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Chrétiens et Musulmans en Irak


Auteur :
Éditeur : Cariscript Date & Lieu : 1994, Paris
Préface : Pages : 344
Traduction : ISBN : 2-87601-151-4
Langue : FrançaisFormat : 195x255 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Lan. Chr. N° 2976Thème : Religion

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Chrétiens et Musulmans en Irak

Chrétiens et Musulmans en Irak:
Attitudes Nestoriennes vis-à-vis de l’Islam

Bénédicte Landron

Cariscript

Dans le monde d’aujourd’hui, le christianisme et l’islam sont les deux principales puissances religieuses, amenées de plus en plus fréquemment à entrer en contact et à s’interpénétrer. Ces deux religions s’ignorent largement : obstacle des langues et des mentalités, poids des heurts historiques. Pourtant si l’évolution du monde les a écartées l’une de l’autre, elles sont nées dans le même domaine et leurs premiers adeptes partageaient un héritage sémitique commun et des langues voisines l’une de l’autre. Les premiers contacts furent plus heureux que par la suite, la compréhension meilleure et les échanges plus profonds. L’Eglise nestorienne de Mésopotamie qui se sépara des autres Églises chrétiennes, lorsqu’elles donnèrent à Marie le titre de Mère de Dieu, était à la fois la plus orientale et la plus conservatrice parmi ces Églises. Par la conquête musulmane de l’Irak et le choix de Bagdad comme capitale, elle se trouva au cœur même de l’empire musulman et appelée par là à collaborer à l’élaboration de la nouvelle civilisation en gestation.
Puisqu’aujourd’hui beaucoup s’intéressent au dialogue des religions, à la connaissance du christianisme sémitique et à celle du monde musulman des origines, cette étude, basée sur une recherche soigneuse dans les bibliothèques et les collections de manuscrits d’Orient et d’Occident, présente au lecteur les discussions religieuses entre les chrétiens nestoriens qui constituaient la population de base de la Mésopotamie et les conquérants arabes qui s’y étaient installés.



INTRODUCTION

Une étude des discussions religieuses entre les nestoriens et les musulmans arabes se justifiait selon de nombreux points de vue. L’intérêt que le monde moderne porte à la civilisation arabe et aux civilisations anciennes du Proche-Orient invite à s’interroger sur cette période particulièrement glorieuse et brillante dans l’histoire de l'humanité, où la civilisation syriaque finissante et la civilisation arabe naissante se rencontrèrent en Mésopotamie.

Or si les spécialistes de la civilisation syriaque sont relativement nombreux, et encore plus ceux de l’islam arabe, l’histoire des chrétiens qui, à partir de la conquête arabe, participèrent aux deux civilisations est encore peu connue et les textes qu’ils écrivirent, surtout s'ils sont quelque peu étendus, sont souvent encore manuscrits. On sait pourtant que ce sont ces chrétiens syriens qui traduisirent du syriaque en arabe la plupart des textes de l’Antiquité grecque, avant que les Arabes ne les transmettent aux Latins, de même qu’ils leur transmirent par Avicenne, Averroes, Maimonide, une philosophie qui, faisant le lien entre Aristote et le monothéisme, allait avoir une influence déterminante sur la naissance de la scolastique occidentale. Connaître le milieu originel de ces traducteurs-philosophes, leurs propres commentaires, les rapports qu’eux-mêmes établissaient entre philosophie et religion révélée d’une part, entre les différentes religions révélées d’autre part, serait donc de la plus grande utilité, bien que la tâche soit entravée par la disparition d'un grand nombre de textes.

Parmi ces ouvrages, plusieurs sont spécialement destinés à défendre le christianisme vis-à-vis de l’islam. La rencontre entre les chrétiens et les musul-frtahs. après la conquête arabe devrait en effet susciter un grand nombre d'ouvrages apologétiques dans les deux sens, parallèlement aux "majâliscontroverses orales et discussions contradictoires où les membres de religions diverses étaient invités à venir défendre leur point de vue devant un souverain ou un personnage important. Là encore, si les ouvrages écrits par les musulmans sont bien connus, les ouvrages chrétiens auxquels ils répondaient ou qui les suscitèrent sont largement ignorés; il est vrai que là aussi, on déplore un assez grand nombre de disparitions, dues en bonne partie à la régression de la communauté nestorienne au cours du temps, cependant que d’autres ouvrages théologiques ou apologétiques attendent encore un éditeur.

