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Les Alévis, Bardes d’Anatolie


Auteur :
Éditeur : Koutoubia Date & Lieu : 2009, Monaco
Préface : Pages : 188
Traduction : ISBN : 978 2 7538 0417 3
Langue : FrançaisFormat : 130x205 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Pin. Ale. N° 2912Thème : Religion

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Les Alévis, Bardes d’Anatolie

Les Alévis, Bardes d’Anatolie

Catherine Pinguet

Koutoubia

En Turquie, les alévis représenteraient près d’un quart de la population. Contrairement aux sunnites - et aux chiites avec lesquels ils sont souvent confondus - ils ne fréquentent pas les mosquées ni ne jeûnent pendant le ramadan. Aux questions : Qui sont les membres de cette communauté attachés aux principes de la laïcité ? Qui sont ces hommes et ces femmes qui se réunissent lors de cérémonies, longtemps tenues secrètes, ponctuées de prières, de danses rituelles, de chants, voire d’une consommation communielle d’alcool ? Ce livre souhaite apporter des éléments de réponse, à partir de lectures mais aussi de l’expérience de l’auteur.
L’ouvrage privilégie les croyances et les pratiques religieuses imprégnées d’animisme, de chamanisme, de chiisme et de soufisme populaire. Une place de choix est également réservée aux achiks, les bardes d’Anatolie, et à leur extraordinaire répertoire où la poésie, portée par la musique et le chant, reflète leur foi, mais aussi leurs perceptions de l’histoire, leurs conceptions du présent, leurs prises de positions idéologiques et politiques.


Catherine Pinguet a vécu douze ans à Istanbul où elle a enseigné l’histoire et les littératures comparées dans plusieurs universités. Elle est l’auteur d’un essai sur le soufisme et la littérature populaire turque, La Folle Sagesse (éditions du Cerf coll. « Patrimoines », 2005) et d’un livre intitulé Les Chiens d’Istanbul (éditions Bleu Autour, 2008), récit d’une cohabitation urbaine entre les Stambouliotes et les chiens des rues de l’Empire ottoman à nos jours. Elle collabore à un ouvrage collectif à paraître en 2009 : Istanbul (éditions Robert Laffont, coll. « Bouquins »).



PROLOGUE

Vésines, « près de quatre mille habitants et quatre cents électeurs! », disait-on déjà du quartier ouvrier de Chalette-sur-Loing dans les années trente. Des bruits alarmistes circulaient sur des « bandes », on racontait toutes sortes de choses sur des étrangers aux coutumes « bizarres ». Que les gens de Vésines aient alors demandé leur séparation d’avec Chalette ne me surprend pas, le refus du conseil municipal non plus : Vésines concentrait toutes les industries. Le quartier ne parvint donc pas à devenir une commune, mais le fossé demeura. Aujourd’hui encore, les habitants de Chalette-Bourg et de Montargis - la Venise du Gâtinais des guides touristiques - ne fréquentent pas Vésines, qui conserve sa réputation d’antre malfamé. Des automobilistes, surtout des femmes seules, préfèrent en cas de crevaison poursuivre leur chemin plutôt que de s’arrêter demander de l’aide. Mes parents ont tenu un commerce pendant près de quarante ans au carrefour de Vésines, nous étions donc aux premières loges, et la scène s’est renouvelée plusieurs fois. Pourtant, dans le quartier, la solidarité était de mise et, côté pneu, on en connaissait un rayon. C’est même ce qui se fabriquait le plus dans le secteur.
À Vésines, des immigrés de plus de trente nationalités se sont côtoyés. La plupart travaillaient à l’usine de caoutchouc, fondée en 1851 par un Américain, Hiram Hutchinson. Le recrutement d’une main-d’œuvre d’origine étrangère commence pendant la Première Guerre mondiale pour remplacer les ouvriers français mobilisés. Dans les années vingt, des Chinois viennent étudier et travailler en France. Ils sont plus de deux cents à l’usine Hutchinson avec parmi eux un certain Teng Hi Hien, qui critique la pénibilité et le manque d’intérêt de sa tâche. Son contrat n’est pas renouvelé et, comme bon nombre de ses camarades, il rentrera dans son pays grossir les rangs des partisans de Mao Zedong. Après des études à Moscou, il s’engage dans la résistance armée contre le gouvernement du Guomindang et prend le nom de Deng Xiaoping.

