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La résistance aux génocides


Auteurs : | |
Éditeur : Date & Lieu : 2008, Paris
Préface : Pages : 556
Traduction : ISBN : 978-2-7246-1089-5
Langue : FrançaisFormat : 140x210 mm
Code FIKP : Liv. Fra. Sem. Res 2757Thème : Général

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La résistance aux génocides

La résistance aux génocides

Jacques Sémelin

Sciences Po


Quand la haine et la peur gagnent un pays, que la guerre et le massacre se propagent, il est toujours quelques hommes et quelques femmes qui ne se laissent pas entraîner. Sans mot dire, ils se tiennent de côté. Dans le secret et le risque, ils veulent aider plus que dénoncer, protéger plus que détruire. Parfois, ceux-là même qui participent au carnage tentent aussi de sauver. Dans ces situations d'extrême violence, une résistance civile, improvisée, tend à se développer, faite d'une multitude de petits actes individuels et de l'action de quelques organisations clandestines.

À partir de trois cas - les génocides des arméniens, des juifs et des tutsis -, cet ouvrage représente la première tentative à la fois internationale, comparative et pluridisciplinaire pour constituer l'acte de sauvetage en objet de recherche, en se dégageant de la catégorie mémorielle du «Juste». Le résultat est d'une richesse exceptionnelle et dérangeante. Impossible de dresser un portrait type du sauveteur, cependant les actes de sauvetage témoignent d'un fait historique : l'existence discrète d'une société informelle de sauvetage - si fragile soit-elle - dès que commence le génocide.

Réunissant trente chercheurs de onze pays, cet ouvrage est dirigé par Jacques Sémelin, historien et politiste, directeur de recherche CNRS au CERI (Centre d'études et de recherches internationales de Sciences Po), Claire Andrieu, professeure des Universités en histoire contemporaine à l'Institut d’études politiques de Paris, et Sarah Gensburger, docteure en sociologie (EHESS).


Identité


INTRODUCTION

De l'Aide au Sauvetage
Jacques Sémelin


Quand la haine et la peur gagnent un pays, que la guerre et le massacre se propagent comme la peste, il en est pourtant toujours quelques-uns, quelques hommes et quelques femmes, qui ne se joignent pas à la meute. Sans mot dire, ils se tiennent de côté. Dans le secret et le risque, ils veulent aider plus que dénoncer, protéger plus que détruire. Qui sait même si ceux-là qui participent au carnage ne tentent pas aussi parfois de sauver? Ce ne serait pas la première fois que l’être humain démontre son étonnante faculté à adopter des conduites équivoques, voire contradictoires.

Hormis quelques recherches pionnières, bien peu de travaux se sont intéressés à de tels comportements, à ce que l’on appelle ici des actes de sauvetage en situation génocidaire. Prenons par exemple le cas du génocide des juifs. En comparaison de l’impressionnante bibliographie traitant des étapès de leur persécution, déportation et extermination, fort rares sont les recherches qui ont été consacrées aux pratiques de sauvetage. Nous ne parlons pas ici de l’histoire exceptionnelle des juifs danois évacués en octobre 1943 vers la Suède ni même du cas moins célèbre du sauvetage des juifs bulgares '. Nous mettons aussi à part des figures emblématiques bien connues telles que le diplomate suédois Raoul Wallenberg à Budapest ou l’américain Varian Fry opérant à Marseille. 1

Nous avons d’abord à l’esprit l’action de ces «petites gens» qui, dans le secret de leur maison, ont accepté un jour d’accueillir une ou plusieurs personnes pourchassées, parce qu’elles étaient juives. Sans doute le fait qu’il s’agisse d’initiatives dispersées, que par ailleurs, pour des raisons évidentes, elles n’aient généré aucune archive, a-t-il nui au développement de leur étude scientifique. Il en va souvent ainsi des actions civiques menées en dehors des cadres de la société établie, a fortiori lorsqu’elles sont clandestines. En comparaison, les masses d’archives produites par les États persécuteurs offrent une infinité de champs propices à la recherche.

L’histoire du sauvetage a longtemps souffert d’un autre handicap, celui de se définir souvent par des gestes ordinaires de la vie quotidienne qui sont loin de revêtir l’éclat de la lutte armée ou d’éveiller la curiosité du renseignement militaire. Pourtant, replacées dans leur contexte, ces conduites de protection sont bien des gestes extraordinaires par les conséquences quelles entraînent pour leurs auteurs et leurs bénéficiaires. L’apparente banalité de tels gestes d’entraide préserve, même fugitivement, un espace de civilisation dans un univers de barbarie. C’est d’ailleurs ce que tend à refléter l'historiographie la plus récente qui considère désormais ces actes de sauvetage comme une forme singulière de résistance civile. Une résistance qui ne consiste pas à nuire aux forces physiques et politiques de l'ennemi mais à sauver des vies que celui-ci voudrait voir disparaître.

Si donc les archives relatives à des initiatives de sauvetage sont rares, nous disposons en revanche de multiples témoignages de personnes sauvées, recueillis par l’institut Yad Vashem (Jérusalem) dont la mission est entre autres de décerner le titre de «Juste parmi les nations» au non-juif ayant sauvé un juif de manière désintéressée2. Du fait des enquêtes conduites par cet institut de l’État d’Israël se trouve ainsi réuni un corpus riche de plusieurs milliers d’histoires de vies, aussi bouleversantes les unes que les autres, collectées dans tous les pays qui ont été occupés par l'Allemagne nazie. À preuve que la solidarité humaine ne reste pas un vain mot, y compris quand la barbarie tient le haut du pavé. Or, un constat s’impose: les profils de ces «Justes» sont d’une grande variété. Les sauveteurs proviennent en effet de toutes les catégories sociales et professionnelles, comme l’ont montré les travaux de Mordecai Paldiel en général3 et ceux de Lucien Lazare dans le cas particulier de la France. Aussi a-t-on évoqué une banalité du bien qui fait pendant à la notion contestée de banalité du mal avancée par la philosophe Hannah Arendt4.

