AVANT-PROPOS
Depuis longtemps je foule la poussière d’Anatolie. Cette cendre aux arômes théologiques habite ma vision fantasmée d’un Orient immobile. Seule la poussière demeure. Elle est le début et la fin, l’alpha et l’oméga de toutes choses. Si elle avait une mémoire, elle se confondrait avec l’histoire de notre monde. Elle est ce qui retombe en nuage après la course du soldat, le passage d’une caravane, l’élan du pèlerin. Je reste un fervent partisan du chemin terreux contre le goudron. De cet infiniment petit à l’immensité d’empire, des civilisations se sont bâties sur cette terre sacrée. Moines, anachorètes et derviches ont chanté, creusé et dansé près d’oasis enchantées. L’Asie Mineure est une géographie avant d’être une histoire, tour à tour passerelle puis cul-de-sac.
Avant la conquête turque, ce fragment d’Asie tendu vers l’Europe était le territoire des Byzantins, Arméniens, Géorgiens et de tribus araméennes. Dans un jadis plus lointain, nous aurions croisé le destin d’aventuriers : empereurs romains et persans en campagne, guerriers parthes, marchands phéniciens, juifs, assyriens et égyptiens, prêtres hittites ou roitelets ourartes occupés à guerroyer au pied du mont Ararat. De ces anciens royaumes, il ne reste rien, sinon des monceaux de pierres assemblés comme des cathédrales de sable : ce sont les basiliques d’Ani, la forteresse de Van ou encore le temple d’Artémis à Éphèse. Au tournant du siècle, des tribus chamanistes déboulent des steppes, bousculent cet ordre établi en quête d’un ciel plus clément. Turcomans, Seldjoukides et Ottomans se sédentarisent pour bâtir de grandes et belles mosquées. L’art et la culture viennent d’Iran ; le tempérament est celui des déserts brûlants de l’Asie centrale. Constantinople puis Istanbul, la cité universelle, la « ville d’entre toutes les villes » était, à n’en pas douter, le centre du monde. De ces profondeurs archéologiques, j’entends sourdre le souffle de milliers de poitrines : bâtisseurs, cavaliers et poètes. Voyager en Turquie reste une aventure insoupçonnée dans le temps et l’espace.
Beaucoup de religions s’y trouvaient mêlées et s’y trouvent encore. C’est en Asie Mineure que les pontifes païens ont probablement rendu leur ultime hommage aux déesses de l’Antiquité ; c’est aussi sous la voûte éclairée de l’Anatolie que le christianisme fit ses premiers pas hors de Terre sainte. Cette épopée est la nôtre, celle de nos racines spirituelles.
L’objet de ce récit est une pérégrination au rythme de la marche, entre passé et présent. Je veux retrouver les paysages et les collines où les apôtres ont prêché : Paul à Tarse, Pierre à Antioche ou Philippe à Hiérapo-lis, dans l’ancienne Phrygie. Je cherche à me recueillir dans ces églises de Cappadoce aux autels brisés, aux murs peints de saints orientaux. Frémir au souvenir d’un Empire chrétien vaste et beau, où églises et monastères furent édifiés par milliers. Sentir l’air bouillant des plaines élevées, où Arméniens, Grecs et syriaques ont célébré le mystère divin. Je sens encore la fatigue des escaliers du quartier de Péra où il faut compter ces religieux latins, anciens Génois, Français et Vénitiens, retranchés dans leurs couvents désertés. Je veux aussi faire de cette plongée dans le temps une saga moderne : montrer que cette histoire glorieuse vibre toujours au rythme des liturgies orientales. Je ne suis pas de ceux qui nient le présent et ses difficultés, l’actualité des chrétiens de Turquie m’intéresse. Peut-on parler de Turquie chrétienne ? Je le crois, même si cette interrogation semble paradoxale pour un pays musulman et athée. Je ne suis pas seulement le touriste qui descend de son car pour une croisière en mer Égée, je connais l’histoire et ses travers. Je ne me laisse pas berner par les partis pris et les extrémismes. Lorsque les Byzantins rencontrent les premiers Turcs, leur destin est en train de se jouer. Une civilisation sédentaire affronte des nomades assoiffés de conquête et de gloire. Jusqu’aux portes de Vienne, les Ottomans vont poursuivre cette confrontation. L’Asie monte à l’assaut de l’Europe. À leur tour, les puissances occidentales joueront avec un Empire turc décadent. Les Européens emportés par leur élan vers l’Egypte, le Croissant fertile et les Indes, la Turquie impériale de la fin du XIXe siècle suspectant ses chrétiens, Grecs et Arméniens, de collusion avec les puissances orthodoxes, coupables à leurs yeux d’un encerclement dangereux pour le peuple turc. Chacun prenant sa revanche sur l’autre. Malgré les siècles et les déchirements, il semble que cette lutte continue jusqu’à notre époque. Les minorités chrétiennes de Turquie - vestiges de ces royaumes éteints - portent encore sur leurs frêles épaules le poids de ce passé.