À la même époque, la première grande vague d’immigration est composée de Russes blancs, d’Ukrainiens, de Cosaques et de Mongols. La moitié d’entre eux partiront à la recherche de meilleures conditions de travail et de salaires plus élevés. Les rares membres de la haute société russe gagneront Paris car, comme disait l’un d’entre eux : « Montargis c’est gentil, mais les gens ne s’habillent pas. » Ceux qui restent se regroupent par ethnies : les Russes fondent une école et l’église de la Sainte-Trinité, les Ukrainiens construisent l’église orthodoxe Saint-André, les Ukrainiens de rite catholique l’église Sainte-Olga. Des associations fleurissent avec chœurs religieux, ballets Zaporogues et Hopak, groupe d’équitation acrobatique des Cosaques du Don.

Les Polonais succèdent aux Russes dès 1926. Ils travaillent un premier temps dans les mines et l’agriculture avant de se tourner vers l’industrie. Ils fondent eux aussi une école, une bibliothèque, des groupes de théâtre et de danse. À la même période, une cinquantaine de familles arméniennes, rescapées du génocide, forment un véritable quartier à la Folie, que les Vésinois baptisent « la petite Arménie ». Ils ouvrent de nombreux commerces. Une école et une salle des fêtes voient le jour. Viennent ensuite les Italiens, les Espagnols, puis les Portugais qui fuient la misère et la dictature.

De mon enfance et de mon adolescence, je me souviens pêle-mêle d’un client russe, un vieux monsieur, qui m’appelait sa « petite princesse », disant que je ressemblais à sa fille qu’il ne reverrait jamais ; des Espagnols qui faisaient la fête jusque tard dans la nuit, un peu trop souvent, au goût de certains ; de l’école primaire où on nous faisait apprendre les poèmes de Taras Chevchenko - Kiev venant d’offrir le buste du poète ukrainien à l’occasion du jumelage d’un arrondissement de la ville avec Chalette-sur-Loing ; de l’embarras des enseignants qui, à la rentrée scolaire, ne parvenaient pas à prononcer le nom de certains élèves, surtout des Polonais. Effectivement, comment épeler correctement Jedrzejczyk, Ambroziewic ou Czajkowski, sans l’avoir entendu prononcer une première fois. Je me rappelle aussi du trio d’Espagnoles inséparables, des veuves joyeuses métamorphosées par la mort de leurs maris, des anciens Républicains qui avaient des idées bien arrêtées sur le rôle dévolu à leur épouse. Parmi les autres clientes attitrées, « la femme à la moto », qui ne quittait jamais son casque de cuir. Et puis, figure bien connue du carrefour, un Espagnol qui avec son chapeau, sa tenue à franges et ses santiags prenait le bar le Chiquito pour un saloon du Far West.