Lors de la conquête arabe, les chrétiens avaient déjà une longue expérience apologétique derrière eux, née de leur rencontre avec le paganisme grec, le judaïsme, le manichéisme, le zoroastrisme. Cette ancienne apologétique syrienne avait d’abord été assez liée avec l'apologétique en langue grecque qui lui était antérieure; elle s’en était progressivement quelque peu écartée au fur et à mesure que se développait un christianisme syriaque de plus en plus coupé du monde byzantin par les frontières politiques, l'éloignement, les schismes théologiques. Ceci donnera à l’apologétique syriaque quelques-unes de ses caractéristiques: importance de l’argumentation scripturaire, insistance sur la morale et particulièrement sur l'ascèse, poids des questions rituelles, parfois même une certaine méfiance vis-à-vis de la philosophie. Pourtant, le prestige de la philosophie et des sciences grecques, l’importance des Pères de l’Eglise grecs, sans compter le fait que les Evangiles aient été écrits en grec, pesaient trop profondément sur la mentalité de l'époque pour que l’apport de la littérature grecque puisse être négligé, et l’apologétique des Syriens vis-à-vis des musulmans tiendra constamment à faire appel aux concepts de la logique grecque, ou à invoquer les philosophes grecs comme arbitres de ce qu'il est raisonnable d'admettre, les Grecs apparaissant comme la référence suprême pour tout ce qui est du domaine de l’intelligence et de la science du langage.

Les textes que nous étudierons couvrent une période qui va du huitième siècle, époque des premiers textes conservés, jusqu’au quatorzième siècle ; celui-ci marque un recul aussi bien de l’Eglise nestorienne que de la civilisation de l’islam classique. Ils sont écrits en arabe, seule langue accessible aux interlocuteurs musulmans des nestoriens. Cet arabe a la prétention d'être de l'arabe littéraire, les écarts par rapport aux règles grammaticales ou orthographiques de l’arabe classique ne sont guère plus importants que dans les manuscrits musulmans de la même époque (1), insuffisants en tout cas pour justifier l'appellation d”’arabe chrétien” parfois donnée à la langue des chrétiens de cette époque (2), et la variété du vocabulaire ainsi que des tournures syntaxiques témoignent souvent d’une grande maîtrise de la langue.