De fait, enquêter en Turquie sur les chrétiens, c’est entrer - hélas ! - dans un univers de peur et d’angoisse. Les voix se font discrètes, basses et conspiratrices. Le code pénal turc veille à l’unité nationale. La rumeur est plus nocive encore. La Turquie est ce condensé de temps et de foi. Une liqueur douce-amère qu’il convient de distiller avec tact. Dans ce pays enchanté et délicieux, les chrétiens rasent les murs. Ils ne veulent pas que l’on parle d’eux et n’aspirent qu’à se fondre dans un paysage jamais assez vaste. Chercher dans ces conditions est difficile : aucune personne interrogée n’acceptera que je cite son nom. Par l’intermédiaire de ces irréductibles de la Croix, la Turquie règle ses comptes. Les plaies sont vives de part et d’autre. Les vivants n’en sont pas responsables.
Depuis la fin des Ottomans, le temps s’est figé, faisant de la mémoire une mer de glace. À un royaume immense et ouvert, capable d’accueillir une myriade de peuples et de religions, a succédé une République étriquée. Une identité nationale a été créée à marche forcée. Depuis l’exil des princes, basileis et sultans, l’histoire humaine régresse. Ma nostalgie est celle des empires, celle de l’allégeance et de l’honneur. Après 1923, du jour au lendemain, les non-musulmans sont devenus des étrangers en Turquie, un pays qu’ils avaient eux-mêmes façonné. Les chrétiens n’eurent souvent que le choix de l’exil, réel ou intérieur.
Quel danger représentent moins de cent mille chrétiens dans la Turquie d’aujourd’hui ? Journalistes, écrivains et hommes de foi vivent dans la menace d’un faux pas qui les ferait condamner par l’opinion. Grecs, Arméniens et syriaques méritent-ils la suspicion dans laquelle ce pays les enferme ? Doit-on assister au spectacle indécent de la spoliation de leurs biens ? La soumission des anciens dhimmis1 se poursuit par l’esprit. Un tel acharnement reste incompréhensible. Peu importe leur déférence au drapeau, à l’unité nationale et à l’armée. On doute de leur fidélité. Dans l’imaginaire turc, un chrétien reste un étranger, un traître potentiel. Il faut s’en méfier. Peu importe qu’ils soient des giâours, des « infidèles », comme j’ai pu l’entendre de la bouche même du Premier ministre. Peu importe que des milliers de familles turques aient été engendrées par le métissage d’une chrétienne asservie. Sur la côte égéenne, d’Éphèse à Fethiye, les gens font une fierté de cette ascendance : « mes ancêtres grecs », me dit-on à chaque fois dans l’ivresse d’une gorgée de vin sucré. Un père catholique me rapporte que dans un cocktail d’ambassade, des diplomates turcs accueillirent son arrivée par un :
— Tiens, voilà les Croisés ! Ils ignoraient qu’il parlait parfaitement leur langue et il répondit : — Voyez-vous, cette fois, je ne suis pas armé, dit-il, en levant haut les bras. Ils devinrent rouges de confusion, un verre de champagne à la main.
Malgré ces difficultés et les non-dits, j’ai sillonné le pays : Antioche, la Cappadoce, Trébizonde, Kars, Mar-din, Urfa, Kayseri, Smyrne, ou Bursa. Je l’aime passionnément : forêts, côtes de ciel bleu, steppes sans horizon et plateaux caillouteux. J’ai cherché la trace de ce riche passé chrétien et turc mélangé. J’ai arpenté collines et vallons pour retrouver des temples oubliés. Le vieux monde demeure. J’aime cette hospitalité intacte, j’aime ces gens, ces sourires, ces regards complices et cet orgueil de toujours vous montrer le meilleur de soi. J’aime cette diversité aussi. En 1900, mon arrière-grand-père voyagea jusqu’à Istanbul muni d’une simple carte de visite ! Autres temps, autres mœurs, dirions-nous. Dans l’ancienne Constantinople, sa logeuse était polonaise, son club celui des officiers russes, ses restaurants ceux de chefs français ou italiens, son changeur juif, ses amis turcs, son tailleur arménien, sa foi celle de l’Église grecque, et ses maîtresses venaient du Caucase et des rives de la mer Noire... Entre mélancolie et réalité, je me demande ce qu’il reste de cette vie-là. Il faut soigner, panser l’histoire. Concilier l’inconciliable, se souvenir du message des apôtres, et rendre à cette terre sa dimension religieuse. Je veux ce livre comme une balade sur les sentiers de la mémoire.
Istanbul 2008
1. Pour les mots d’origine turque et arabe, et pour ceux relatifs à la culture chrétienne, se reporter au glossaire page 263.
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Funérailles
« O amis, ô frères, moi, j’ai peur de mourir. » Yunus Emre
Un coup d’aile à droite et le Bosphore se découvre sous la brume. D’un côté l’Europe, de l’autre l’Asie. De part et d’autre, les citadelles de l’ancienne Byzance montent encore la garde. L’eau sombre et glacée de la mer Noire suinte vers le golfe de Marmara. J’aperçois déjà les dômes de la vieille ville et la tache ombrée de la forêt de Belgrade. Nous atterrissons sous une pluie fine. Les gens applaudissent. Des taxis accourent, éclaboussant une longue file impatiente. Pour une fois, je peux profiter d’un hôtel convenable. Un magazine parisien m’envoie à Istanbul suivre les funérailles de Hrant Dink, un journaliste arménien assassiné la semaine dernière. Je quitte les sentiers rassurants de l’histoire pour me plonger dans le feu de l’actualité. Le chauffeur me dépose devant le Grand Hôtel de Londres, le Büyük Londra pour les habitués. Finis les bouges des bas quartiers de Çemberlita§. Un doux parfum s’échappe d’anciennes boiseries. Dans le hall d’entrée,…
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