Pays-carrefour aux portes de l’Europe, la Turquie contemporaine connaît une trajectoire exceptionnelle. Héritière d’un Empire ottoman considéré un temps comme « l’homme malade de l’Europe », elle est le premier Etat musulman à entreprendre une véritable modernisation qui, sous la férule de Mustafa Kemal, n’est pas allée sans une certaine dose d’occidentalisation. En témoigne son invention d’une forme de laïcité unique en terre d’islam. Autre exception turque : une expérience démocratique précoce et néanmoins actuelle puisque le système accepte en son sein un parti d’inspiration religieuse, militant de l’adhésion à une Union européenne qui exige toutefois davantage de respect des droits de l’Homme en Turquie. Si le pays est pionnier en matière de démocratie autour de la Méditerranée, celle-ci se révèle néanmoins fragile, car l’armée qui a pris le pouvoir à plusieurs reprises a donné au régime une dimension autoritaire. Cela non seulement en vertu de la tradition centralisatrice de l’Etat turc, mais aussi de la priorité que l’institution militaire accordait à la sécurité nationale du fait du « séparatisme kurde ». La société turque compte nombre de groupes ethniques, si bien que l’identité nationale - incarnée notamment par la langue - s’est développée dans une tension permanente entre un principe d’unité promu par l’État et une diversité que l’on retrouve notamment dans la culture, la littérature et les arts, y compris ceux de la table. La diversité reflète ici le positionnement géographique d’un pays au croisement de plusieurs régions : le Moyen-Orient, la zone d’influence russe et l’Union européenne, à laquelle la Turquie désire adhérer malgré les hypothèques géopolitiques qu’auront longtemps fait peser son contentieux avec la Grèce et la question de Chypre. Allié traditionnel des États-Unis, la Turquie rejoindra-t-elle le giron européen au terme des négociations qui s’ouvrent aujourd’hui? La démographie turque, qui alimente déjà une forte communauté immigrée dans l’Union européenne, - et l’essor de son économie - dont une partie, il est vrai, relève encore du secteur informel - seront-ils ici perçus comme des atouts ou des menaces ?
Ont collaboré à cet ouvrage les meilleurs spécialistes de la Turquie : Deniz Akagül, Marcel Bazin, Faruk Bilici, Hamit Bozarslan, Gérard Groc, Ahmet Hasim Kose, Alexandre Jevakhoff, Ali Kazancigil, Ural Manço, Jean Marcou, Alain Mascarou, Élise Massicard, Nicolas Monceau, Timour Muhidine, Teoman Pamukçu, Jean-François Pérouse, Sami Sadak, Sirin Tekeli, Artun Ünsal, Semih Vaner, Stéphane Yerasimos.
Première partie La sortie de l’Empire Chapitre premier : L’obsession territoriale ou la douleur des membres fantômes (Stéphane Yerasimos) / 39 Chapitre II : Mustafa Kemal et le kémalisme (Alexandre Jeva-khofï) / 61 Chapitre III : Le mouvement constitutionnel (Jean Marcou) / 85
Deuxième partie Les relents de l’autoritarisme et les avancées démocratiques Chapitre IV : L’État, figure centrale de la modernité turque (Ali Kazancigil) / 119 Chapitre V : La démocratie et l’autoritarisme vont de pair (Semih Vaner) / 151 Chapitre VI : Démocratie et société civile (Gérard Groc) / 193 Chapitre VII : Structures de pouvoir, coercition et violence (Hamit Bozarslan) / 225 Chapitre VIII : Les femmes ; le genre mal-aimé de la République (Șirin Tekeli) / 251
Troisième partie L’islam : laïcité, sécularisation et pluralisme Chapitre IX : L’islam à la fin de l’Empire ottoman et dans la république kémaliste ; diversité et modération (Faruk Bilici) / 291 Chapitre X : Laïcité et laïcisme. Quelques réflexions sur l’islam politique dans le contexte pluraliste (Semih Vaner) / 311 Chapitre XI : La question alévie (Élise Massicard) / 331
Quatrième partie Ethnicité et disparités régionales Chapitre XII : Reposer la « question kurde »... (Jean-François Pérouse) / 357 Chapitre XIII : Diversité ethnique et disparités régionales (Marcel Bazin) / 389
Cinquième partie Les économies : économie formelle et économie informelle Chapitre XIV : L’économie turque depuis l’avènement de la République : performances ou contre-performances ? (Deniz Aka-gül) / 433 Chapitre XV : L’économie grise (Teoman Pamukçu et Ahmet Haşim Köse) / 465