Le Vésines de cette époque, c’est avant tout pour moi la rue Monge : une enfilade de bâtiments rectangulaires, tous conçus sur le même modèle, avec quatre appartements au rez-de-chaussée, autant à l’étage, et toilettes au fond des jardins. Une voisine, qui cultivait les plantes médicinales, venait de Mongolie. Elle était bouddhiste et un bonze venait officier à Vésines une fois par an, j’ignore à quel endroit. Une famille nombreuse de Français disposait de deux étages avec une étroite cage d’escalier décorée de boîtes de camembert. Une vieille polonaise poussait son fils handicapé, Édouard, sur une civière en bois. Elle allait et venait entre la rue du Bouy et l’église Sainte-Thérèse. Une famille de Russes m’épatait ; ils se lavaient, été comme hiver, dans la cour, à l’eau d’un puits. Les jardins avaient leurs potagers, très méticuleusement entretenus.
Le nôtre comprenait un cerisier à la branche duquel pendait une balançoire. Un cabanon faisait office de salle de bain. Régulièrement, je rêve que je parcours des pièces fraîches, à la lumière tamisée, protégées des rayons du soleil par des persiennes. Au réveil, je me dis : « Tiens, revoilà la rue Monge. » Pourtant, les grands-parents Gillon, qui m’ont élevée, vivaient dans un minuscule deux pièces. Les volets en bois, je le sais, photos à l’appui, n’étaient ajourés que de trois petits losanges. Pourtant, il y a quelques années de cela, quand je décidai de suivre les conseils de Luis Bunuel en notant « au hasard de la plume, un certain nombre de mes goûts et dégoûts » qui oscillent entre adorer, aimer, aimer beaucoup, ne pas aimer, avoir horreur, détester à mort, mon « Pour ou contre » commençait par : « J’adore les persiennes, l’instantané de salles plongées dans la demi-pénombre. »

En 1965, année de ma naissance, les premiers Turcs arrivent à Vésines. Ce sont des hommes, pour la plupart originaires d’Anatolie, qui peu à peu font venir leur famille. Parmi eux, M. Demir, très apprécié par ses collègues du temps où il travaillait à la chaîne à l’usine Hutchinson. Un de nos clients n’a pas oublié son dévouement quand, à peine remis d’une maladie, il l’aida spontanément à suivre la cadence. Une fois à la retraite, M. Demir n’est pas rentré en Turquie. Il a acheté l’ancien magasin de journaux et s’est lancé, avec ses fils, dans la vente de légumes. C’est ainsi que nous sommes devenus voisins.

L’immigration de la fin des années soixante n’était pas exclusivement turque ; sont également arrivés des Maghrébins, une communauté qui se répartissait entre Algériens, Marocains et Tunisiens, de même des Africains, Sénégalais, Maliens et Mauritaniens. Toutefois, dix ans plus tard, les Turcs étaient majoritaires et dépassaient en nombre les Portugais. Quant aux premiers venus et à leurs descendants, ils étaient depuis longtemps naturalisés français, et beaucoup avaient quitté Vésines ou étaient repartis dans leur pays.

À l’école primaire, je rencontrai plusieurs enfants turcs, dont Murat que je retrouvai quinze ans plus tard, tout à fait par hasard, rue de la Huchette. Je faisais mes études à Paris et habitais à deux pas dans une chambre de bonne, lui vendait des dôners. C’est au collège que je me liai d’amitié avec une Turque, Hülya. En classe de troisième, elle me proposa de l’accompagner en vacances dans son pays : j’acceptai, mes parents aussi. Il était convenu que son père viendrait me chercher à Istanbul et que nous prendrions ensuite l’avion pour Antalya.

De ce premier séjour, je garde un vague souvenir. Tout d’abord de ma surprise, sitôt descendue d’avion, face au nombre impressionnant de policiers et de militaires ; d’un déjeuner dans une famille, près du Bosphore, où le père me montra triomphalement le portrait des grands hommes de la Turquie : Atatürk, je connaissais, et le général Kenan Evren, là je ne voyais pas. On m’expliqua qu’il avait sauvé le pays de l’anarchie, sans parler explicitement de coup d’État, un an plus tôt. J’apprendrai par la suite les exécutions et les milliers d’arrestations. Avec mon amie Hülya, je me rendis rapidement compte que nous n’avions rien en commun. Elle et ses cousines avaient une obsession, les hommes, et surtout le mariage. À Antalya, nous logions dans un bungalow, sur la plage. C’était des vacances comme partout ailleurs. Par contre, à Istanbul, changement de décor et d’atmosphère. Le couvre-feu était en vigueur et les dîners en ville s’en trouvaient sérieusement écourtés. Je rencontrai toutefois une jeune fille, Filiz, qui parlait anglais, s’intéressait à autre chose qu’aux romans à l’eau de rose ou au feuilleton que mes hôtes ne manquaient sous aucun prétexte, Dallas. Elle me parla de la vie quotidienne à Istanbul depuis l’arrivée des militaires, de son oncle emprisonné. Nos coordonnées furent échangées, nous souhaitions garder le contact.

