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Les Turcs : Orient et Occident, islam et laïcité


Auteur :
Éditeur : Autrement Date & Lieu : 1994, Paris
Préface : Pages : 222
Traduction : ISBN : 2-86260-478-X
Langue : FrançaisFormat : 160x235 mm
Code FIKP : Liv. Liv. Tur. N° 2844Thème : Général

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Les Turcs : Orient et Occident, islam et laïcité

Les Turcs : Orient et Occident, islam et laïcité

Stéphane Yerasimos

Éditions Autrement

Peu de peuples possèdent une image aussi controversée aux yeux des Européens, peu de peuples ont eu un destin aussi lié aux affaires de l’Europe. Depuis que les Turcs sont apparus sur les bords de la Méditerranée, il n’y a pas eu de grande question européenne, guerre ou paix, alliance ou division en camps opposés, - des Croisades aux conflits de la Renaissance, de la Guerre de Trente ans aux deux Guerres mondiales, et au-delà jusqu’à la Guerre froide -, sans que le Turc soit présent, ennemi ou allié, sans qu’on sollicite sa participation ou sa neutralité bienveillante.
Parallèlement, les Turcs, qui ont toujours souhaité faire l’Europe à leur guise, en reconstruisant à leur profit l’Empire, qu’ils pensaient avoir hérité de Rome, ont choisi de s’intégrer au monde occidental tout en gardant leur spécificité.
Face à tant de siècles de rapports passionnels de part et d’autre, il s’agissait de ne verser ni dans l’accusation ni dans l’apologie, et de ne pas prétendre faire l’Histoire des Turcs... Tout au plus, essayer de mettre en lumière le mélange des extrêmes à travers lesquels la société turque fraie son chemin entre Orient et Occident, aborder cette relation triangulaire complexe entre Turcs, Arabes et Occidentaux, souligner des traits marquants de la période contemporaine : croissance démographique, exode rural, urbanisation galopante, poussée islamiste, rôle fondamental des femmes, retour de la mémoire et recherche d’une mère patrie mythique...


Les auteurs : Olivier Abel, Louis Bazin, Marcel Bazin, Étienne Copeaux, François Georgeon, Altan Gôkalp, Nilüfer Gôle, Riva Kastoryano, Henri Laurens, Tan Oral, Sirin Tekeli.
Cet ouvrage a été dirigé par Stéphane Yerasimos.



ÉDITORIAL

Stéphane Yerasimos

Pour l’Europe, les Turcs ont été pendant de longs siècles « les barbares de l’intérieur ». Germains, Normands, Hongrois furent eux aussi à leurs débuts des envahisseurs, mais ils finirent par s’intégrer. Les Arabes résistèrent jusqu’à leur expulsion. Les Russes hésitèrent entre assimilation et refus, se résignant à rester des marginaux. Les Turcs y vécurent simplement comme chez eux, ne faisant pas forcément ni une vertu ni une tare de leur différence. Ils ne furent ni propagandistes de leur foi ni convertis. Ils ont été pour cela admirés quand ils étaient forts, et haïs quand ils sont devenus faibles. Poussés dehors depuis trois siècles, ils se sont accrochés à l’extrémité de l’Europe et ont décidé de s’« occidentaliser ». Le terme est turc et vieux d’un siècle et demi !

On trouvera donc difficilement un autre peuple entretenant pendant si longtemps des rapports aussi conflictuels et ambigus avec l’Europe, formant un contentieux fait d’envies et de ressentiments, de fascination et de terreur, le tout déposé en sédiments de préjugés où s’enlise toute approche tant soit peu rationnelle du problème. Ainsi, une fois commise l’imprudence du choix d’un tel sujet, il fallait surtout faire preuve d’humilité, ne pas prétendre faire l’histoire des Turcs et de leur relation avec l’Occident, énumérer leurs prétendus défauts et qualités, pour finir par leur distribuer des bons et des mauvais points, ou encore se draper dans une objectivité condescendante oubliant les milliers de volumes déjà écrits sur le sujet. Abandonner non seulement toute tentative d’une impossible exhaustivité mais aussi toute velléité de traiter un essentiel indéfinissable. Fournir tout au plus quelques informations sur des aspects fort ordinaires comme pour dire le droit des Turcs de revendiquer l’originalité comme la banalité, ainsi que tout autre peuple.

Cela dit il fallait bien donner un aperçu de l’épaisseur du contentieux à travers des siècles de regards et d’interprétations successives du « Turc ». Malentendu et contentieux qui ne firent que s’exaspérer au fur et à mesure du déclin de l’Empire ottoman, pour atteindre leur paroxysme lors de son agonie coïncidant avec la naissance de l’État-nation turc. Cette vision a produit en miroir le discours fondateur de celui-ci, se référant à une turcité supranationale, une vaste communauté turque dont le berceau se trouverait en Asie centrale.

