HRANT DINK, L’HOMME DERRIÈRE LES TEXTES
Ayant été aux côtés de Hrant Dink pour la plupart de ses écrits, mon souhait aurait été qu’un livre tel que celui-ci naisse dans des conditions tout autres. Nous voulions depuis longtemps réunir les textes de Hrant en un volume pour les publier en turc et en arménien ainsi que dans d’autres langues. J’aurais alors contribué à les rassembler. Écrire l’introduction eût incombé à d’autres que moi, par exemple à des spécialistes de sujets particuliers.
Écrire avec Hrant Dink, écrire sur Hrant Dink: devoir passer de l’un à l’autre est une malédiction difficile à exprimer par des mots. Si, malgré tout, je parviens à écrire ici sur lui, c’est que j’en éprouve le devoir, et c’est de lui que je tiens ce sens du devoir. Sur ces questions-là, il était inflexible, il ne vous laissait pas en paix; et tel est le cas à présent.
Je témoigne, en quelque sorte, et me sens doublement témoin. Tout d’abord, je témoigne pour Hrant en tant que femme l’ayant rencontré avant même la fondation de notre journal Agos et ayant travaillé avec lui onze ans durant. Et puis je suis témoin du fait que le travail à ses côtés et son travail lui-même pouvaient changer une vie. Dans mon cas, cela tenait aussi à ce que j’étais encore assez jeune dans ces années-là et que ma personnalité était en plein développement. Cependant, même pour des personnes expérimentées, l'œuvre et la personnalité de Hrant représentaient un défi. Il fut actif à une période qui apporta de grands changements tant pour les Arméniens de Turquie que pour le pays dans son ensemble. Serais-je capable d’exprimer cela aussi clairement aujourd’hui si l’assassinat de Hrant ne m’avait à ce point bouleversée et forcée à tout envisager avec distance? Je l’ignore.
Aux lecteurs de ce livre, qui ne peuvent rencontrer Hrant autrement que par le truchement de ses textes, cette brève introduction permettra, je l’espère, de montrer ce qui compta constamment pour lui, afin qu’eux aussi puissent lire entre les lignes. Les quelques phrases me concernant, moi et mon histoire, visent seulement à dessiner plus nettement le portrait de Hrant. Il m’est impossible de parler de lui impersonnellement, en faisant totalement abstraction de moi. De l’analyser et de le décrire à distance. Ce serait artificiel, cela sonnerait faux et ce ne serait pas dans l’esprit de Hrant, pour qui la véracité était la chose là plus importante de la vie. Cela explique peut-être que tous ceux qui le connurent d’assez près le décrivent toujours en se rapportant à ce qu’il représentait pour eux. On avait du mal à se soustraire à son influence, il devenait vite une part de vous-même.
De tout cela j’étais consciente en m’asseyant pour écrire ce texte, et pourtant, la page demeura longtemps vide devant moi. Je n’aurais pu me satisfaire de raconter, à la suite, ce que j’ai vécu avec Hrant. La vie ne se déroule pas avec la régularité et l’ordre que l’écoulement du temps semble suggérer. Et surtout, l’année qui a passé depuis l’assassinat de Hrant a pour ainsi dire absorbé les onze années précédentes et recouvert la longue période de collaboration paisible. C’est ainsi que bien des souvenirs ont été emportés, effacés par cette vague qui a déferlé sur notre vie et l’a fait sortir de ses gonds.
La seconde difficulté réside dans les adjectifs que la langue met à notre disposition et qui sont toujours classificateurs. Hrant n’a jamais aimé qu’on le fasse entrer dans un schéma. C’est pourquoi je n’écrirai pas sur les qualités qui étaient celles de Hrant Dink, mais sur ses dimensions. Le moyen que nous procure la langue est alors le génitif, qui ne définit pas mais qui met seulement en relation. Cela correspond bien à Hrant, lui qui se plaisait à relier des notions que nous connaissions tous et qui nous semblaient aller de soi pour nous les faire voir avec des yeux neufs.
