La Syrie, le rêve et la rupture
Claude Palazzoli
Le Sycomore
Sur l’échiquier complexe du Proche-Orient, quel est le rôle de la Syrie? Fer de lance de la lutte contre Israël? Mentor abusif des Palestiniens? Gendarme au Liban? De la réponse à ces questions dépend, en grande partie, l’avenir de cette région du monde. La Syrie, le rêve et la rupture apporte d’abondants éléments de réflexion susceptibles d’éclairer des problèmes abordés de coutume avec passion ou de manière incomplète. Il fournit une masse considérable d’informations sur l’histoire, les divisions politiques; régionales et tribales, les guerres et les luttes d’influence qui sont le pain quotidien de la Syrie. Ce qui n’empêche pas l’auteur de prendre position dans cette analyse, la première exhaustive, en France, sur ce sujet.
Claude Palazzoli, agrégé des facultés de Droit, enseigne la science politique et les relations internationales. Il a été successivement professeur aux facultés de Droit de Rabat et de Casablanca, ainsi qu’aux Universités de Beyrouth, de Damas et de Paris-Val-de-Marne. Il est actuellement Conseiller culturel et de coopération scientifique et technique à l’ambassade de France à Hanoï. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé: Le Maroc politique de l’indépendance à 1973, publié au début de 1975.
AVANT-PROPOS
Fière et salubre, pathétique, la Syrie dresse, au balcon du Proche-Orient, son être rude et tourmenté, tendu. Equilibre et démesure : la Méditerranée et l’Asie s'y sont donné rendez-vous pour une insolite rencontre. Doute et ferveur. Noblesse et ruse. Eloquence et brutalité. Carrefour où les contraires se conjuguent, elle pèse, dans la région vitale quelle habite, d'un poids spécial, non par la masse humaine et la splendeur des origines comme l'Egypte, ou par le pétrole, comme d'autres, plus riches, qui la jouxtent: mais par la force du symbole et du message — cœur et témoin de l'arabisme, porte-étendard et palimpseste où chaque trace, indélébile, reste gravée, des temps divers qui l’ont marquée et des influences, issues d'ailleurs, qui l’écartèlent.
Toute connaissance du monde arabe, en vérité, passe par elle, qui se dérobe, énigmatique, complexe et réfugiée derrière le masque théâtral des paradoxes qui l’habillent: si bien que, pour l’essentiel encore, sa découverte reste à faire, passionnante. Toute réflexion sur le pouvoir dans ces pays suppose, à la borne syrienne, une halte prolongée — et Ton s’étonnera que personne, en France notamment, ne s’y soit jusqu’à présent plus d’un instant arrêté. Car l'entreprise en vaut la peine et la moisson est surprenante, qu'on peut glaner en s’y livrant.
Certes, en l’occurrence, les clichés abondent — comme d'un touriste pressé, qui passe et prend très vite une photo du paysage, qu'il croit saisir, alors que lui échappe en fait le principal, la vie, l’ambiance où baigne le décor qu’il a fixé. Radicalisme et violence, instabilité, déchirements: aucun de ces traits, sans doute, n’est inexact, dont l’observateur à plaisir recense les symptômes. Mais comment les expliquer? Et ne représentent-ils pas surtout des phénomènes de surface derrière lesquels des réalités plus profondes se dissimulent? Mais lesquelles? Continuent-ils d'ailleurs à caractériser le régime, et n’assiste-t-on pas au contraire, depuis quelques années, à des changements, si fondamentaux dans le sens d’une maturation, d'une consolidation, d’un assagissement, qu’il faille repeindre totalement avec d’autres couleurs les vieux tableaux naguère complaisamment brossés? Au-delà d'eux, enfin, quelle est l'«exemplarité» du régime? En quoi les tendances qu’il exprime sont-elles communes à l’ensemble ou à la plupart des Etats arabes (voire du Tiers-Monde), exacerbées seulement peut-être ici, enflées, déformées par la flamme des embrasements locaux; et quelle est, en revanche, la part de l’incommunicable et du particulier autour de quoi s’ordonneraient d’éventuelles spécificités syriennes?
Pour répondre à ces questions, on n'a pas voulu s'embarrasser de «modèles», car, trop souvent, ils faussent la démarche, en incitant le chercheur (qu’il en ait conscience ou non), à n’utiliser, au fil de l'analyse, à l'exclusion des autres, que les éléments qui contribuent à conforter le schéma explicatif qu’il a retenu a priori; et en l’amenant à tenter de couler dans le carcan mutilant de ce schéma des réalités qui, par essence fluides et chatoyantes, échappent à toute systématisation rigide.
Seules, deux hypothèses de départ, très simples, ont servi de support à l'effort d’investigation dont ce livre est le fruit — orientées selon la double perspective de l’espace et du temps.
La première tient à la situation de la Syrie, au cœur du monde arabe, travaillée par conséquent par les courants profonds dont cet univers est le siège — un ample et fiévreux désir de renaissance et de progrès, que le nationalisme d’abord exprime en termes de combat pour la libération; que le socialisme ici et là (selon toute la gamme des formes plus ou moins hardies qu’il peut revêtir) voudrait plus parfaitement accomplir; et que couronnent la nostalgie des temps de gloire révolus et le rêve d’une unité retrouvée dont le panarabisme dit l’ardente espérance.