Il fallait donc aborder ce sujet sans nullement prétendre faire coïncider le contenu de ce volume avec une vision panturque. Suggérer, au contraire, que cette vaste communauté de langue qu’est le monde turc ne correspond pas forcément à une origine commune ou à un projet commun d’avenir.

L’implication des Turcs dans l’Europe et le fait que l’islam n’est plus représenté par le Turc dans l’imaginaire occidental, mais de nouveau par l’Arabe, nous obligeaient à aborder cette relation triangulaire fort complexe entre les Turcs, les Arabes et l’Occident. Les Turcs, élément tout aussi intérieur à l’Europe qu’antagoniste à celle-ci, ont pris progressivement depuis la fin du XVIIIe siècle la décision de s’occidentaliser, c’est-à-dire de devenir les égaux de l’Occident. Ce qui impliquait nécessairement la laïcisation, non seulement parce que celle-ci faisait partie du modèle occidental mais, surtout, parce que l’égalité avec « l’infidèle » nécessitait l’abandon du principe de la supériorité intrinsèque de l’islam. D’où la coupure fondamentale entre Turcs et Arabes, les seconds accusant les premiers de rupture avec la vraie religion, mais n’arrivant pas à résoudre la lancinante contradiction entre la supériorité nécessaire de l’islam et celle bien effective de l’Occident, les premiers dédaignant les seconds, mais restant frustrés de cette inaccessible égalité à laquelle ils aspirent depuis si longtemps.

Après avoir ainsi placé quelques jalons marquant les représentâtions réciproques des Turcs et de leurs voisins nous avons abordé certains aspects de la société turque contemporaine. Un des plus marquants est sans doute sa croissance démographique, accompagnée d’un exode rural qui bouleverse ses structures traditionnelles au profit d’une urbanisation galopante et d’une urbanité creuset de conflits et de contradictions.

Au-delà des villes turques, cet exode débouche sur l’Europe, mais aussi sur le Moyen-Orient, conférant une nouvelle dimension aux anciennes représentations. Aux vieilles frustrations du Turc maintenu à la porte de l’Europe s’ajoutent celles de l’émigré-immigré, déchiré entre le désir d’appropriation matérielle et le refus d’assimilation culturelle des valeurs occidentales.
Cela nous renvoie à l’islam, nouvel épouvantail du monde occidental. Par son aspiration d’égalité, l’islam turc ne se trouve pas face à l’Occident dans la même position irréductible que l’islam arabe et il cache en outre, derrière la façade uniforme de l’orthodoxie sunnite, l’hétérodoxie alevî. Les alevî (ou alaouites), tout en étant des chiites de la même obédience que leurs voisins iraniens, en diffèrent fondamentalement par leur absence de dogmatisme et leur dédain pour les pratiques de l’islam orthodoxe, au point d’être considérés comme le fer de lance de la laïcité turque moderne. Impossibles à dénombrer, puisqu’ils n’ont jamais été recensés en tant que tels, et à être localisés avec précision, à cause de leur vieille habitude de dissimulation de leurs croyances, mais de l’ordre de quelques millions, ils constituent, en même temps que l’expérience laïque, le meilleur rempart contre le fondamentalisme.

L’expérience biséculaire d’occidentalisation et de laïcité en Turquie et l’écart entre l’islam turc et l’islam arabe suffiraient pour relativiser ce qui est globalement perçu de ce côté-ci de la Méditerranée comme la « menace islamiste ». La réaction turque se présente, notamment depuis les années 50, comme un retour du balancier après un quart de siècle de laïcisme pur et dur, faisant presque passer toute manifestation publique de l’islam à l’ombre sinon à la clandestinité. D’où une revendication, dont l’aspect le plus massif est celui d’un piétisme, au nom de la liberté du culte et de la tolérance. Si les aspects totalitaires ne manquent pas, ils trouvent vite leurs limites dans le jeu parlementaire, qui fonctionne tant bien que mal, dans la résistance de trois générations de laïcisme, qui ne sont pas prêtes à sacrifier leurs acquis, et dans la fragmentation même de l’islam turc, non seulement écartelé entre sunnisme et alévisme, mais aussi morcelé en quantité de confréries. Ces confréries couvrent un éventail de conceptions et de pratiques très large, prônant des positions fort diverses faces aux options cruciales : laïcité, démocratie, occidentalisation, et en forte concurrence entre elles, aussi bien pour le recrutement des fidèles, l’entrisme dans l’administration, ou l’influence exercée sur les partis politiques.