En fait, les auteurs chrétiens devaient souvent manier quatre langues; parlant habituellement des dialectes araméens variant du nord au sud de la Mésopotamie, qui ne s’écrivaient pas, ils avaient dû étudier la langue syriaque comme la langue littéraire de leur communauté. Dans la mesure où à Bagdad et dans les grandes villes, ils étaient mêlés aux Arabes, ils maniaient également l’arabe parlé et l’arabe littéraire, et lorsqu’ils écrivaient en arabe, ils avaient} l'intention de le faire dans la même langue que leurs compatriotes, l’ayant < parfois un peu moins cultivée, car elle n'était pas pour eux aussi “divine" que pour les musulmans. Les variantes grammaticales et orthographiques de leurs manuscrits, d’ailleurs moins nombreuses que celles des anciens manuscrits européens, ne permettent pas de dégager les lois d’une langue arabe chrétienne, la forme grammaticale habituelle de l’arabe classique prévalant dans l’ensemble largement, quant à la fréquence de son emploi, sur les variantes constatables. (3)
Certes il y avait même en Mésopotamie des Arabes chrétiens dès l'origine. Mais ces communautés n’avaient jamais, avant l’islam, produit de littérature. Dans la mesure où leurs membres pouvaient avoir accès à la culture, cela ne pouvait se faire qu’à travers la langue syriaque. Ces communautés chrétiennes arabes avaient d'ailleurs été fortement réduites lors de la conquête musulmane, les musulmans ayant laissé leur liberté religieuse aux Syriens, mais plus difficilement aux Arabes. Cependant, avec le temps, les chrétiens d’origine syrienne s’arabisèrent largement, au moins dans les grands centres. Il se révèle donc difficile, à partir d’un texte écrit en arabe, avec souvent des intentions apologétiques, de dire si la langue habituelle de l’auteur était syrienne ou arabe, les limites des parlers arabes et araméens ayant varié selon les régions et les époques et se chevauchant souvent. A Bagdad, au début du neuvième siècle, les anecdotes des vies de médecins montrent que ceux-ci parlent syriaque entre eux. Cependant leurs relations avec les musulmans supposent aussi une bonne connaissance de l’arabe. C’est en arabe également que le catholicos Timothée s’entretient avec les califes pour des raisons administratives ou religieuses. Cependant, toute sa correspondance est en syriaque, et il semble qu’il n’ait jamais écrit qu'en cette langue. L’arabe gagne avec le temps et à partir des villes fondées par les musulmans. Lors de la conquête, même Hîra "capitale des Arabes” semble avoir été quelque peu araméisée, ainsi que le montre le dialogue entre son chef °Abd-al-Masîh ibn Buqayla et Khâlid b. Walîd; ce dernier ayant demandé: “Et vous, habitants de Hîra, êtes-vous arabes ou nabatéens?", °Abd-al-Masîh répond: “Arabes nous avons nabatéisé, Nabatéens nous avons arabisé." Or les Nabatéens de Mésopotamie sont considérés par leurs contemporains comme des Syriens ou des Araméens, plus grossiers que leurs voisins du nord et habitant une région dont le centre se situe à Wâsit. Un autre point de repère est fourni par la vie du catholicos Makkîkhâ; celui-ci, alors qu’il était évêque de Tirhân à la fin du onzième siècle, avait ordonné que lors des prières à l'église, les textes de l’Ecriture Sainte soient désormais traduits en arabe après avoir été lus en syriaque, ce qui montre les progrès de l'emploi de l’arabe dans cette région et, d'une façon générale, dans les villes. Par contre, les habitants des villages chrétiens du nord de l'Irak s’expriment de nos jours dans un dialecte araméen et Michel le Syrien affirmait au douzième siècle: "On appelle proprement Syriens ceux qui habitent à l’ouest de l’Euphrate; c’est par métaphore qu’on appelle ainsi ceux de l’est parce qu'ils parlent l’araméen, mais proprement ce sont des Mésopotamiens” (4)

Quels que soient les langues et les dialectes parlés, les chrétiens continuaient à utiliser surtout le syriaque comme langue d’écriture. Un certain nombre d'entre eux écrivaient dans les deux langues et quelques auteurs n’ont laissé que des ouvrages arabes. Là encore, la disparition d’un grand nombre de textes risque de fausser les perspectives, car ce sont plutôt les textes syriaques qui ont été conservés, les communautés nestoriennes de langue arabe ayant disparu plus rapidement que les autres; ainsi de celui qu’ils considèrent comme un de leurs plus grands auteurs, °Abd lshô° de Nisibe, les nestoriens modernes ne connaissent que les textes syriaques, alors que celui-ci avait également beaucoup écrit en arabe.

La littérature nestorienne en langue arabe était née en effet d’une rencontre avec le monde musulman qui avait été plus développée lorsque les nestoriens étaient plus nombreux et jouissaient d’une situation sociale plus élevée qu’aux époques ultérieures où ils se sont maintenus principalement dans les villages du nord de l’Irak. Les ouvrages nestoriens de langue arabe sont en majorité consacrés à la théologie et à l'apologétique, tandis que les ouvrages ascétiques ou liturgiques continuaient à être écrits surtout en syriaque. C’est qu’en effet ces derniers étaient destinés à l'usage interne de la communauté, contrairement aux ouvrages apologétiques, s'adressant aux musulmans. La polémique était limitée par le fait que les auteurs écrivaient sous la domination musulmane et fréquentaient constamment les musulmans, ce qui facilitait une certaine compréhension mutuelle. Les seuls ouvrages véritablement polémiques ont paru de façon anonyme. L’emploi de la langue arabe accessible aux musulmans, le ton irénique, une bonne connaissance de la religion islamique sont donc les principales caractéristiques de ces ouvrages par rapport aux textes byzantins ou latins traitant de l'islam, dont les auteurs pouvaient d'autant mieux exécrer les musulmans qu’ils savaient que ceux-ci ne les liraient pas.

Il aurait été difficile de distinguer trop nettement entre les textes strictement apologétiques, et les ouvrages théologiques d’ensemble. Bien souvent en effet tel traité sur la trinité ou l’incarnation destiné aux musulmans correspond assez strictement au chapitre sur le même sujet d’une encyclopédie religieuse. Par ailleurs, dans ces derniers ouvrages, le contexte musulman se laisse souvent percevoir, soit que leurs auteurs veuillent cépondre aux objections des musulmans, soit qu'ils souhaitent protéger leurs lecteurs chrétiens contre la contagion des idées musulmanes.

