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La Turquie, l'Europe et les Kurdes


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Éditeur : L'Harmattan Date & Lieu : 1991, Bruxelles
Préface : Pages : 290
Traduction : ISBN : 2-7384-0899-0
Langue : FrançaisFormat : 160x240mm
Code FIKP : Liv. Fre. Dum. Tur. N° 3232Thème : Politique

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La Turquie, l'Europe et les Kurdes

La Turquie, l'Europe et les Kurdes

Paul Dumont
François Georgeon

L’Harmattan

En avril 1987, la Turquie faisait officiellement acte de candidature à la Communauté Européenne. Pourtant, les réactions plutôt mitigées des milieux concernés laissent présager, sans préjuger du résultat final de cette démarche, que l’entrée de la Turquie dans le club des Douze n’est pas pour demain. Une période d’attente qu’il faut mettre à profit pour s’intéresser de plus près à un pays encore trop mal connu, malgré la richesse de son passé et la place essentielle qu’il occupe au carrefour de l’Europe de l’Est, des Balkans, de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient.
La tâche, il est vrai, n’est pas aisée. La route pour parvenir à une meilleure connaissance de la Turquie est encombrée de clichés éculés et de préjugés tenaces. Très diverse de par sa géographie, participant à la fois du « Nord » et du « Sud », alternant dans son histoire récente interventions de l’armée et intermèdes démocratiques, demeurée fidèle au laïcisme dans un contexte de poussée de l’islamisme, et attachée à I’otan malgré un rapprochement marqué avec les pays arabes et musulmans, la Turquie ne se laisse pas réduire à des schémas simples. En outre, c’est un pays qui évolue rapidement, surtout depuis la restructuration politique et l’ouverture aux marchés extérieurs mises en œuvre depuis 1980. Le dynamisme incontestable dont elle fait preuve aujourd’hui ne saurait masquer les problèmes qui pointent à l’horizon de l’an 2000.
Prenant en compte cette riche complexité, et attentif aux longues durées comme aux mutations récentes, le présent ouvrage, fruit d’une rencontre de spécialistes d’origine et de discipline diverses, multiplie les approches et les éclairages pour aider à mieux cerner le visage de la Turquie au seuil de l’Europe.

 



PREFACE

Le 14 avril 1987, le gouvernement turc déposait à Bruxelles une demande d’adhésion à la Communauté économique européenne. Cette démarche n’était pas vraiment une surprise : le Premier ministre Turgut Ozal avait exprimé à plusieurs reprises son désir de voir la Turquie devenir le treizième membre d’une Europe à laquelle un traité l’associait depuis 1963. D’autre part, depuis les années de l’après-guerre, la Turquie faisait partie d’institutions européennes, et notamment siégeait à Strasbourg au Conseil de l’Europe. Si l’on regarde plus loin encore dans son histoire, en remontant jusqu’à l’époque de l’Empire ottoman, on verra que la volonté de la classe dirigeante de faire partie de l’Europe est très ancienne, et qu’elle s’est exprimée presque sans discontinuité depuis près de deux siècles. Un intellectuel turc du début du siècle disait : « Les Turcs ont toujours marché d’Est en Ouest. » L’entrée de la Turquie dans le marché commun serait en quelque sorte l’aboutissement de cette « longue Marche » des Turcs vers l’Occident (1).

Pourtant, il faut reconnaître que l’initiative turque a été accueillie sans grand enthousiasme par les Européens. « Treize à table ? » se demandait avec scepticisme l’éditorial du Monde au lendemain du 14 avril. Outre les problèmes propres à la Communauté, on faisait valoir les difficultés d’une intégration de la Turquie. Celles-ci sont d’ordre économique (faible niveau de vie, chômage, émigration, croissance démographique), politique (violations des droits de l’homme, traitement de la minorité kurde), diplomatique (mauvaises relations avec la Grèce — membre elle-même de la Communauté européenne, tension avec la Bulgarie à cause de la minorité turque), et culturel (poids traditionnel de l’islam et poussée récente de l’islamisme dans un Etat pourtant laïque).