La langue de Hrant
Au quotidien, Hrant parlait «anatolien». Son style était chaleureux et riche en tournures idiomatiques. Et avant tout, il était authentique, au point que chez lui, les jurons se changeaient vite en surnoms affectueux et qu’à l’inverse, les formules de politesse produisaient un effet quasi dépréciatif. Cette authenticité et cette absence de fioritures se retrouvent jusque dans des textes plutôt abstraits. On se sentait souvent interpellé directement, car Hrant ne s’adressait jamais à la masse, mais toujours à l’individu. C’est la raison pour laquelle on ne trouve chez lui ni mot d’ordre ni appel à former des fronts. Au contraire de ce qui a souvent été affirmé, ses déclarations politiques ne reposaient pas sur une idéologie particulière. Sa pensée se caractérisait par la simplicité et la logique des raisonnements. Les images qu’il employait étaient souvent empruntées à la zoologie, matière qu’il avait étudiée, avec la philosophie. Un jour, par exemple, alors qu’il suivait à la télévision le bombardement de l’Irak, il dit: «Quand les jeunes tortues de mer traversent pour la première fois la plage pour rejoindre l’eau depuis le lieu où elles ont été couvées, elles sont exposées sans défense aux oiseaux. C’est exactement la même chose pour les êtres humains en Irak.» Les populations chassées d’un lieu évoquaient pour lui des images d’êtres vivants arrachés à leur environnement naturel et condamnés à périr sans pouvoir se défendre.
Hrant s’exprimait d’une manière qui ne plaisait pas toujours quand on est femme et féministe. Sa langue était masculine et relativement exempte de «politiquement correct», elle coulait directement de la vie, or la vie qu’il vivait était celle d’un homme.
Il abhorrait les mots d’ordre et aimait à les tourner et retourner en tous sens, avec une logique quasi enfantine, jusqu’à les faire apparaître dans leur vacuité béante. Après quoi il déversait ses railleries sur eux. Le roi finissait bien souvent par se retrouver nu.
Hrant ne prenait la plume que lorsqu’il avait depuis longtemps réfléchi à un sujet. Mais sa manière d’écrire donnait souvent le sentiment que ce qu’il écrivait lui était tout juste venu à l’esprit.
Poser des questions occupait une place centrale dans son style écrit. Lorsqu’à la rédaction, nous étions empêtrés dans des discussions théoriques, il arrivait souvent que Hrant pose des questions en apparence anodines, semant ainsi une confusion totale. Poser constamment des questions aux autres, mais aussi à soi-même, était pour Hrant une clé de la connaissance. Je me rends compte, maintenant qu’il ne me demande plus chaque jour «Que penses-tu de ça, Karin?», à quel point de telles clés sont utiles.
Aucun article du journal ne requérait plus de corrections, d’ajouts et de compléments que ceux de Hrant Dink. Il écrivait la première version toujours comme elle lui venait et sans souci aucun du clavier. Traversant la pièce depuis son bureau jusqu’à moi retentissait alors un «Karin, viens donc jeter un coup d’œil à cet article!».
Quand il était excédé par quelque chose, la première version de son article n’était souvent que sa colère couchée sur le papier. J’examinais ce jaillissement, puis lui rendais la feuille, sans un mot. Après quoi il arrivait souvent que nous nous asseyions ensemble et commencions par mettre un peu d’ordre dans nos têtes.
J’avais vingt-trois ans à mes débuts chez Agos et mon expérience d’écriture se résumait à quelques brefs récits. J’ignorais tout de l'édition d’un journal et c’était aussi le cas pour Hrant. Nous ne connaissions ni la langue des journaux, ni sa rhétorique particulière. Nous ne savions pas comment nous procurer des informations ni les rédiger. Pour les gros titres, éditoriaux, commentaires, nous étions des néophytes. Au fil du temps, je fus chargée de la relecture des contributions de Hrant et le moment vint où je m’aperçus que nos deux styles se mélangeaient. J’ai souvent orienté sa pugnacité vers une voie plus raisonnable tandis que lui donnait des accents pugnaces à mon côté rationnel.
Je ne sais plus combien de fois je traduisis pour lui. Que notre hôte fût un correspondant inconnu ou un homme politique important, il arrivait toujours un moment dans la conversation où Hrant, posant la main sur un genou de notre hôte, le marquait ainsi de son empreinte. Quand on venait chez Agos discuter avec Hrant, on ne ressortait jamais indifférent et sans en être impressionné. Cette force de persuasion que possédait Hrant le rendait important aux yeux des uns, dangereux à ceux des autres.