Quelques jours après mon retour à Vésines, je partais pour Berlin Est grâce à un concours remporté au collège Paul-Éluard. Il s’agissait, en classe, d’écrire une rédaction sur la résistance. J’écrivis sur la résistance afghane, ce qui sembla ne pas déplaire à la mairie communiste de Chalette qui prenait en charge les frais du voyage. Je me suis ainsi retrouvée avec une soixantaine d’étudiants venus des quatre coins de la France. L’ambiance était plutôt festive et nous écoutions d’une oreille distraite les propos de nos accompagnateurs : regardez comme le régime de ce pays aide les jeunes, quelle chance vous avez de parler avec un chef d’entreprise, voyez tous ces lapins qui s’ébattent près du mur de Berlin. Je n’ai jamais eu l’idée de retourner en Allemagne; par contre, j’avais la ferme intention de revoir Istanbul.

Quatre ans plus tard, c’était chose faite. Je retrouvai Filiz avec qui j’avais correspondu durant toutes ces années. Je rencontrai son oncle qui me parla de la répression militaire et de son poète préféré, Nazim Hikmet. Filiz me présenta à un de ses amis qui travaillait dans le bazar de Kadikôy, lieu où j’aimais me promener parmi les étals des maraîchers et des poissonniers, les échoppes des boulangers et des vendeurs d’épices. Il me fit découvrir cet univers avec son réseau de connaissances et ses petites histoires. Il n’avait pas fait d’études, cela le barbait, mais son anglais était excellent. Je rencontrai son ancien professeur, Christopher Wilson, un Zimbabwéen qui vivait depuis des années à Istanbul.

Quelques mois plus tard, au cœur de l’hiver, je fis une brève apparition à Istanbul car j’avais une passion, qui ne dura qu’un temps, la photo. On m’avait proposé d’exposer dans une petite galerie d’Ortakôy, le genre de proposition qui ne se refuse pas. Les photos en question, j’en conviens, n’avaient rien d’extraordinaire, mais cela me permit de rencontrer un photographe arménien, Aramis Kalay, qui allait devenir un grand ami. Il me présenta à des collègues, me fit découvrir la petite communauté arménienne de Kuruçeşme. Je revis également Christopher Wilson. Au port de Kadikôy, malgré la foule emmitouflée, vêtue de sombre, je ne pouvais pas le manquer. Son signe distinctif était moins le blond de ses cheveux - des Turcs sont blonds, surtout des femmes, qui raffolent de cette couleur - que ses tenues légères et hautes en couleurs. Un jour, me dit-il, à l’aéroport d’Istanbul, les douaniers l’avaient pris pour un adepte de la secte Hare Krishna. Ce dimanche-là, à la pâtisserie arménienne Baylan que nous appréciions autant pour ses spécialités que pour son décor des années soixante, il me fit une proposition : m’installer chez lui l’été prochain et y garder son chien durant son séjour au Zimbabwe.

Chris habitait Çengelköy, un village le long du Bosphore, dans une petite maison en bois, entourée de verdure et sans aucun confort. Cela me convenait jusqu’à ce que je découvre que l’endroit — et non pas le chien, Constantine - était infesté de puces. Je tolérais les limaces dans les toilettes, quelques souris qui couraient par-ci par-là, un scorpion qui dans cette région n’est pas très dangereux, mais les puces, c’était, ma bête noire. Elles m’adoraient. Un nouvel ami, chantre à l’église orthodoxe de Çengelköy et musicien, trouvait cela assez drôle, me conseillant de me munir de colliers aux chevilles et aux poignets. Puis il jugea mon état suffisamment critique pour m’héberger quelques jours, le temps de tout désinfecter.