Sixième partie Les relations extérieures et l’émigration Chapitre XVI : Les relations extérieures. Constance dans la quête de sécurité et d’intégration (Semih Vaner) / 493 Chapitre XVII : Les incertitudes européennes (Deniz Akagül et SemihVaner) / 531 Chapitre XVIII : La question de l’émigration turque ; une diaspora de cinquante ans en Europe occidentale et dans le reste du monde (Ural Manço) / 553
Septième partie La culture : ancrages et changements Chapitre XIX : La question du roman (Timour Muhidine) / 579 Cahpitre XX : Lettres turques de langue française. De La Lyre turque (1902) à Suite byzantine (2003) (Alain Mascarou) / 593 Chapitre XXI : Les musiques. Expressions d’une société en mutation (Sami Sadak) / 609 Chapitre XXII : Cinéma et identité nationale (Nicolas Monceau) / 627 Chapitre XXIII : La cuisine ottomane turque et le changement culturel ; du Palais de Topkapi aux « palais de couronnes » (Artun Ünsal) / 643
Annexes Note sur les lettres turques / 667 Chronologie / 669 Glossaire / 695 Bibliographie thématique sélective / 703 Index des noms de personnes - organisations / 715 Index des noms de lieux / 721 Table des cartes et des tableaux / 729
REMERCIEMENTS
Cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans le climat stimulant du Centre d’études et de recherches internationales (aux travaux duquel tous les collaborateurs de cet ouvrage ont souvent participé) de la Fondation nationale des sciences politiques. Nous tenons à remercier son directeur Christophe Jaffrelot ainsi qu’Olivier Bétourné des éditions Fayard, qui nous ont accordé leur confiance et ont même fait de la Turquie l’une de leurs priorités pour la nouvelle collection, sans doute aussi dans l’objectif de contribuer à dissiper quelques malentendus et fantasmes dont ce pays fait tant l’objet, dans le contexte de pré-adhésion à l’Union européenne. Camille Marchaut et Elodie Rigal ont suivi pas à pas la genèse du travail parfois dans la chaleur des mois de juillet et d’août.
Notre gratitude va avant tout à Pierre-Yves Péchoux qui a eu la bienveillance de relire tous les textes. Samim Akgönül, Tugrul Artunkal, Aziza Boucherit, Marie-Christine Granjon, Christian Lequesne, Andrew Mango, Karoline Postel-Vinay, Juliette Sargnon, Alain Servantie, Irvin C. Schick, Lèvent Ünsaldı, nous ont fait l’amitié de relire certaines des contributions. Nous avons bénéficié de leurs remarques pertinentes. Nos jeunes amis, Gül Çiraplı, Ibrahim Öztürk, Ozan Yigitkeskin ont contribué à l’établissement des index et des tableaux. Roberto Gimeno est l’auteur de certaines cartes.
Tout le mérite appartient aux auteurs qui ont fait montre de rigueur, d’exigence et de sens de coopération amicale, pour le grand confort du modérateur qui, lui, est responsable des imperfections. Il va sans dire que chaque auteur assume sa propre responsabilité quant au fond.
La turcologie française et notre équipe de rédaction, entre autres, ont été durement frappées, juste à la veille de la publication de cet ouvrage, par la perte cruelle de l’un des leurs. Stéphane Yerasimos, le Grand « Rum » (c’est ainsi que les Turcs appellent les Grecs d’Istanbul, les « Romains d’Orient »), nous a quitté brusquement le 19 juillet 2005. O cosmos inépseftis, o haros iné kleftis, disent les Crétois.
Introduction
La Turquie évoque en nous, pêle-mêle, l’incomparable ville-monde, Constantinople-Istanbul que Jean Cocteau comparait à « une vieille main couverte de bagues tendue vers l’Europe », L’Enlèvement au Sérail de Mozart, Bajazet de Racine, Aziyadé de Pierre Loti, les poèmes et les lettres de Nâzim Hikmet écrits durant sa longue détention dans la prison de Bursa, les romans de Yaşar Kemal et les films de Yilmaz Güney, les derviches tourneurs, les églises rupestres de la Cappadoce et les plages d’Antalya, Mid-night Express, teinté de racisme, les petits restaurants un peu artisanaux de Munich, de Lyon ou de Bruxelles qui proposent la « pizza turque », les performances des sportifs en lutte, en haltérophilie et en football. Plus récemment, on se souvient des assertions géographiques de Valéry Giscard d’Estaing dissimulant mal une réticence culturelle dont le débat français sur la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne a révélé l’étendue. Les auteurs du présent ouvrage abordent tous ces thèmes, mais ils vont évidemment plus loin.