L’effet produit par son style était à son maximum quand il s’agissait des rapports entre Turcs et Arméniens. Il voulait que les gens des deux peuples - que ce soit en Turquie, en Arménie ou dans la diaspora - se comportent respectueusement les uns envers les autres et se parlent sans personnes interposées. Et il donnait l’exemple. Il montrait comment il est possible de parler ouvertement de soi et d’exprimer ses sentiments, de formuler raisonnablement des questions, de fournir des réponses tenant compte de la subjectivité de l’interlocuteur et qu’en agissant ainsi, on crée une langue qui de part et d’autre prend le nationalisme à la gorge. Il permettait de percevoir peut-être pour la première fois qu’il ne suffisait pas de resserrer régulièrement les rangs.
Les mondes de Hrant
Hrant avait foi dans la vie, la puissance constructive de l’homme, le progrès et la nature. Dans le même temps, il était chrétien et croyait, même si c’était avec beaucoup d’indépendance par rapport à l’Église, en Dieu et en sa création. Il avait grandi dans un milieu protestant, mais défendait -à cause de son rôle historique- l’Église apostolique arménienne. Homme de gauche, il questionnait la religion tout en restant croyant.
Il s’intégrait mal, où que ce fût, et s’il avait une telle puissance constructive, c’était aussi parce qu’il avait en général du mal à l’adapter. Quoi qu’il fît, Hrant se créait toujours son monde à lui, car jamais les modèles qu’il trouvait tout prêts ne lui suffisaient. À l'époque où il tenait une librairie avec ses frères, il ne fit pas que vendre des livres. Il aménagea un étage supplémentaire fourni en manuels et ouvrages de référence afin qu’écoliers et étudiants puissent y travailler. Des années avant la librairie et le journal Agos, Hrant Dink avait repris avec sa femme Rakel la direction du camp d’été pour enfants arméniens de Tuzla, à l’est d’Istanbul, à l’époque bien à l’extérieur de la ville. À eux deux, ils firent de ce désert un véritable paradis, et Hrant n’appelait ce camp pas autrement qu’«Atlantide». Ce devait être une île, une nouvelle civilisation.
Le premier numéro d’Agos parut le 5 avril 1996. Peu nombreux étaient alors ceux qui croyaient à la réussite possible de l’expérience d’un journal turco-arménien. Si le journal vit le jour, ce fut uniquement parce que Hrant, au terme de longues discussions, écarta toutes les objections et déclara qu’il prenait la responsabilité des choix. L’impatience qui s’exprimait là était caractéristique de Hrant, qui vivait toujours la vie pleinement.
Il faut du temps à un nouveau journal pour qu’il trouve sa ligne. Il en alla ainsi pour Agos. Il n’existait pas de modèle pour notre journal, mais uniquement des objectifs que nous nous étions nous-mêmes fixés. Le nom était et est demeuré un programme. Chez les Arméniens et les Turcs d’Anatolie, Agos signifie «le sillon» dans lequel tombe la semence, donc le lieu d’où sortira plus tard le fruit. Par ce journal, Hrant voulait atteindre les Arméniens qui ne parlaient plus leur langue maternelle et, en outre, rendre publics les problèmes que les Arméniens rencontraient avec l’État. Dans le même temps, les lecteurs turcs devaient apprendre à connaître l’histoire et la culture arméniennes. Agos plaidait pour la démocratie en Turquie, pour la liberté d’opinion et pour l’entrée du pays dans l’Europe unifiée. Bientôt arriva le moment où Agos ne se contenta plus d’un rôle d’information et acquit une influence déterminante sur les gros titres. Ce furent des années d’intense travail, et pourtant ce fut une époque merveilleuse. Hrant Dink vivait comme il l’entendait, et le seul prix à payer pour lui était d’avoir un agenda rempli - une vie se partageant entre les ONG, les fondations et le journal.
«Pourquoi est-ce si bien que ça, Agos?» demanda-t-il un jour avant de répondre lui-même aussitôt: «Parce que nous l’avons créé nous-mêmes à partir de rien!» Et il était souvent radieux lorsqu’il arrivait le matin dans le bureau qui n’avait pas encore été aéré; «Ah, on sent encore l’odeur d’Agos, l’odeur de la fumée, de la cendre, et la mienne!»
