjugés persistent, voire grandissent en dépit d’acquis très importants de la recherche en histoire et en sciences sociales.

La Turquie contemporaine appartient en effet à ces domaines d’études qui sont passés d’un âge érudit et solitaire - quelques savants isolés travaillaient sur le pays jusqu’aux années 19801 -à un régime intellectuel et scientifique de premier plan caractérisé par des chercheurs confirmés2 et un milieu très dynamique de jeunes spécialistes3 explorant systématiquement un pays, un État, une culture, une société et démontrant combien elles demeurent éloignées des discours officiels, des représentations populaires, des généralisations hâtives. Cette nouvelle historiographie, au carrefour des sciences sociales, fortement internationalisée, liée à la recherche indépendante en Turquie qui se développe rapidement, alterne les monographies de premier plan et les indispensables travaux de synthèse4. Cette étude s’inscrit modestement mais résolument dans cette « turcologie » nouvelle qui sort du cadre strictement national pour envisager la Turquie dans l’espace élargi de l’Europe balkanique au Moyen-Orient, dans l’histoire longue des héritages ottomans et des influences multiples, et dans une perspective de contemporanéité historique qui peut à nouveau rapprocher la Turquie de l’Europe.
Actuellement, elle en est séparée par la situation présente interdisant de mener cette histoire contemporaine. Le passé du coup d’État de 1980 et de la dictature des généraux qui en découla n’a pas été surmonté. II domine le présent à l’instar de la constitution qui reste très largement celle que les militaires imposèrent au pays en 1982. L’histoire contemporaine, notamment en termes politiques, demeure un discours d’État, un dogme national et un pouvoir sur la société.
La nouvelle historiographie turque se concentre sur cette réalité critique qui offre l’avantage - périlleux mais exaltant - de pouvoir penser en même temps la contemporanéité d’un pays et les usages politiques de l’histoire5. Cela signifie très clairement que la recherche sur le contemporain est elle-même un enjeu politique puisqu’elle démocratise le savoir historique, qu’elle l’éloigne des idéologies d’État ou de religion.

Pour autant et il faut en convenir, ces progrès du savoir savant nont pas encore réussi à s’imposer aux opinions publiques et aux politiques des États, en France particulièrement où les positions extrêmes du président de la République, affirmées notamment au cours de la campagne qui vit son élection au printemps 2007, ont témoigné d’une ignorance profonde de la réalité turque aussi bien que de l’histoire européenne6. Plutôt que d’apaiser, par un discours raisonné, une société française en proie au doute sur cette question cruciale, la droite française accentue par son rejet viscéral d’un pays candidat à l’UE la dérive des consciences collectives et individuelles. Nicolas Sarkozy a fait du dossier turc, en effet, un cheval de bataille idéologique.
Il récuse absolument la moindre prétention de la Turquie à intégrer l’Union européenne en proclamant comme un principe absolu que la Turquie n’appartient pas et ne pourra jamais appartenir à l’Europe. C’est, selon lui, une loi de la nature, de la géographie, des religions, qui dit que les frontières, y compris politiques, sociales et culturelles de l’Europe commencent sur le Bosphore et qu’en conséquence tout ce qui est au-delà ou même tout ce qui appartient à la frontière - Istanbul en particulier - est définitivement hors du continent. Comme pour d’autres sujets, la présidence française décide là dans une indifférence - un mépris? - pour la connaissance accumulée sur la Turquie. Peut-être n’est-elle pas suffisante ? S’il faut y contribuer à nouveau, approfondissons alors ce qui fait problème, cette histoire contemporaine refusée qui montre un autre visage de la Turquie, une autre Turquie.