Mais, au-delà de la volonté politique d’appartenir à l’Europe, et des problèmes que se pose la Communauté devant la candidature turque, qu’en est-il réellement de la Turquie par rapport à l’Europe ? C’est à cette grande question que le présent ouvrage voudrait aider à répondre. Il a pour origine une série de communications présentées à une table ronde organisée à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris en octobre 1986. Regroupant des spécialistes d’origine et de discipline diverses, cette réunion avait pour objectif d’examiner, dans une perspective longue, les aspects les plus significatifs de l’évolution de la Turquie contemporaine, et en même temps de tenter de faire le point sur les années écoulées depuis le coup d’Etat de 1980. Que l’on ne cherche pas dans cet ouvrage un plaidoyer pour ou contre l’entrée de la Turquie dans le marché commun. Il s’agit plutôt d’une tentative pour saisir dans sa complexité un pays en pleine mutation, et pour répondre à quelques-unes des questions que l’on se pose en Europe sur un pays encore trop peu connu. Les textes que l’on va lire se présentent ainsi comme une sorte de tableau de la Turquie au seuil de l’Europe.

L’une des premières questions concerne l’évolution de la population turque. La Turquie sera-t-elle vraiment un pays de 80 millions d’habitants en l’an 2000, comme on l’avance parfois ? En analysant les données du dernier recensement quinquennal, celui de 1985, ainsi que différentes projections démographiques, Cem Behar estime que la Turquie de la fin du siècle sera peuplée de 67 millions d’habitants. Un chiffre qui ramène la vitalité démographique turque à de plus justes proportions, mais qui n’en fera pas moins de la Turquie le pays le plus peuplé de l’Europe (après la Russie) et du Moyen-Orient au début du HT millénaire. Autre fait à retenir : par rapport à une Europe de plus en plus vieillie, la Turquie sera un pays assurément beaucoup plus jeune. Un argument qui pourrait bien entrer en ligne de compte pour la candidature au marché commun.

En fait, le dynamisme démographique est inégal selon les régions. A une Turquie de l’Est qui conserve un comportement « tiers-mondiste », s’oppose une Turquie de l’Ouest plus proche des tendances démographiques de l’Europe occidentale. Mais ce n’est là que l’une des disparités régionales que connaît la Turquie. Etudiant le problème dans son ensemble, Marcel Bazin nous rappelle que le développement, sous tous ses aspects, de l’économique au culturel, est réparti d’une manière fort inégale dans l’espace anatolien. Inégalité entre provinces maritimes et régions intérieures, entre villes et campagnes. Inégalité surtout entre l’Ouest et l’Est du pays. Klaus Kreiser y insiste également en conclusion de cet ouvrage : la Turquie de l’Ouest est plus peuplée et plus industrialisée que la Grèce elle-même. Fait important, parce qu’elle constitue en quelque sorte la « vitrine » du pays, celle qui attire les plus gros contingents de touristes en provenance de l’Europe occidentale. Un fait qui a aussi ses implications politiques : dans un livre récent en français intitulé La Turquie en Europe, l’actuel Premier ministre, Turgut Özal, évoquait à l’intention de ses lecteurs occidentaux, une Turquie plutôt égéenne... L’« autre » Turquie ferait-elle peur ?

Pourtant, cette « autre » Turquie est loin d’être une inconnue car c’est elle qui a alimenté depuis un quart de siècle le flot de travailleurs anatoliens venus chercher un emploi dans les zones industrialisées de l’Europe occidentale. On sait que les envois de devises de ces travailleurs dans leur pays représentent un phénomène financier de première grandeur (plus de 2 milliards de dollars en 1987), vital pour l’équilibre de la balance des paiements. Mais on sait moins quelles en sont les retombées sur l’économie turque. Stéphane de Tapia rappelle que depuis longtemps la Turquie s’efforce de faire appel aux capitaux issus de l’émigration pour les canaliser vers l’industrialisation de l’Anatolie. Mais on doit bien conclure, après plus de vingt ans de tentatives, à l’échec global de cette politique, même s’il a pu y avoir d’incontestables réussites au niveau local dans certaines régions de l’Anatolie intérieure.

Le recensement de 1985 a mis en évidence un fait capital : sur le plan du nombre, la Turquie des villes dépasse désormais la Turquie des campagnes. L’exode rural ne cesse d’élargir les ceintures de bidonvilles (Gecekondu) autour des grandes métropoles. Cette population des franges urbaines, mouvante, instable, imprévisible est-elle en train de s’« urbaniser », ou au contraire de « ruraliser » son environnement citadin ? Analysant, grâce à des enquêtes de terrain, les attitudes politiques de ces nouveaux venus en ville, Nur Vergin apporte une réponse nuancée à cette question. Elle note chez ces déracinés la formation d’« une configuration idéologico-politique nouvelle », une conception de la démocratie qui se caractériserait tout à la fois par un puissant désir d’égalité, exacerbé par le spectacle des inégalités offert par la ville, et une profonde méfiance du pluralisme, résidu de la culture villageoise.