La politique selon Hrant et son engagement
Hrant ne fut jamais membre d’un parti politique, et pourtant la politique jouait pour lui un rôle central. Il en allait également ainsi pour Agos, dont il était rédacteur en chef. Hrant se méfiait de toutes les sortes de dominations et de hiérarchies et penchait toujours vers l’opposition. Qu’il s’agît d’élections au conseil d’une fondation de la Communauté arménienne ou d’élections municipales turques, toute élection l’épanouissait, car elle était en elle-même porteuse d’un espoir de changement. Donner sa voix ne lui suffisait pas, il s’engageait toujours pour des propositions alternatives. En 1998, lorsque les Arméniens de Turquie éliront un nouveau patriarche, les articles et les actions de Hrant Dink contribuèrent largement à faire de ce scrutin autre chose qu’un scrutin formel, la communauté fut traversée par un souffle de solidarité, par un sentiment collectif qui faisaient défaut depuis longtemps. Il prônait une forte participation électorale et soutenait ceux qui voulaient emprunter de nouvelles voies. Il se présenta même avec sa propre liste lors des élections au conseil d’une fondation. Il s’engageait pour une participation large et pour l’initiative citoyenne. Jamais, lors des élections parlementaires, Hrant ne soutint les représentants de la bourgeoisie arménienne qui figuraient sur les listes des partis de droite pour les rendre présentables, il faisait campagne pour des candidats de gauche, qu’ils fussent turcs ou arméniens, favorables à une politique démocratique des minorités. Il ouvrit la voie de la politique à des jeunes gens et à des femmes. C’est ainsi que je me retrouvai dans d’innombrables réunions d’ONG, dans le mouvement féministe turc et dans des débats télévisés.
Durant les premières années d’Agos, les priorités de Hrant furent d’amener la discussion sur les soucis que les Arméniens rencontraient avec l’État, de mettre en lumière de manière critique la structure de la communauté arménienne à Istanbul et, en outre, de transmettre à des couches plus larges des informations sur la vie et la culture arméniennes. Il devint célèbre dans toute la Turquie quand, lors d’une émission télévisée, il raconta avec des mots simples comment les autorités avaient privé les enfants arméniens du camp d’été de Tuzla qu’ils s’étaient eux-mêmes construit. Et il n’eut pas honte de ses larmes durant ce récit.
Les jours les plus difficiles furent ceux où des autorités étatiques qualifièrent ouvertement les Arméniens de Turquie d’étrangers et où un sentiment nationaliste turc menaça de submerger le pays. Lorsque des parlements étrangers adoptaient des résolutions sur les Arméniens et que des représentants de l’Union européenne abordaient la question du droit des fondations des minorités à disposer de leurs biens, nous devenions souvent des «étrangers», et l’engagement de Hrant redoublait. Dans des semaines comme celles-ci, le journal Agos se transformait en un porte-voix qui proclamait avec plus de clarté que jamais au monde entier nos deux identités en balance: des Arméniens citoyens de Turquie.
Hrant lui-même était plus souvent en réunion qu’à la rédaction du journal. Hommes politiques et bureaucrates, ambassadeurs et simples citoyens étaient ses interlocuteurs. Il n’en repoussait aucun, même s’il savait parfois d’avance que tout était déjà dit et qu’on se servait de lui pour la galerie. Lorsque la presse de droite le déclara «ennemi des Turcs», son engagement se changea en révolte. Il lutta de toutes ses forces - il y allait de son honneur.
À la lecture des textes de Hrant, on s’aperçoit vite qu’il adoptait des positions extrêmes, au bon sens du terme. Écrire était souvent s'exposer; Hrant discutait ouvertement les motivations et les buts et présentait des possibilités alternatives. Il possédait un flair politique très subtil et se rendait vite compte si une discussion politique devenait lutte de pouvoir et si -souvent sous la surface- d’autres forces étaient en jeu. Il était alors prêt à «céder» et à se taire, non pour se protéger, mais pour la sécurité d’autrui, comprenant qu’on n’a parfois pas d’autre possibilité que de prendre peur et de faire un pas en arrière.
Même les Arméniens de Turquie n’étaient pas épargnés par l’extrémisme de Hrant. Hrant respectait la fonction de patriarche, mais critiquait celui qui l’occupait. Il demandait aux Arméniens, pour les affaires terrestres, de ne pas suivre leur pasteur comme un troupeau mais d’agir en membres libres d’une communauté séculière.
