INTRODUCTION
Au VIIe siècle de notre ère, il y avait plus de deux cents ans que, dans sa moitié occidentale, l'Empire romain et la culture qu'il représentait s'étaient effondrés sous les coups des Germains. Empire et culture survivaient cependant dans leur moitié orientale, hellénisée, en dépit des coups des nomades jaunes et des Slaves en Europe, en dépit de la guerre sans cesse recommencée qui en Asie les opposait aux Sassanides, héritiers, de la mer d'Aral à l'Iraq par l'Iran, des empires antiques. Les Perses venaient d'occuper jusqu'aux côtes méditerranéennes de la Syrie et de l'Égypte, et si les Romains d'Orient, que nous appelons les Byzantins, les avaient enfin repoussés, les deux États étaient épuisés de l'effort désespéré qu'ils avaient fourni. C'est alors que parut l'Islam.
La naissance et l'essor de l'Islam ont l'apparence d'un prodige. Un peuple jusqu'alors presque inconnu s'était unifié dans l'élan d'une religion nouvelle. Il conquérait en quelques années tout l'Empire sassanide et, sauf l'ouest de l'Asie Mineure, toutes les provinces asiatiques et africaines de l'Empire byzantin, et attendant d'y ajouter la plus grande partie de l'Espagne, la Sicile et, temporairement, d'autres postes en terre d'Europe. Il frappait aux portes de l'Inde et de la Chine, de l'Éthiopie et du Soudan occidental, de la Gaule et de Constantinople; les États les plus anciens s'écroulaient et, du Syr-Darya au Sénégal, les religions établies s'inclinaient devant une nouvelle venue qui est celle, aujourd'hui, de quelque trois cents millions d'hommes. La civilisation nouvelle issue de ces conquêtes allait compter parmi les plus brillantes et devait être à maints égards l'éducatrice de l'Occident, après avoir elle-même recueilli en la vivifiant une large part de l'héritage antique. Depuis treize siècles, dans la guerre ou dans la paix, l'histoire musulmane est constamment mêlée à la nôtre, nos civilisations ont grandi sur le même fond originel, et si ce que nous en avons fait a fini par diverger profondément, la comparaison ne peut que nous aider à mieux nous comprendre les uns et les autres. Pour toutes ces raisons, et non seulement parce que, comme c'est le cas pour l'Inde et la Chine, un homme du XXe siècle ne saurait rester étranger à aucune des familles de la commune humanité, il est indispensable que l'histoire du monde musulman occupe dans notre culture une place considérable; indispensable que nous triomphions d'une conception de la civilisation qui serait attachée à des peuples, à des espaces privilégiés; que nous sachions qu'avant saint Thomas, né en Italie, il y avait eu Avicenne, né en Asie centrale, et les mosquées de Damas et de Cordoue avant les cathédrales de France ou d'Allemagne; indispensable que nous oubliions la mésestime où nous avons pu tenir les peuples musulmans contemporains en raison d'un effacement d'ailleurs peut-être passager en face d'une Europe aux progrès galopants de culture et de puissance; indispensable cependant aussi que, évitant un excès inverse, nous ne regardions plus l'histoire musulmane au travers de je ne sais quel mirage des Mille et une nuits, épisode exotique, extraordinaire, révolu, objet de nostalgie vague, mais comme un morceau de l'histoire humaine, diverse certes selon les lieux et les époques, mais au total tout de même largement une et solidaire.
L'historien, cependant, se doit de prévenir le lecteur qu'en l'état actuel des choses il ne peut lui être fourni de l’histoire musulmane un tableau aussi poussé que de l'histoire européenne. D'une part, à d'insuffisantes exceptions près, nous manquons pour le Proche-Orient d'un équivalent à ces documents d'archives sur la base desquels s'édifie l'histoire du Moyen Age européen, et l'abondance de la littérature ne saurait y suppléer. D'autre part, qu’il s'agisse des « orientalistes » européens, forcément d'abord linguistes avant d'être historiens, et dont les préoccupations ont parfois été infléchies par les conditions de la politique ou des curiosités intellectuelles « occidentales » plus que par la considération des besoins d'une étude complète de l'Orient pour lui-même; ou qu'il s'agisse des savants « orientaux », qui aujourd'hui seulement s'éveillent à la conscience des exigences qu'impliquent les enquêtes historiques conçues dans un esprit moderne : pour ces deux ordres de raison, le travail est, pour l'Orient, en retard d'un siècle sur ce qu'il est pour l'Occi-dent. Il est indispensable d'essayer de combler l'intervalle qui sépare les deux volets d’une histoire où l'on ne devrait pas avoir à distinguer entre « orientalistes » et, si l'on me passe le mot, « occidentalistes ». Mais, en attendant qu'il le soit, nous devons dire simplement au lecteur que l'image de l'Islam que nous lui fournirons reste relativement incomplète et, plus que toute autre, provisoire.
1.
Les arabes avant l'Islam
Si les Arabes n'avaient joué dans ('Antiquité qu'un rôle trop marginal pour que l'attention de l'historien s'y porte clairement sur eux, on prend conscience, une fois qu'au vil’ siècle ils ont forcé cette attention, qu'ils n'étaient tout de même complètement ni des étrangers ni des nouveaux venus. Depuis au moins un millénaire et demi, ils habitaient dans cette péninsule Arabique à laquelle leur nom était lié. Il n'est pas douteux qu'en un passé reculé celle-ci avait présenté un paysage plus riant que de nos jours, où elle constitue dans sa presque totalité l'un des plus redoutables déserts de notre planète. Peut-être au début de notre ère les oasis y restaient-elles un peu plus nombreuses, un peu moins chétives. En gros cependant l'Arabie était déjà le pays d'élection des nomades chameliers à vastes parcours, assez semblables à ce que sont restés les Bédouins modernes, leurs descendants les plus purs. Il faut quand même distinguer de la grande masse du territoire, où il n'est introduit de diversité qu'entre les déserts de sable et les arides plateaux basaltiques, certaines franges, au contact de la Syrie et de la Mésopotamie au nord, en Oman à l'est et surtout au Yémen au sud-ouest, où les hauts reliefs et le contact de la mousson entretiennent une humidité autorisant une végétation et des cultures étrangères au reste de l'Arabie, oasis mises à part. Des travaux d'irrigation, dont le plus fameux est la digue de Ma'rib au nord du Yémen, étendaient la mise en valeur de ces terroirs favorisés.
Dans la société arabe des premiers siècles de notre ère, il y a donc lieu de distinguer plusieurs éléments. Dans les développements historiques que nous allons avoir à exposer, les nomades n'auront pas le rôle essentiel ; ils forment cependant la masse de la population. Cependant il existe une population agricole dans les zones favorisées, et un petit nombre de villes agricoles ou marchandes. La connaissance générale de cette société est nécessaire à l'historien de l'Islam non seulement parce qu'il est né en Arabie, mais parce que la connaissance de la société préislamique commande celle de la société islamique dans une proportion plus forte qu'il ne serait vrai d'autres civilisations. Par une contradiction apparente dont rend compte une sorte de mystique raciale en même temps que la nécessité, pour comprendre les textes sacrés de l'Islam, de connaître la langue et les traditions de l'Arabie ancienne, les musulmans n'ont pas cessé de considérer le temps de I' « Ignorance » comme l'âge d'or de l'arabisme, celui dans lequel les vertus de la race s'étaient le plus décisivement épanouies. Au surplus, l'action de Mahomet ne peut se comprendre, soit qu'il ait sanctionné certains usages, soit qu'il en ait condamné d'autres, sans une connaissance de la société où ils étaient en vigueur.
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