Dans ce contexte les femmes jouent un rôle fondamental. Si la période d’enfermement, depuis la femme nomade libre de ses mouvements jusqu’à la femme laïque, fut sans doute historiquement plus courte chez les Turcs que chez les autres peuples musulmans, le féminisme turc d’aujourd’hui peut emprunter des voies bien détournées, dont celle... de l’islam.

Effectivement, les femmes, issues des milieux néo-citadins ou traditionnels, trouvent le moyen de s’émanciper en affichant une meilleure connaissance des principes religieux, donc de sortir, d’étudier, de choisir une carrière en s’imposant aux mâles de la société traditionnelle à travers une vision militante, intellectuelle, de l’islam. Ainsi, militantes islamistes et militantes laïques, mettant chacune en avant leurs propres élégances vestimentaires et leurs propres convictions philosophiques, finissent par se retrouver autour des mêmes revendications d’émancipation et deviennent tout autant des éléments moteurs de la société turque.

Tout semble donc se résumer en une quête d’identité dans cet espace intermédiaire entre
Orient et Occident où sont venus se loger les Turcs. Quête qui fabrique de singuliers syncrétismes pour assurer la traversée du quotidien, connus sous le vocable d’« arabesque », et pose d’angoissantes questions d’appartenance. C’est que si les Turcs ont pris possession, il y a plus de neuf siècles, de l’Anatolie, ce territoire aujourd’hui devenu leur patrie [par la bataille de Mantzikert (Malazgirt en turc) en 1071, cinq ans après celle de Has-tings qui ouvrit aux Normands le chemin de l’Angleterre], ils ne s’y affirmèrent comme Etat-nation qu’en 1923, suite à d’âpres luttes ethniques dont les victimes furent les peuples chrétiens de l’Empire ottoman, pour lesquels l’Anatolie faisait tout aussi partie de leurs revendications nationales. Ce conflit sanglant laissa finalement autant de traces chez les vainqueurs que chez les vaincus et le pardon, implicitement assorti d’une menace de dépossession, exigé par les uns, ne peut être consenti par les autres sans danger d’anéantissement, ni refusé, sous peine de conserver éternellement le sentiment d’un péché originel. Nous ne pouvions pas esquiver cette question, même si pour éviter d’apporter une nouvelle fausse réponse, nous nous sommes contentés de l’évoquer.

Nous voici donc de nouveau revenus, pour terminer, à l’alchimie de la formation d’une nation et aux discours qui la légitiment : la recherche d’une mère patrie mythique, matrice de toutes les civilisations, en Asie centrale, faisant des Turcs les ancêtres de tous les peuples nobles de la terre. Discours qui ne se résume en fin de compte qu’en la farouche volonté de prendre sa place sous le soleil, celui-ci restant obstinément assimilé à l’Occident.



1. Généalogie d’une société

« Quel bonheur de se nommer Turc* ! »

Stéphane Yerasimos

Une première rencontre émerveillée des Byzantins avec les Turcs sera sans lendemain : l'empire des Turcs célestes éclatera sous peu et les peuples turcs apparaîtront sous des noms nouveaux dans les parages de Byzance. De leur côté, pendant un millénaire, jusqu'à l'aube du XX‘ siècle, les Turcs, fondateurs d'empires, vont abdiquer leur qualificatif national.
En l’an 921, Ibn Fadlan mène une ambassade du calife de Bagdad vers le souverain des Bulgares de la Volga, désireux d’embrasser l’islam. La mission, jointe à une caravane, remonte vers le nord la steppe située entre la Caspienne et la mer d’Aral, et Ibn Fadlan note dans son journal :

Le lendemain nous rencontrâmes un Turc. C’était un homme laid d’aspect, d’un extérieur misérable, chétif d’apparence et ignoble réellement. Nous venions d’être surpris par une pluie violente. « Arrêtez-vous ! » cria-t-il. Toute la caravane s’arrêta : elle était composée d’environ trois mille chevaux et cinq mille hommes. Puis il dit : « Personne de vous ne passera. » Nous nous arrêtâmes, obéissant à son ordre, et nous lui dîmes : « Mais nous sommes des amis du Kudherkîn (le vice-roi turc). » Il se mit à rire et à dire : « Qu’est-ce que le Kudherkîn ? Je chie sur la barbe du Kudherkîn. » Puis il dit : « pekend », c’est-à-dire « du pain » dans la langue du Khwarizm. Je lui remis des galettes de pain, il les prit et dit : « Passez, j’ai eu pitié de vous'. »

…..

* Citation de Kemal Atatürk.
1. Ibn Fadlan, Voyage chez les Bulgares de la Volga, traduit de l’arabe et présenté pat
Marius Canard, Paris, Sindbad, 1988, p. 43.




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