Mais il n’est pas besoin de donner des exemples de l’extrémisme de Hrant. Il suffit de rappeler qu’il se mêlait, en tant qu’Arménien, de toutes les questions touchant à ce pays et prenait position. Cet extrémisme était la conséquence de son sens des responsabilités. Cela fut vrai même pour l’une de ses actions les plus téméraires: la révélation de l’information selon laquelle la fille adoptive d’Atatürk, Sabiha Gökçen, avait peut-être des origines arméniennes. Là encore, Hrant Dink estima qu’il ne pouvait agir qu’ainsi et pas autrement. Il entendait, par l’exemple de Sabiha Gökçen, rappeler le sort de ces Arméniens qui, pour sauver leur vie, avaient dû se convertir à l’islam. Il voulait parler du destin de ces gens, il croyait que tel était son devoir. Il serait encore en vie s'il avait été capable d’agir autrement.
Hrant, l’arménien
«Mais quel genre d’Arménien est-ce donc là?» me demandai-je la première fois que je rencontrai Hrant. Dans mon idée, les Arméniens étaient des gens dont la situation financière n’était pas mauvaise, qui se tenaient à l’écart de la politique et n’étaient arméniens qu’en privé. Hrant les appelait les «Arméniens de l’ombre». Les deux représentations que les Turcs se font des Arméniens correspondent exactement à cette image. La première représentation peut être qualifiée de romantique: les Arméniens apparaissent comme des gens qui sont bons cuisiniers, bons artisans et comme il faut, et l’on déplore qu’il en reste si peu de cette sorte de nos jours. La seconde représentation est négative : selon elle, les Arméniens sont des traîtres nés qui se laissent acheter par l’étranger. Hrant fut le premier Arménien de ma vie à ne pas se cacher, à montrer qu’il est possible de vivre autrement en Turquie quand on est arménien.
Plus encore: Hrant fut également le premier d’entre nous à se confronter à son histoire. En Turquie, il n’y a pas une école ni une université qui transmette à la jeunesse arménienne la moindre idée de l’histoire de ce peuple. Ce qu’on sait, on le tient uniquement des récits que font les générations plus âgées. Hrant fut le premier à interroger systématiquement les anciens de la communauté et il lisait presque sans relâche ce qui touchait à l’histoire arménienne.
En réalité, les Arméniens de Turquie s’étaient retirés comme des huîtres dans leur coquille. Ils obéissaient ainsi à un instinct animal qui leur ordonnait de se protéger. Si un tel instinct existe, la cause n’est pas à en chercher uniquement dans les événements de 1915-1916, voilà une centaine d’années. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’impôt dit «sur les biens» de 1942 fut un moyen de spolier les gens d’affaires chrétiens et juifs. Et, en septembre 1955, le gouvernement d’alors saisit l’occasion du conflit chypriote pour lancer la foule à l’assaut des magasins et des domiciles des minorités. Les minorités ne comprirent que trop bien le message: «Ce n’est pas votre pays !» Et il y eut des vagues d’émigration.
Aussi Hrant pouvait-il affirmer: «Vous voyez, nous avions eu beau nous cacher, à quoi cela nous a-t-il servi?» La réponse était contenue dans la question. Aux yeux de Hrant, les Arméniens devraient s’ouvrir, montrer plus d’eux-mêmes, de leur culture et de leur vie, tout en prenant une part plus grande à la vie de la société dans son ensemble. À cette seule condition, la société turque aurait une chance réelle de prendre position.
Le travail de Hrant ne demeura pas sans effets. Bien des «romantiques» cessèrent de considérer les Arméniens uniquement comme de précieuses antiquités ottomanes et se demandèrent où ce peuple était passé. Cependant, Hrant entendait parler non seulement de l’histoire des Turcs et des Arméniens, mais aussi de leur avenir.
Pour les Arméniens de la diaspora, en revanche, les Arméniens de Turquie, réduits au silence et subissant l’intimidation, n’appartenaient pas vraiment au monde arménien. C’est pourquoi l’attitude de Hrant, qui consistait à vivre en Turquie en tant qu’Arménien, était pour eux un défi et une nouveauté. Hrant plaçait à un même niveau son identité arménienne et sa citoyenneté turque, ce qui permettait de poser d’une manière nouvelle la question «Quelles relations avoir avec les Turcs?», une question qui, jusque-là, reposait sur une antinomie absolue.