Ce titre de «Juste» pose toutefois de sérieuses difficultés au chercheur parce qu’il se présente avant tout comme une catégorie morale, d’inspiration religieuse, et non comme un concept utilisable par les sciences sociales. Qu’on se rappelle à cet égard les débats qui ont précédé en Israël la définition de cette distinction. Pour le juge Moshe Landau, qui avait présidé le tribunal ayant à juger Adolf Eichmann, seul devait être déclaré «Juste» le non-juif qui avait sauvé un juif de manière désintéressée. Le «Juste» ne pouvait par conséquent être défini que selon des règles strictes, ne prenant en considération que la conduite de celui qui avait agi sans aucun type d’intérêt, ni politique, ni économique, ni sexuel, etc. Mais à ce compte, lui avait rétorqué Moshe Bejski, qui avait été sauvé par l’entrepreneur allemand Oskar Schindler, on ne trouverait que fort peu de «Justes». Bejski reprochait donc à Landau d’en avoir une représentation bien trop abstraite et élitiste, lui qui n’avait pas été confronté au génocide, puisque Landau avait quitté l’Allemagne juste avant la guerre. Les débats autour du cas Schindler avaient ainsi mis au jour deux manières de «juger» celui qui sauve: soit au nom d’une pureté morale prédéfinie de l’extérieur, soit en fonction de critères humains, inséparables du contexte historique dans lequel prend naissance le sauvetage. Cependant, c’est Moshe Landau, le juge alors le plus célèbre d’Israël, qui l’avait emporté.

Par la suite, cette notion de «Juste» a connu un succès grandissant au cours des années 1990 et plus encore dans les années 2000. Elle s’est vue aussi introduite dans d’autres contextes de massacres et génocides, comme au Rwanda ou en Bosnie5, au point même que l’Italien Gabriele Nissim entend œuvrer aujourd’hui à la création d'un «jardin mondial des Justes»6. Cette internationalisation de la notion de «Juste», qui dépasse donc le seul cas de la Shoah, tend à en faire une figure universelle du Bien ; comme si nous avions un impérieux besoin d’honorer les conduites humaines les plus louables, pour compenser le désastre moral des plus abjectes. En résulte alors une littérature hagiographique qui tend à idéaliser le sauveteur, que d’aucuns vont même jusqu’à appeler leur «sauveur». La résonance religieuse de ce dernier mot traduit assurément chez le sauvé l’expression d’une gratitude immense envers celui à qui il ou elle doit la vie. Du point de vue des victimes, cette idéalisation est parfaitement compréhensible, même si elle peut mettre mal à l’aise celui qui est ainsi honoré, lui qui estime bien souvent n'avoir fait que son devoir.

Quoi qu’il en soit, cette distinction de «Juste parmi les nations», délivrée par l’État d’Israël, y compris pour des raisons de politique étrangère7, attire l’attention de l’historien quant à l’étude de ces conduites d’entraide. Nul doute en effet qu’il en a négligé l’importance, tout occupé qu’il était à saisir l’extraordinaire monstruosité du crime nazi. Maintenant que le processus de l'extermination des juifs européens est bien mieux connu, il devient plus aisé de regarder en amont ce qui a pu parfois freiner, voire enrayer, cette logique de mort. Dans ce but, tout en prenant en compte l’œuvre mémorielle considérable conduite par Yad Vashem, il revient au chercheur de forger ses propres outils d’analyse des pratiques de sauvetage. D’objet de mémoire, le chercheur se doit ainsi de faire du sauvetage un objet d’histoire. Telle est l’ambition de cet ouvrage qui vise à comprendre le passage à l’acte de sauver comme on a déjà tenté de comprendre celui de massacrer. Comment alors faire de cette question morale un véritable objet de recherche?

1. On ne doit cependant pas oublier que la Bulgarie a déporté lesjuifi de Macédoine (annexée en 1941 par Sofia). En revanche, les juifs bulgares ont bien échappé à la déportation du fait de la mobilisation de députés, intellectuels et représentants de l'Église orthodoxe.

2. Celte distinction décernée par l'État d’Israël se concrétise par la remise d'une médaille à celui qui est ainsi honoré pour son acte de sauvetage, sur laquelle il est inscrit cette phrase du Talmud : « Quiconque sauve une vie, sauve l’humanité. »
3. Mordecai Paldiel, The Path of the Righteous, Oentile Rescuers of the Jews during the Holocaust, Hoboken (N. J), Ktav, 1993. Lucien Lazare, Le Livre des Justes, Paris, Hachette, 1995.

4. Enrico Deaglio, La Banalita del bene. Storia di Giorgio Perlasca, Milan, Feltrinelli, 1993.

5. Cf. Rwanda, hommage au courage, African Rights, 2002, ainsi que le colloque sur les Justes organisé à Kigali en décembre 2007, à l'initiative de Cerd Ankel (Hamburger Institut für Sozialforschung). Pour la Bosnie, voir le travail de la petite fille du maréchal Tito: Svetlana Broz, Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995), Paris, Lavauzelle, 2005.

6. Gabriele Nissim, Le Jardin des justes. De la liste de Schindler au tribunal du Bien, Paris, Pavot, 2007 [trad.].

7. Cf. Sarah Gensburger, «De la mémoire du sauvetage à l’institution d’un titre de Juste parmi les nations», chapitre 1 d u pré se n t ouvrage.




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