Le nouvel équilibre démographique entre les villes et les campagnes est un phénomène qui a d’importantes implications politiques. Après la chasse au vote paysan de l’après-guerre, la conquête de l’électorat urbain est devenue un enjeu majeur pour les partis politiques. Ayşe Öncü analyse la façon dont ceux-ci se sont efforcés de le mobiliser, moins autour de thèmes idéologiques, que par une pratique systématique de patronage consistant à distribuer, en échange du bulletin de vote, des avantages ou des facilités pour la construction ou le logement en ville. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’ANAP (parti de la Mère-patrie), cette stratégie clientéliste s’est renforcée : désormais dotées de l’autonomie financière et jouissant de ressources considérables, les municipalités des grandes métropoles disposent de possibilités accrues pour mobiliser l’électorat urbain.

Ce clientélisme, Ilkay Sunar le voit d’ailleurs réapparaître progressivement au cours du processus de « redémocratisation » de la vie politique menée par l’armée turque. Il décrit la prudence et même la méfiance avec laquelle les militaires ont programmé ce « retour à la démocratie », l’entourant d’une série de mesures de sécurité, de verrouillage, de contrôles destinées à éviter les dérapages. Mais l’histoire reprend ses droits : derrière cette volonté rationalisante, les « vieux démons » du système politique turc, le patronage, le clientélisme, la politique des partis, semblent bien être en train de refaire surface. Une nouvelle revanche de la « société civile » sur l’Etat?

L’évolution récente de l’enseignement, du primaire au supérieur, en offre une illustration frappante. Tenues pour responsables de l’« anarchie » de la fin des années 70, l’école et l’université ont fait l’objet d’une restructuration approfondie sous le signe du « kémalisme », du nationalisme et de la dépolitisation. Mais comme le montre Xavier Jacob, la mise en oeuvre de cette politique s’est heurtée au manque de moyens matériels et elle a suscité de nombreuses résistances. Elle a révélé aussi les contradictions du système : tout en se réclamant du « kémalisme », les militaires ont rendu obligatoire l’enseignement religieux dans les écoles... Et tout en voulant améliorer et développer l’enseignement supérieur, ils ont provoqué le départ, contraint ou volontaire, de centaines d’enseignants, représentant souvent l’élite universitaire.
Autre contradiction, plus profonde celle-ci : la volonté de réglementer la société s’est accompagnée d’une politique résolument libérale sur le plan économique avec tout ce que cela suppose de déréglementation. La conception traditionnelle de l’Etat-Providence, héritée de l’Empire ottoman et prolongée par le kémalisme, cède le pas désormais aux mots d’ordre d’initiative, de liberté, de lutte, de concurrence. A partir d’enquêtes sur le recrutement du secteur public, Ahmet Evin a cherché à mesurer les premiers effets de ces changements sur l’élite politique turque : il observe que, par le biais notamment de l’Office gouvernemental du plan, les technocrates commencent à pénétrer davantage dans les sphères du pouvoir. Va-t-on vers une relève de la classe dirigeante turque ?

Le paysage intellectuel lui aussi est en train de changer. Frappée par les restrictions de toute sorte apportées à la liberté d’expression depuis 1980, par les mesures contre la presse, la purge dans l’Université et les grands procès, l’intelligentsia « occidentalisée » est incontestablement en perte de vitesse. Crise passagère ou crise durable ? Il semble à lire les analyses de David Barchard que ce soit plutôt le second terme qui soit le bon. Subissant en effet la concurrence des technocrates, et celle des intellectuels conservateurs, cette intelligentsia est à la recherche d’un second souffle. Saura-t-elle en particulier relever le défi que représente pour elle la montée des intellectuels islamistes ?

L’existence de ces intellectuels islamistes en Turquie n’est certes pas chose nouvelle. Mais c’est un fait que, depuis 1980, ils occupent bien davantage le terrain, et que leur regard sur le monde a changé. Alors que, depuis près d’un siècle, les réformistes musulmans s’efforçaient d’adapter l’islam au monde moderne (en fait le monde occidental), Binnaz Toprak montre que cette attitude est désormais dépassée. Les « nouveaux » intellectuels islamistes soumettent la modernité à une critique radicale au nom de l’islam — l’islam de l’« âge d’or », c’est-à-dire celui des premiers califes. C’est le monde d’aujourd’hui qu’ils cherchent à adapter à l’islam. D’où une série de refus : refus de la science et de la technologie occidentales, de l’industrialisation à l’occidentale, de la domination du marché, de la « société de consommation ». Des idées qui risquent de faire rapidement leur chemin parmi les laissés-pour-compte de la croissance. D’autant qu’elles sont largement diffusées par une masse impressionnante de magazines et de revues.