La présente étude est limitée aux oeuvres nestoriennes. Outre le désir de ne pas survoler un sujet trop vaste, deux raisons ont présidé à ce choix. Les nestoriens, souvent considérés comme des demi-musulmans par leurs coreligionnaires chrétiens, étaient en effet ceux que leur théologie prudente et conservatrice, insistant sur l’humanité du Christ et l’inconnaissabilité divine, rendaient les plus proches des musulmans; c’est donc entre eux et les musulmans que les influences et les échanges réciproques étaient le plus envisageables. Par ailleurs ils représentaient en Irak la communauté chrétienne largement prédominante depuis que les catholicos de Séleucie-Ctésiphon, après avoir coupé leurs liens avec l’Eglise-mère d’Antioche, avaient adopté la confession nestorienne. C’est donc principalement avec des nestoriens que les musulmans furent en contact, et les califes leur reconnurent une certaine primauté, en donnant au catholicos nestorien la précellence par rapport aux autres chefs des communautés chrétiennes, ainsi qu’autorité sur eux. Par là-même, ils devenaient aussi politiquement responsables pour tous les chrétiens. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, les nestoriens ne semblent que rarement avoir essayé d’exploiter dans leur apologétique leurs divergences avec les chalcédo-niens ou les jacobites quant aux formules théologiques pour gagner la sympathie des musulmans. Au contraire, nombreux sont les textes qui affirment que ces trois principales sectes sont d’accord sur l’essenciel. Un traité sur l’accord des trois sectes récemment édité décrit le point de vue de chacune, de façon si exacte et neutre qu’il est impossible de savoir à quelle confession appartenait l’auteur, les manuscrits étant attribués tantôt à un auteur jacobite, tantôt à un nestorien.(5) Mais chez presque tous les auteurs que nous aurons à étudier, on trouve de semblables affirmations sur l'importance de l'accord des trois principales communautés en ce qui concerne les points essentiels de la théologie chrétienne.(6)

Peut-être noterait-on cependant une certaine évolution entre le début de la période envisagée, où les controverses christologiques sont encore proches, et les chrétiens largement majoritaires par rapport aux musulmans, et la fin de cette période, où, devenus minoritaires, ils ressentent davantage les liens qui les unissent. C’est ainsi que le patriarche Timothée estime que les défaites militaires des Byzantins sont dues à leurs péchés théologiques, tandis que °Abd lshô° de Misibe (mort en 1318) pense que les divergences entre les trois grandes communautés chrétiennes ne résident que dans les mots, mais non dans les significations qu’ils recouvrent. 11 semble d'ailleurs que dans l’hostilité des nestoriens vis-à-vis des chrétiens “occidentaux”, les questions liturgiques, rituelles ou ascétiques prennent autant d’importance que les problèmes proprement théoloaiques, et c’est sur les premières que se fonde Elie de Misibe estimer que l’intercommunion avec les chalcédoniens et les jacobites est impossible.

Malgré cela, la théologie nestorienne restera l’expression la plus caractéristique de la forme extrême — jusqu’au durcissement — que pouvait prendre la théologie syrienne qui, depuis l’école d’Antioche, mettait l'accent sur l’humanité du Christ et sur l’attachement à la Bible lue dans son sens le plus littéral possible, plutôt qu’en recherchant les interprétations allégoriques qui pouvaient être proposées de ses divers passages.