C’est dans l’enceinte de l’église Saint-Georges que j’ai découvert non pas la musique byzantine, mais l’ottomane. Nikiforos Metaxas et sa femme, Maggy, venaient de créer un orchestre qui rassemblait des musiciens turcs parmi lesquels Ihsan Ozgen, virtuose d’un genre de vielle appelé kemençe. Ils jouaient les anciennes compositions de musiciens grecs, mais aussi juifs et arméniens. Ils se passionnaient pour la musique de deux confréries soufies : les mevlevis, connus en Occident sous le nom de derviches tourneurs, et les bektachis. Ils venaient de donner un concert à Athènes. Du jamais vu pour un orchestre qui réunissait des musiciens turcs et un chantre grec, spécialiste de musique byzantine. La maison de Maggy et Nikiforos accueillait des amis venus d’un peu partout, des musiciens, mais également des écrivains et des poètes. On dinait et on trinquait au beau milieu des tombes du cimetière grec orthodoxe. C’est là que je fis la connaissance de Thierry Zarcone qui écrivait sa thèse, Mystiques, philosophes etfrancs-maçons en islam, publiée ensuite par Jean Maisonneuve.

L’année universitaire qui suivit fut un vrai bonheur. Finis les examens à répétition, j’allais me concentrer sur mon mémoire de maîtrise que Florence Delay accepta de diriger. Je l’intitulais « Trois formes poétiques déraisonnables ». Il regroupait les fatrasies médiévales, le nonsense anglo-saxon et un mode d’expression turc appelé tekerleme. Dans une petite anthologie de poèmes de Yunus Emre, traduits par Guzine Dino et Marc Delouze, j'étais tombé sur un tekerleme, avec pour note: « Ce poème de Yunus se rattache à un type d’expression populaire qui se caractérise par l’absence d’un thème principal et d’une suite logique dans les propos. Ce genre est constitué par des images et des réflexions systématiquement absurdes qui s’enchaînent par des jeux d’allitérations, de rimes, et parfois de clichés verbaux rythmés. Le tekerleme sert d’introduction au conte. On peut penser qu’il reflète subtilement les obsessions du paysan anatolien, comme on peut penser aussi que Yunus Emre utilise cette forme pour y introduire de manière cryptée sa conception du monde ; d’autres poètes mystiques ont utilisé cette forme d’expression. »

Qui étaient donc ces autres poètes mystiques ? Je ne parlais pas turc. Le handicap était de taille. J’aurais dû songer à prendre contact avec le folkloriste Pertev Naili Boratav, même s’il n’enseignait plus. Finalement, un ami turc m’aida. II commençait une thèse sur le soufisme, plus précisément sur la secte houroufie, sorte de cabale musulmane, et sur la confrérie bektachie. Il me parla d’un poète derviche, Kaygusuz Abdal, me traduisit quelques fragments de poèmes. L’été suivant, nous partions ensemble pour un lieu saint, près de la Cappadoce, Hadji Bektach. Nous allions finalement poursuivre jusque sur les plateaux du Taurus, au mausolée de Kaygusuz Abdal et de son maître spirituel.

Mon ami n’a jamais écrit sa thèse sur le soufisme, il n’a d’ailleurs pas écrit de thèse du tout. Personnellement, je m’y suis tenue mais en la consacrant à Jean Genet et aux Palestiniens. De quoi décontenancer plus d’un turcologue! Entre-temps, je m’étais initiée au turc à l’École des Langues orientales sans pour autant envisager écrire quelque chose de suffisamment académique - puisque thèse il y avait — sur le derviche Kaygusuz Abdal. J’avais besoin de temps et je pressentais que mysticisme et exercice universitaire faisaient mauvais ménage.
L’œuvre de Jean Genet s’en accommodait-elle mieux ? À vrai dire, sans ma rencontre avec l’écrivain marocain Edmond Amran El Maleh et sans la première invasion de l’Irak qui avait coïncidé avec ma lecture d’Un captif amoureux, je n’aurais vraisemblablement pas entrepris ce travail.