C’est du reste l’un des traits marquants de l’évolution de la presse turque ces dernières années : aux éventaires des kiosques, les organes d’information islamistes occupent de plus en plus de place aux côtés des journaux à grande diffusion et... des magazines pornographiques. Gérard Groc rappelle l’ancienneté de la presse en Turquie, son importance politique et le rôle qu’elle joue dans la formation de l’opinion publique. Malgré cela, ou peut-être à cause de cela, elle a été « tenue » depuis 1980 avec l’établissement de la censure ou le recours à des mesures économiques (l’augmentation du prix du papier) qui l’ont frappée de plein fouet. On observe sans surprise une dérive de la presse vers l’apolitisme et la recherche du sensationnel, mais en même temps, Groc relève quelques signes d’une approche plus critique qui pourrait permettre à la presse de s’affirmer en tant que quatrième pouvoir. Mais cette évolution résistera-t-elle à la tendance à la concentration en grands groupes qui caractérise la presse turque d’aujourd’hui ?
Il n’y a pas que la presse qui intéresse les hommes d’affaires turcs ; ils versent aussi — tout au moins certains d’entre eux — dans la... littérature. C’est ainsi que ces dernières années sont parus coup sur coup plusieurs récits autobiographiques ayant pour auteurs des banquiers ou des industriels parvenus au faîte de la puissance. Analysant trois de ces livres de souvenirs, Paul Dumont montre la similitude des trajectoires : il s’agit de self-made men, originaires de la province, qui, grâce à leur assise et aux solidarités locales, et aux liens créés avec le monde de la politique, ont réalisé une ascension fulgurante. Grands créateurs de fondations (vakif) vouées à la culture ou aux oeuvres sociales, ces magnats ont conservé quelque chose du comportement traditionnel de « redistribution » de la richesse, à moins qu’il ne s’agisse d’une imitation du modèle du businessman américain. En tout cas, le regard attendri ou complaisant qu’ils portent sur leur réussite veut témoigner des possibilités d’ascension et de mobilité sociale qui existent en Turquie.

Pour ces hommes d’affaires turcs, l’ouverture vers le Moyen-Orient a été une véritable aubaine. François Georgeon et Jean-Philippe von Gastrow rappellent les enjeux politiques, stratégiques, économiques et culturels qui engagent depuis longtemps la Turquie vers le Moyen-Orient, même lorsqu’elle a donné parfois l’impression de lui tourner le dos. Depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion notamment de Turgut Özal, la Turquie a su, dans un environnement politico-militaire explosif, s’affirmer dans la région grâce à ses diplomates, ses hommes d’affaires, ses entrepreneurs et ses techniciens. Encore faut-il dire que l’on constate aujourd’hui un certain essoufflement lié à la chute du prix du pétrole.

Le Moyen-Orient n’était-il au bout du compte qu’un mirage ? En dépit de l’incontestable percée dans la région, ce qui compte fondamentalement pour la diplomatie turque, Feroz Ahmad le souligne fortement, ce sont les relations avec les Etats-Unis et l’Europe. Après le coup d’Etat militaire, l’Europe se montrant plus sourcilleuse sur la question des droits de l’homme, la balance pencha en faveur des Etats-Unis. L’un des aspects les plus neufs que révèle la politique étrangère turque ces dernières années est constitué par les efforts pour créer aux Etats-Unis un « lobby » turc, capable de faire pièce aux lobbies grec et arménien : il s’agit de se prémunir contre le retour de crises graves comme l’embargo sur les armes (1975) consécutif à l’invasion de Chypre, d’infléchir l’orientation de la politique américaine dans un sens plus favorable aux intérêts turcs, en particulier sur le plan de l’aide militaire, et d’une manière plus générale, de travailler à créer une meilleure image de la Turquie aux USA.

Ce problème de l’image de la Turquie apparaît comme un souci relativement récent de la diplomatie turque, en relation notamment avec la résurgence du problème arménien et, maintenant, la candidature au Marché commun. C’est un point où il y a fort à faire si l’on en croit les analyses de Michael Gunter sur la perception que les Américains ont de la Turquie. L’image qui en ressort est tissée d’ignorances grossières et de préjugés vulgaires. Comment se fait-il, se demande Gunter, que les Américains ignorent ou méconnaissent à ce point un allié aussi important que la Turquie ? Il nous permet de suivre comment se crée et se diffuse une telle image dans l’opinion publique américaine ; il insiste sur le rôle joué par l’école, et en particulier, les manuels scolaires dans cette ignorance ou ces déformations.