Nous n’ambitionnons pas dans ce livre de trancher définitivement la réponse à donner à la demande d’intégration de la Turquie à l’Europe. Nous souhaitons seulement, mais c’est déjà considérable compte tenu de l’état paranoïaque du dossier, faire une place à la connaissance et à la réflexion. Et, par elle, rendre justice de l’engagement exceptionnel d’intellectuels turcs pour construire l’avenir démocratique de leur pays. Des preuves nombreuses existent de cette volonté individuelle et collective qui révèle une autre histoire, une autre Turquie. L’un des objectifs de ce livre est d’abord de réunir ce savoir de l’engagement intellectuel, de l’éclairer, de le transmettre à une opinion européenne souvent ignorante de cette réalité, et d’en faire profiter aussi une opinion turque qui méconnaît bien souvent les efforts et les risques pris par ses intellectuels pour défendre sa liberté. Dans cet engagement réside un avenir politique qui ne serait ni celui de l’État autoritaire hérité de la République de Mustapha Mustafa Kemal ni celui d’un conservatisme xénophobe se nourrissant de nationalisme autant que de religion, une sorte de fondamentalisme qui menace aujourd’hui la société et la paix civile. Il définirait au contraire une perspective de démocratie fondée sur la reconnaissance de droits et de principes fondamentaux tels qu’on les retrouve dans les valeurs de l’Europe politique et la Convention européenne des droits de l’homme -dont la Turquie est du reste signataire.

Outre que cette issue politique serait un argument décisif pour l’entrée de la Turquie en Europe - celle-ci pouvant se définir comme un espace démocratique et un soutien à la démocratisation, on l’a vu pour la Grèce, l’Espagne, le Portugal, les pays de l’ex-bloc soviétique7 -, le fait même d’engager un tel combat pour les libertés, l’exigence de justice et la recherche de vérité rend compte d’une appartenance européenne des intellectuels turcs. La reconnaissance de cette vocation est d’autant plus essentielle que leurs engagements demeurent fragiles, menacés.
Historien de la France et de l’Europe politique, nous avons en effet reconnu dans les engagements intellectuels et artistes des trente dernières années, et particulièrement des dix années au cours desquelles ils se sont élargis, des caractères originaux des grandes mobilisations qui ont fait la conscience européenne depuis l’affaire Dreyfus (1894-1906)8.
L’Europe a donc besoin des intellectuels turcs, et pas seulement pour l’éclairer sur la Turquie. Ils rappellent aussi aux Européens l’importance des engagements civiques, le besoin de politique dans les sociétés, le devoir de s’opposer au nationalisme par la raison critique et le droit des citoyens. Ils rappellent à l’Europe son histoire, tout simplement. C’est-à-dire son avenir.



L’honneur des intellectuels turcs

L’étude des mobilisations intellectuelles récentes en Turquie décrit un phénomène vertueux qui approfondit l’importance de la question européenne de la Turquie. Les intellectuels démocrates mobilisés s’impliquent en effet avec force dans le rapprochement de la Turquie et de l’Europe. En octobre 2008, le magazine Kriter se fit le porte-parole de cent trois d’entre eux exhortant le gouvernement islamiste modéré à reprendre le dialogue avec l’Europe et à poursuivre les réformes démocratiques indispensables pour envisager l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne1. Ce soutien à l’Europe possède une réalité précise pour les intellectuels démocrates. Ils existent en Turquie parce que l’Europe, de son côté, les soutient. Durant les époques récentes de terreur d’État, entre 1980 et 1983 puis de 1993 à 2002, l’implication d’intellectuels européens, de membres du Parlement européen, de dirigeants politiques - surtout en Allemagne et en Europe du Nord -, permit de protéger en partie les élites démocrates que la répression légale et la violence extrajudiciaire pouvaient raisonnablement décimer.

Le soutien des organisations internationales des droits de l’homme aux intellectuels turcs reste très important aussi, à la fois pour leur assistance concrète, notamment juridique, et pour leur rôle dans l’information relative à ces événements. La première étape d’une nouvelle attitude envers les combats civiques en Turquie réside en effet dans leur connaissance, ce …




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