Hrant n’esquiva jamais les discussions ni les controverses, il n’évita jamais les nationalistes, qu’ils fussent arméniens ou turcs. Mais la campagne qui le présenta comme un «ennemi des Turcs» et le jugement de la cour de cassation qui confirma officiellement cet affront le laissèrent désarmé dans un premier temps. Il avait oeuvré pour la paix et l’équilibre, sans jamais placer l’une de ses deux identités au-dessus de l’autre. Aussi cette diffamation l’atteignait-elle doublement: comme citoyen de Turquie et comme Arménien. Je ne pus m’en empêcher, mais quand, après cette sentence, je vis Hrant pleurer, je vis simultanément l’image de Jésus qu’on avait appelé, pour l’outrager, «roi des Juifs». Et cette image m’atterra.
Le lien de Hrant avec la Turquie
Hrant Dink citoyen de Turquie n’était pas moins engagé que Hrant Dink membre de la communauté arménienne. Il prenait position sur toutes les questions politiques et, ayant en tant qu’Arménien une sorte de regard extérieur, il pouvait souvent apporter une contribution décisive. Il s’exprima sur le voile et sur le problème kurde, sur les États-Unis et sur l’Union européenne, sur la politique au Proche-Orient et dans le Caucase. Pour lui, on ne pouvait créer la démocratie qu’à l’intérieur du pays et qu’ensemble.
C’est cette attitude qui l’empêcha de se plaindre en Europe ou ailleurs des difficultés que rencontrait et que rencontre la communauté arménienne en Turquie. Ce point de vue était également déterminant dans ses discussions avec la diaspora arménienne. Il est condensé dans la question qu’il posait: «Le plus important, est-ce la reconnaissance du génocide ou la démocratisation de la Turquie?»
Cela vaut a fortiori pour son attitude envers les États occidentaux. Leurs représentants le poussaient souvent à s’exprimer sur des questions touchant aux minorités, à la liberté d’expression et à la façon dont la Turquie se confrontait à l’histoire. Dans de tels cas, Hrant préférait rappeler aux représentants de ces États la responsabilité qui était la leur et réclamait qu'ils entreprennent des démarches concrètes qui faciliteraient le compromis entre la République d’Arménie et la Turquie. À ses yeux, les pressions occidentales sur la Turquie conduisaient uniquement à embraser le nationalisme turc. Il plaçait son espoir dans les démocrates turcs.
Moi aussi, je me laissai prendre par cet espoir, à tel point que lorsqu’il me demanda un jour: «Qu’en penses-tu, Karin, vont-ils me tuer?», je fis un geste de dénégation en disant: «Les choses n’iront sûrement pas jusque-là. Ils ne veulent pas d’une star. En plus, ce que tu dis peut leur servir pour leur politique européenne». Une telle réaction de ma part à l’époque tenait sans doute au fait que la seule pensée d’un assassinat m’aurait été insupportable; de plus, en cet instant-là, Hrant avait besoin d’une réponse comme celle-là.
Firat, pseudonyme de Hrant
«Salut, je suis Hrant Dink, on me connaît sous le nom de Fırat.» Voilà comment, il y a des années, Hrant s’annonça au téléphone chez moi. Je ne connaissais pas plus de Hrant que de Fırat, je ne savais pas ce qu’il voulait et le laissai donc parler. La raison de son appel n’était pas moins bizarre que le début de cette conversation. Les nouvelles que j’écrivais m’avaient valu un prix et Hrant me téléphonait pour me féliciter. Il était dans tous ses états et se réjouissait presque plus que moi. Une fois qu’il eut raccroché, je me demandai: «Quel personnage est-ce là? On n’est content comme ça que pour ses propres enfants ou pour quelqu’un que l’on connaît depuis des années.»
Par la suite, je compris que ce pseudonyme aussi faisait de Hrant quelqu’un de différent des autres Arméniens. Il est courant parmi les gens d’affaires arméniens de prendre un nom turc pour stimuler le commerce. Hrant avait d’autres raisons; laissons-le les exposer:
«Nous étions, en 1972, trois amis désireux de participer au mouvement de gauche dans le groupe Tikko (marxiste-léniniste). C’était une époque de conflits brûlants et nous ne voulions pas qu’il nous arrive quelque chose, ni causer de difficultés à la communauté arménienne. Nous nous sommes donc adressés au tribunal et avons fait changer nos prénoms. Armenak devint Orhan, Istepan Murat et Hrant Fırat. Mais seul Armenak, qui fut ensuite assassiné, adhéra vraiment à Tikko, où il monta en grade jusqu’à entrer au comité central. On le connaissait sous le nom d’Orhan Bakır. Nous, les deux autres, sommes restés sympathisants. La seule personne de la communauté à laquelle nous nous soyons confiés était alors Sarkis Şahbaz, nous lui avions dit qu’il ne fallait surtout pas croire que nous reniions notre identité.»