Après ma soutenance, je suis revenue à la poésie populaire et mystique turque. Quoi de plus normal : j’étais installée à Istanbul depuis quatre ans. À Kaygusuz Abdal, j’ai réservé une place de choix dans un essai, la Folle Sagesse. A diverses reprises, je suis retournée à l’emplacement de son mausolée, à Tekke Köyü, « le village du couvent de derviches ». Là, j’ai enregistré des poèmes, des chants, écouté des légendes, assisté à des cérémonies. J'ai découvert les achiks, les troubadours itinérants d’Anatolie et leur vaste répertoire qui au village, haut lieu de pèlerinage, était presque exclusivement composé de chants sacrés.

Pour les comprendre et les traduire, il m’a d’abord fallu me pencher sur l’histoire de ces descendants de nomades turcomans longtemps désignés par les sunnites orthodoxes du nom infamant de kizilbach, « tête rouge », et qui sont aujourd’hui appelés alévis, « partisans de l’imam Ali », cousin et gendre du Prophète. Ce qui m’a tout de suite intriguée, puis passionnée, c’était moins la dévotion à l’imam Ali et à ses deux fils, Huseyin et Hasan, que le culte des montagnes et des arbres, la croyance en la réincarnation, les légendes de saints transformés en animaux capables de commander aux forces de la nature.

Qui sont ces minoritaires musulmans, non reconnus comme tels en Turquie, sur qui toutes sortes de calomnies n’ont cessé d’être colportées ? Ils se réunissent lors de cérémonies nocturnes, longtemps tenues secrètes, en présence égale d’hommes et de femmes. Voilà déjà de quoi alimenter bien des fantasmes. Mais pire encore, et comble de l’impiété aux yeux de certains, leur rituel, ponctué de prières, de musiques chantées et de danses sacrées s’accompagne d’une consommation communielle de boisson alcoolisée. À la question : qui sont ces musulmans qui ne fréquentent pas les mosquées ni ne jeûnent pendant le Ramadan ? — j’aimerais apporter des éléments de réponse à partir de ma propre expérience, enrichie d’expériences de ceux qui m’ont précédée ou succédé, mais aussi en donnant la parole aux achiks, à commencer par celle d’un dede, chef spirituel alévi, qui dit ceci, en chantant :

Nous
Nous nous rassemblons
Jouons du luth
Dansons le sema
Chantons des hymnes et des incantations

Nous
Nous buvons du vin
Portons le deuil des douze imams
Jeûnons pour le martyre de l’imam Huseyin
Fêtons Hizir « le verdoyant » pour le retour du printemps

Nous
Ne reconnaissons pas l’autorité du cadi
Ne nous demandez pas quelle est notre école théologique
Nous n’en reconnaissons aucune
Nous disons : nous suivons notre propre voie



Festival de Hadji Bektach
(16-18 août 1988)

Mon tout premier contact avec les alévis se fit dans leur plus grand lieu de pèlerinage, là où fut fondé le couvent de derviches de Hadji Bektach, là où se trouve son mausolée, de même que celui de Balim Sultan, l’initiateur de la confrérie. Au XVIe siècle, quand l’ordre soufi bektachi prend forme, deux branches spirituelles apparaissent. Celle à laquelle appartiennent les bektachis de Turquie, dirigée par un dede-baba (le plus haut degré dans la hiérarchie spirituelle de la confrérie), pour qui Hadji Bektach n’a pas eu de descendance charnelle, et l’autre branche, que reconnaissent les alévis, à la tête de laquelle se trouve la famille Tchelebi qui se considère comme les descendants du saint. Alévis et bektachis partagent les mêmes croyances mais l’ordre bektachi fonctionne comme une société fermée. L’initiation peut vous faire bektachi tandis qu’on naît alévi, on ne le devient pas. L’appartenance se transmet par hérédité, selon un modèle tribal.

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