L’image de la Turquie : voilà un problème qui concerne au premier chef les spécialistes du pays, les « turcologues ». Klaus Kreiser montre les obstacles énormes qu’il leur faut surmonter pour parvenir à construire une image adéquate de la Turquie. L’analyse de la « révolution culturelle » kémaliste en offre une illustration particulièrement frappante : comment évaluer l’héritage de cette révolution et la montée de l’islam dans la Turquie d’aujourd’hui ? Question capitale. Et pourtant, la réponse se heurte à de grosses difficultés liées à l’état de la recherche, à l’inadéquation des modèles, au brouillage auquel se livrent les acteurs eux-mêmes, etc. La Turquie, rappelle Kreiser, devrait être appréhendée dans l’environnement du Sud-Est européen. Mais les Turcs eux-mêmes doivent se départir de leur ethnocentrisme culturel et accepter la confrontation avec l’Europe.

A la lecture de ces chapitres, on est frappé par l’ampleur des mutations que connaît la Turquie des années 80. Sous l’impact de la volonté de restructuration des militaires, puis du libéralisme « özalien », on assiste à une sorte d’accélération de l’histoire. Croissance économique rapide, poussée démographique, développement urbain accéléré, apparition de nouvelles couches dirigeantes, redéfinition d’un espace géo-politique, transformations du paysage intellectuel, dans tous les domaines, de l’économique au culturel, la Turquie « bouge ». La vieille Turquie craque de partout pour faire place à une nouvelle Turquie. Cependant, la dynamique qui l’anime amène pour conclure à poser quelques questions. Affecte-t-elle également la société turque ?
On a le sentiment que les différences et les écarts sociaux et culturels sont en train de se creuser, bref qu’il y a plusieurs « Turquies » qui vont aborder les défis de l’an 2000 avec des vitesses différentes, et avec des chances d’adaptation différentes. D’autre part, si la Turquie est bien parvenue au seuil de l’Europe, ne faudrait-il pas, pour qu’elle franchisse le pas, que l’Europe lui tende la main ? (2)

Paul Dumont,
François Georgeon

(1) Pour une mise en perspective historique, voir l’ouvrage classique de Bernard Lewis récemment traduit en français sous le titre : Islam et laïcité, la naissance de la Turquie moderne, Paris, 1988.

(2) Parmi les ouvrages récents en français sur la Turquie d’aujourd’hui, le lecteur pourra se reporter aux titres suivants :
Turquie, du réformisme autoritaire au libéralisme musclé, numéro spécial de la revue Les Temps modernes, juillet-août 1984 (sous la direction de Stéphane Yérasimos et Tugrul Artunkal).
Altan Gökalp, éd., La Turquie en transition, Paris, 1985.
La Turquie, numéro spécial des Travaux de l’institut de géographie de Reims, 65-66, 1986 (sous la direction de Marcel Bazin).
Turquie, la croisée des chemins, numéro spécial de la Revue du Monde musulman et de la Méditerranée, 50, 1988 (sous la direction de Daniel Panzac).
Jacques Thobie et Salgur Kançal, éds., Turquie, Moyen-Orient, Communauté Européenne, Paris, 1989.



1

Le poids démographique de la Turquie

Cem Behar *

Les statistiques démographiques turques, même et peut-être surtout les statistiques contemporaines, sont bien loin de pouvoir permettre, en comparaison avec les pays de l’Europe de l’Ouest, de mesurer l’évolution démographique avec toute la précision souhaitable.
L’exemple le plus patent de cette carence est le nombre annuel de naissances et de décès en Turquie. Il n’est, en effet, toujours pas possible de connaître ces données démographiques avec un minimum d’exactitude et il sera difficile, tant que l’enregistrement à l’état civil ne sera pas assuré, de prétendre mesurer comme il se doit toutes les tendances de la population turque.
Dans de telles conditions, ce bref article ne peut viser qu’à des objectifs modestes. Il s’agira ici de :

1) présenter les données démographiques les plus récentes, telles qu’elles ressortent des résultats provisoires du dernier recensement d’octobre 1985 ;

2) de décrire sommairement les tendances démographiques fondamentales, telles qu’elles se sont manifestées au cours des 15 ou 20 dernières années ;

* Professeur à l’Université de Bogaziçi (Istanbul). Environ un an après la publication des résultats provisoires du recensement d’octobre 1985, l’institut national de la Statistique a révisé ses estimations à la baisse. La population turque en 1985 ne serait que de 50 millions 664 458 habitants, soit une différence de 766 294 habitants par rapport aux résultats provisoires. Le taux annuel moyen de croissance entre 1980 et 1985 tombe alors de 2,8 à 2,4 %.




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