Quel enseignement tirer de cela? D’une part que même pour la gauche turque, pourtant dans l’opposition, il était normal que de jeunes Arméniens de gauche doivent nier leurs origines pour entrer dans ses rangs. Par la suite, Hrant critiqua très clairement la conscience lacunaire de la gauche sur ce point. D’autre part, cela montre que Hrant possédait dès sa jeunesse un sens des responsabilités et un instinct protecteur.
La personnalité de Hrant
Je fis la connaissance de Hrant à l’époque où il trouva le rôle qui était vraiment le sien. Après la conversation téléphonique que j’ai racontée, il arriva à la remise du prix avec un énorme bouquet de fleurs. Ses yeux brillaient, ses grandes mains dessinaient des cercles dans l’air et il parla d’un projet de journal turco-arménien pour lequel il voulait m’interviewer.
Le temps passa, l’interview avait été faite, nous nous revîmes à la réception fêtant le premier numéro du journal. Hrant me pressa de collaborer. Moi, je voulais rester à l’université et y travailler. Mais Hrant ne se satisfit pas de ce refus. «Allez, viens, c’est un monde nouveau que tu trouveras ici !» Les deux premiers mois, n’étant pas habituée aux cadences de Hrant, je traversai la rédaction comme une somnambule. Il bouleversait totalement la vie tranquille que je menais. Il bondissait sans peine de l’écriture aux courses de chevaux, passait de la dispute aux éclats de rire, chaque jour il était différent. Agos, ce n’était pas la rédaction d’un journal, cela rappelait plutôt une loge de derviches. Chacun entrait et sortait, chaque jour le travail était distribué différemment.
Assise sur une sorte de tabouret de bar, j'observais Hrant, j’appris à me servir de l’ordinateur et écrivis mes premiers articles. Hrant avait chaque jour de nouveaux projets en tête, et moi je n’arrêtais pas de découvrir. Il croyait tant en moi qu’il me confia une colonne dans les pages arméniennes du journal, à moi qui ne parlais que l’arménien appris à l’école primaire. Je devins bientôt directrice de l’information, puis chargée de la rédaction culturelle, et quand l'un d’entre nous quitta le journal, je me retrouvai responsable au sens juridique du terme.
En guise de postface
Si je veux décrire l’impression que je me fais à moi-même aujourd’hui, plus d’un an après la mort de Hrant, c’est l’image suivante qui me vient à l’esprit: je me sens comme si j’appartenais à une culture, par exemple celle des Ourartéens, qui n’existe plus depuis plusieurs milliers d’années. Pour une raison quelconque, je suis la seule survivante de cette époque et je me tiens là où se trouvaient autrefois les temples ourartéens. Il y a certes d’autres ruines, mais la réalité ne consiste plus qu’en une série de couches plus récentes qui n’ont plus rien à voir avec moi.
C’est ainsi, comme quelqu’un de l’Ourartou qui se retrouverait aujourd’hui en Anatolie, qu’il m’arrive souvent d’être désemparée, ne sachant que faire. Je vais par exemple à l’ancien bureau. Plus de Hrant qui ouvre les bras en souriant et me dit bonjour, mais seulement, presque comme une mauvaise blague, un grand buste de lui, avec un regard sombre, qui plus est. Et, à côté, quantité de photos. La photo du trottoir ensanglanté et des pigeons blancs me fait froid dans le dos. Ce bureau, l’endroit où Hrant travaillait autrefois, ne contient plus aujourd’hui qu’un tas de bibelots de toutes matières, représentant Hrant Dink.
Hrant en cuivre repoussé, Hrant en mosaïque, en image, dessiné avec des lettres, peint selon la technique anatolienne, en peinture à l’huile, et ainsi de suite. Les recherches sur Internet donnent un résultat similaire. On trouve des photos, et pour beaucoup d’entre elles, je sais quand et où elles ont été prises, et puis, bien sûr, ces photos du trottoir, de l’enterrement et des manifestations commémoratives. Il me semblerait presque que tout cela recouvre le Hrant que nous avons connu plus que cela ne le révèle. Et à nous qui le connaissions, il ne reste plus, pour le faire subsister, qu’à vivre dans le sens qui était le sien.