C’est qu’en effet, pour les nestoriens, le sens littéral s’imposait de façon plus véhémente, du fait qu’ils participaient eux-mêmes à une civilisation sémitique plus proche de la Bible que les autres civilisations chrétiennes; pour eux, la Bible ne représentait pas seulement l’Histoire Sainte, mais l’histoire et la géographie de leurs propres pays du Proche-Orient, et plus particulièrement de Mésopotamie. Des apocryphes étaient nés, développant les traditions bibliques, en particulier l’histoire des patriarches jusqu’à Abraham, lorsque le Paradis Terrestre était censé être situé dans leur pays, au sommet du Mont Qardû, montagne visitée à nouveau par Noé avant que ses fils ne se dispersent à partir d'elle (7). C’était l'époque où "toute la terre se servait d'une seule langue et des mêmes mots" (8) et cette langue était le syriaque mésopotamien puisqu'avant la dispersion de Babylone tous les hommes étaient censés parler cette langue. Dans toutes leurs traditions religieuses, Syriens chrétiens et juifs de Babylonie se rejoignent souvent, l'araméen du Talmud juif étant très proche du syriaque chrétien, et les docteurs syriens connaissant souvent l’hébreu. Ceci bien qu’à la violente hostilité du Talmud vis-à-vis du Christ et des chrétiens réponde une hostilité parallèle des chrétiens syriens vis-à-vis des juifs, et que les chrétiens cherchent souvent dans la Bible une préfiguration détaillée de la vie du Christ qui les éloigne des interprétations juives.

Cette fierté de représenter le peuple des origines, celui des patriarches et des anciennes civilisations mésopotamiennes, donne aux nestoriens un sentiment d'auto-suffisance vis-à-vis des chrétiens occidentaux et contribue à les refermer sur eux-mêmes, sur leurs propres traditions et usages sémitiques, qui, au contraire, les rapprochent des Arabes sémites et orientaux comme eux. Les Occidentaux deviennent sous la plume des nestoriens ceux qui n’ont pas le sens de l’ascèse, qui n'ont jamais produit de prophètes, qui ont innové et corrompu les traditions et les formulations dogmatiques originelles conservées en Orient, l'Orient prestigieux vers lequel tous les chrétiens doivent se diriger dans la prière.

Cela devait entraîner un attachement aux traditions bibliques et aux arguments d’autorité qui caractérise les auteurs syriens dans leurs controverses avec les juifs d'abord, avec les musulmans ensuite. “‘Et les Nestoriens ne surent rien prouver, si ce n'est de répéter ce qui est écrit dans la Bible”, se plaignait Guillaume de Ruisbroek en parlant des nestoriens appelés à défendre le christianisme dans une conférence contradictoire devant le Grand Khan de Mongolie.(8 bis) L'abondance des citations bibliques adressés à des interlocuteurs qui n’en admettaient pas toujours l'authenticité est un trait commun à beaucoup de traités apologétiques nestoriens.

Il y a un certain paradoxe à ce que ce soit justement ces auteurs, avec leur tendance à se replier sur leurs traditons bibliques et ascétiques, qui aient été amenés à transmettre la philosophie grecque aux Arabes et, par leur intermédiaires, au Moyen-Age latin.

Cependant la Syrie avait été pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne — et même depuis la conquête d’Alexandre — le lieu de rencontre des civilisations grecque et sémitique. Région naturellement prospère, aux villes raffinées, qui effrayait même Rome par son luxe, elle était une région de vie intellectuelle intense et un creuset où se brassaient les civilisations. Première région christianisée, c'est en grec qu’elle avait dû la plupart du temps exprimer sa foi chrétienne jusqu’à ce que la renaissance du nationalisme syrien, le retrait des Romains et des Byzantins, la coupe progressivement de l'Occident. La conquête islamique allait accélérer un mouvement pourtant déjà amorcé auparavant, mais il resterait aux chrétiens syriens suffisamment d’attaches avec la civilisation grecque, passée ou présente, pour constituer le lien entre cette civilisation et la nouvelle civilisation sémitique résurgente.

Ainsi que nous l’avons vu, les études sur la littérature arabe chrétienne étaient jusqu'ici peu nombreuses; le problème des controverses a été envisagé surtout du point de vue musulman et, en ce qui concerne les chrétiens, du point de vue des Grecs et des Latins. Le point de départ pour toute étude de ce genre reste le volumineux travail de Graf, même si l’auteur n'a pas toujours pu, dans un tel ouvrage d’ensemble, approfondir les difficiles problèmes posés par l'authenticité et la datation des œuvres, et par les divergences des manuscrits de ces textes, encore largement inédits.

Nous espérons donc que cette étude comblera une lacune en faisant connaître les principaux interlocuteurs chrétiens des auteurs musulmans de l’époque classique.