Face à ces courants, comment la Syrie réagit-elle et quel fut leur impact sur elle? Sur la voie de la construction nationale, existe-t-il une approche, un cheminement qui lui soient propres? Ou, confrontée aux mêmes contradictions, aux mêmes défis, aux mêmes déboires que d'autres «pays frères», a-t-elle connu les mêmes errements que certains d'entre eux, ballottée d'une rive à l'autre des solutions possibles, sollicitée successivement, d’écueil en écueil, par les mêmes sirènes et, finalement, indécise, quêtant toujours une problématique identité?
La seconde hypothèse est d’ordre dynamique et s’inscrit dans le temps. Pays «en voie de développement», la Syrie vit, comme beaucoup d'autres dans le Tiers-Monde, un moment de transition. Son régime ne peut donc être envisagé que d'une manière résolument évolutive. Tout s'y transforme très vite. Traumatisée, blessée, prise de vertige, elle traverse à partir de son émergence des ruines de l’Empire ottoman une crise, que le passage de l'ordre ancien au nouveau détermine. Entre l’un et l'autre, pour un temps, elle oscille, tiraillée, fébrile, agitée. C'est la Nation d'abord, puis l’Etat qu’il s'agit de construire et l’avenir dont il faut jeter les bases. Y est-elle parvenue enfin? Une stabilisation s’opère-t-elle? La crise est-elle, pour le plus grave, surmontée? Ou d’autres convulsions se préparent-elles, vers un destin jamais certain d'être meilleur?
Deux ordres de questions par conséquent et deux étapes, dans l'analyse, paraissent s'imposer.
La situation du régime politique syrien dans son environnement commande en premier lieu une double investigation sur le cadre dans lequel ce régime s'inscrit (qu'est-ce que la Syrie et quelles en sont les racines?) et sur les forces qui l'animent (sur la scène syrienne, qui s'affronte, dans quelles conditions et avec quels objectifs?). Quant à l’étude dynamique des métamorphoses successives du régime, elle implique l'exposé d’une suite d'événements (quelles périodes et quels tournants dans la vie politique du pays depuis qu’il a surgi dans ses frontières actuelles?) et d’une politique (comment les responsables ont-ils mis en œuvre les moyens à leur disposition pour appréhender l’avenir?). Les développements qui suivent s'ordonneront donc autour de quatre parties: l'héritage, les protagonistes, les péripéties et la recherche du progrès.
Première Partie
L'héritage
La richesse d’un héritage plus chargé que d'autres confère à la Syrie sa densité: fruit d'un destin tragique et lourd, mais privilégié, aurait-elle sinon tant d’aussi personnelle et forte saveur?
Sa vocation est d’être, depuis toujours, un chemin, une proie. Plaque tournante et voie de passage foulée de tous temps par les légions des empires les plus divers; carrefour dans un carrefour où se rencontrent trois continents; et bel objet de prédation par d’autres convoité, en raison de sa situation au cœur d’une zone vitale pour toutes les stratégies, de son enviable potentiel économique, et de son manque de cohésion intérieure, qui la rendait en général facile à conquérir. Creuset: des cultures innombrables s’y sont déversées. Charnière: les hégémonies mitoyennes en ont fait un champ de bataille où s'affronter, la dévastant. Aussi émerge-t-elle, à notre époque, du long tunnel de l’occupation ottomane, sous la forme d'un puzzle. Des polarisations contraires la travaillent. Une mosaïque humaine la peuple. Certaines de ses provinces, que les invasions ont laminées, sont en ruines. D'où des tensions, un malaise, une instabilité longtemps chroniques et qui seront pour la jeune république surgie des cendres de la Première Guerre mondiale autant d’obstacles sur la voie de l’intégration nationale et de l’édification d’un Etat moderne.
Pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, entre l'enclave palestino-phénicienne et l'île de Mésopotamie où rayonna Sumer, une persistante entité syrienne a, très tôt, eu l'occasion de s’affirmer en dépit des vicissitudes de l’Histoire. Fluctuante, certes, dans ses frontières et dans ses composantes, autonome ou dominée selon les temps, elle reste néanmoins vivace et très présente — comme un centre de gravité qui se cherche et qui, plusieurs fois éclipsé et rétabli, finira par s’imposer au XXe siècle avec éclat, quoique enfermé dans les limites artificielles nées des intrigues coloniales.
Cassures et cohérence: telle est donc l’entité syrienne, contradictoire. Dans sa fragilité même et dans son épaisseur, trois dimensions la révéleront: celle du passé, celle de la terre et celle des hommes, qui la composent.
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Claude Palazzoli
La Syrie, le rêve et la rupture
Le Sycomore
Le Sycomore
La Syrie
Le Rêve et La Rupture
Claude Palazzoli
© Editions le Sycomore, 1977
Le Sycomore
72, rue du Château d’Eau
75010 Paris
La composition et l’impression
ont été faites par
Les Impressions Populaires
pour le compte des Editions
Le Sycomore
achevé d’imprimer
en novembre 1977
Imprimé en France
Dépôt légal: 4e trimestre 1977
N°. d’imprimeur : 1230
I.S.B.N. 2-86262-002-5