Que de fois nous nous sommes tenus là, à l’endroit où, plus tard, il fut étendu, cette image-là est impossible à supporter. Le temps ne guérit pas cette plaie, il me pousse bien plutôt à garder dans ma tête et dans mon cœur une image si nette de Hrant que personne ne puisse la manipuler. Je me démène pour le maintenir tel, cet homme qui est devenu le bien de tous et à propos duquel tout le monde ou presque est capable de dire quelque chose. Il arrive souvent que sa photo me regarde sur une page de journal, en particulier lorsque de nouvelles informations arrivent sur le nombre d’instances officielles qui savaient, et avec quelle précision, qu’il allait être assassiné et par qui. Ce n’est pas tout : plus je vois ce buste blanc et froid dans cette pièce, plus je cherche à établir des relations intéressantes avec de nouveaux lieux, de nouvelles personnes, qui me le rendent sensible.
Mais pourquoi? Ce qu’il faut pour la paix de mon âme et pour mon repos intérieur, ce n’est pas le souvenir d’un mort illustre, mais l’inspiration, la stimulation que Hrant Dink donne aujourd’hui encore à ma vie.
Non seulement Hrant se connaissait bien lui-même, mais il connaissait aussi ceux qui l’entouraient. Il voyait très vite ce qu’il y avait en moi et dans les autres, et il nous amenait à croire fortement en nous-mêmes. Nous avions pris l’habitude d’exiger beaucoup de nous-mêmes, en tout cas tant que Hrant était parmi nous. Je suis certaine que tous ceux qui ont éprouvé dans leur corps sa soif d’intervenir connaissent cette sensation: elle vous faisait devenir quelqu’un d’autre. En cela aussi, Hrant était exceptionnel : il pouvait se permettre beaucoup de choses avec nous.
Que ce soit au quotidien ou sur la scène nationale et internationale, Hrant était le même. Il se disputait avec nous comme il se disputait avec les Turcs et les Arméniens. De même qu’il pouvait blesser autrui tout en le disposant en sa faveur, il en allait ainsi pour nous aussi. La sincérité et l’authenticité finissaient par faire pencher la balance. Je crois que la sincérité de Hrant fut aussi la raison pour laquelle les gens descendirent par centaines de milliers dans la rue après son assassinat. Ils ripostaient au fait qu’un homme si droit ait pu être tué d’une manière si sournoise.
Le cadavre de Hrant sur le trottoir. Pour moi et pour ceux qui le connurent personnellement, c’est avant tout cela qui resta d’un être que nous aimions de tout notre cœur. Mais pour le pays, cette image, incarne un cri réclamant la justice. Je pense aujourd’hui que la Turquie n’avancera pas d’un seul pas si elle ne se confronte pas à cette image. Moi- même, depuis ce jour-là, je fais la distinction entre les gens qui peuvent fouler cet endroit comme s’il n’était rien arrivé et ceux dont le pas hésite et qui s’écartent.
Mes racines sont en Anatolie
L’annonce des anges
13 Avril 2001
À l’étage situé au-dessous de l’église arménienne protestante de Gedikpaşa1, il y avait un orphelinat. C’est là que j’ai vécu jusqu’à l’âge de quinze ans, imprégné de culture protestante. Plutôt qu’un orphelinat, cet endroit appelé Joğvaran était une sorte de foyer d’accueil; d’ailleurs, les pensionnaires n’étaient pas tous orphelins. La plupart venaient des villes d’Anatolie dépourvues d’école arménienne: on envoyait alors les enfants à Istanbul pour qu’ils y soient scolarisés. D’autres vivaient là parce que leurs parents étaient morts ou qu’ils les avaient abandonnés. Joğvaran était donc un refuge où les orphelins, les laissés-pour-compte, les déshérités, les sans-abri se voyaient offrir un toit et une éducation. Avec mes frères et sœurs, nous nous trouvions dans une telle situation. Notre mère s’était séparée de notre père; ils nous avaient laissés livrés à nous-mêmes et je me demande ce que nous serions devenus sans ce foyer.
À Joğvaran, nous avons lu plusieurs fois la Bible dans son intégralité. J’étais capable de situer tel ou tel verset en précisant à quel chapitre il se rattachait. J’avais appris les psaumes par cœur. Je n’oublierai jamais la croix phosphorescente que l’on m’a offerte lorsque j’ai gagné le concours de récitation de Badveli Mardiros. J’avais accroché le crucifix au mur, près de mon ht. La nuit, il brillait dans l’obscurité. Je me souviens ...