Il me reste à remercier tous ceux sans qui cet ouvrage n’aurait pas vu le jour ni pu être mené à son terme : Mgr M. Hayek qui me signala l’intérêt de ce travail et veilla sur ses débuts, M. le Professeur R. Amaldez qui accepta d’être le rapporteur de la thèse en Sorbonne, mes parents qui me permirent d’y consacrer plusieurs années, l’éditeur le P. A. Abi Acar qui prit le risque d’éditer un texte relativement spécialisé.

Cette étude portera sur les œuvres apologétiques d’une douzaine d'auteurs, certaines ne constituant que de courts traités de quelques pages, d’autres de vastes encyclopédies théologiques. Après avoir évoqué la situation des nestoriens par rapport au milieu arabe au moment où commencent les discussions, nous étudierons chaque auteur en particulier ainsi que la structure de ses œuvres apologétiques, puis nous envisagerons les différents problèmes de théologie et de pratique religieuse, tels que les nestoriens les ont discutés avec les musulmans.

1) A l'exception de certains manuscrits déformés par les copistes, en particu-lier à partir du quatorzième siècle.

2) Le cas des arabes en voie de sédentarisation aux frontières orientale et méridionale de la Palestine, largement christianisés et araméisés avant la naissance de l'islam est différent: il est probable que ceux-ci disposaient de traductions par-tielles de l'Ecriture Sainte, au moins en ce qui concerne les Évangiles et le Psautier, dans une langue qui pouvait s'écarter sensiblement de celle du Coran.

3) Certains usages relevés comme des "fautes" par rapport à l'arabe classique n’en sont pas en réalité. Ainsi le fait d'avoir un accord féminin avec rûh est relevé comme indigne d'°Abd-Allah ibn al-Tayyib par Mamardji dans son introduction à la traduction arabe du Diatessaron. En fait un accord féminin avec rûh est naturel en arabe et nous l'avons relevé encore dans un journal yéménite moderne. A l'époque ancienne, les auteurs arabes chrétiens ont pour les mots rûh et kalima quand ils désignent l'Esprit et la Parole de Dieu dans la Trinité, des accords tantôt masculins, tantôt féminins, l'accord féminin prévalant pour rûh.

4) Michel le Syrien. Chronique, édit. Chabot, Paris 1899-1910, XII. XVI.

5) M. Troupeau qui édite le texte penche plutôt en faveur de l’auteur Jacobite.

6) Et même chez Elie de hisibe. le plus désireux de se désolidariser des pratiques et des formules théologiques des chrétiens "occidentaux".

7) La traduction syriaque de la Bible traduit Mont Ararat en Gen.8,4 par Mont Qardû. Le Mont Qardû est généralement considéré comme désignant plus spécialement le début de la montagne au nord de la vallée du Haut-Tigre (cf. carte). L’identité d’origine avec le mot "kurde” reste discutée.

8) Gen. 11, 1

8 bis) Guillaume de Rubrouck. Relation des voyages en Tartarie. Paris, 1634, p, 240.



Premiere Partie

Le Milieu et les Auteurs

Chapitre I

Syriens Et Arabes Chétiens Avant L’islam

Les Syriens
Dans cette étude, le mot “syrien", correspondant à l’arabe suryân est employé pour désigner les populations parlant le syriaque ou des dialectes apparentés et habitant aussi bien la Mésopotamie que la Syrie actuelle.

Si les auteurs que nous étudierons s’exprimaient en langue arabe, ils étaient souvent bilingues et se référaient toujours à l’héritage syrien comme à leur bien propre.

De toute antiquité, la Syrie était un foyer de haute civilisation et un carrefour ouvert aux influences diverses selon les hasards des conquêtes. La domination romaine et la paix qui en résulta devait lui donner une prospérité particulière, en faire un centre intellectuel où se rencontraient les courants de pensée latin, grec et sémitique, et faire d’Antioche une des plus importantes cités du début de l’ère chrétienne.

Le centre du monde antique tend progressivement à se déplacer vers l’Orient, jusqu’à ce que Julien l’Apostat souhaite faire d’Antioche la capitale de l'hellénisme, après que Rome eut elle-même eu plusieurs empereurs syriens.

La Syrie était aussi la patrie des premiers Pères de l’Eglise. Au nord, Abgar — le légendaire roi d’Edesse — et ses successeurs immédiats étaient censés avoir été les premiers rois chrétiens et la ville conservait la “vraie image”, origine de toutes les icônes du Christ. Elle devait devenir le centre de la culture …

 




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