Face à tous ces clichés, on peut se demander si la Turquie ne fait pas exception dans le monde musulman. Si la démocratie représentative est rare dans ce dernier, pour ne pas dire introuvable, la Turquie constitue un cas à part, rarement reconnu à sa juste valeur. Certes, au regard du monde occidental, cette notion est tardivement entrée dans le lexique politique de ce pays et par conséquent dans sa vie pratique. Mais d’autres principes qui en sont proches, à savoir la liberté, la république, la laïcité, le sécularisme, le progrès et la civilisation, ont constitué les pierres angulaires de la pensée et de l’action de plusieurs générations d’hommes politiques, de cadres militaires et d’intellectuels. Nous scruterons ici, à l’aide de ces différentes notions, les formes turques de la modernité et de la modernisation, préoccupation et objectif prioritaires des élites de ce pays, depuis les Jeunes Ottomans, les Jeunes Turcs et surtout Mustafa Kemal, et encore aujourd’hui, dans une société confrontée à un changement social et culturel profond, monté des diverses forces sociales, politiques, ethniques et confessionnelles. Sur le plan économique, la Turquie se distingue également de beaucoup de pays de la région qui s’appuient sur la rente pétrolière, du fait de son effort d’industrialisation mené dès les années 1930, sur la base d’un étatisme d’inspiration soviétique d’abord, d’une économie mixte ensuite, du libéralisme enfin. A tout cela s’ajoute sa position stratégique sur l’échiquier régional, voire international, avec un souci constant de surveiller l’évolution dans les Balkans, la Méditerranée orientale, le Moyen-Orient et, singulièrement depuis la chute du mur de Berlin, le Caucase méridional et l’Asie centrale. Sa candidature à l’Union européenne interpelle l’« identité européenne » et semble lui poser, plus qu’aucune autre candidature, la difficile question de ses « frontières ». Son émigration, solidement cohérente du fait de la pratique de la langue turque occupe de plus en plus de terrain, notamment en Europe occidentale.
De l’Empire à la République1
Pays carrefour, ni tout à fait ici, ni tout à fait ailleurs, nulle part et partout à la fois, la Turquie moderne est marquée par un héritage lourd à assumer, qui combine une forte tradition étatique et les restes d’un empire multi-ethnique et multi-confessionnel réduit à une peau de chagrin. Ce pays s’est appuyé, depuis l’installation de son fondateur, Mustafa Kemal, un militaire qui s’est révélé un véritable homme d’Etat, sur le modèle de l’État-nation …
1. Le présent ouvrage devrait être lu à la suite de celui que Robert Mantran a coordonné, Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, et en particulier des chapitres suivants : Gilles Veinstein, « L’empire dans sa grandeur (xvie siècle) », pp. 159-226 ; Robert Mantran, « L’État ottoman au xviie siècle : stabilisation ou déclin », pp. 227-264 ; Paul Dumont, « La période des Tanzîmât (1839-1878) », pp. 459-522; François Georgeon, « Le dernier sursaut (1878-1908) » pp. 523-576; Paul Dumont et François Georgeon, « La mort d’un empire (1908-1923) », pp. 577-647.
Semih Vaner
La Turquie
Fayard
Fayard / Ceri La Turquie Sous la direction de Semih Vaner
Ouvrage composé par Nord Compo Vileneuve-d’Ascq
Aubin Imprimeur Ligugé - Poitiers
Achevé d’imprimer en septembre 2005 N° d’impression L 68111 Dépôt légal, septembre 2005 N° d’édition 62749 ISBN : 2-213-62369-4 35-65-2569-8/01
Présentation de la collection Cette collection de livres est publiée à l’initiative du CERI (Centre d’études et de recherches internationales). La connaissance du local et des sociétés politiques étant indispensable à l’intelligence des enjeux internationaux, elle accueille des ouvrages collectifs qui, sans avoir vocation à l’exhaustivité, retracent les trajectoires politiques, économiques, culturelles et sociales contemporaines de grandes régions ou de pays jouant un rôle majeur sur la scène européenne et mondiale. Le CERI, aujourd’hui dirigé par Christophe Jaffrelot, est une imité mixte de la Fondation nationale des sciences politiques et du CNRS.
Si on me demandait, à l’heure qu’il est, avec quel vivant j’aurais aimé me lier d’amitié en ce monde, je n’hésiterais même pas un instant, car je mets le maître Mercan au-dessus de tout.[...] Il doit être arménien, lui, ou sa femme. Arménien ou non, Turc ou non, un métis de Tunisie ou non, le maître Mercan doit être un spécimen pur de la population turque d’Istanbul [...] Il y a un cireur muet qui se tient toujours sous l’un des escaliers du pont de Galata. Le maître Mercan n’a pas besoin de publicité, parce qu’il a du génie. Il est né pauvre, et il mourra pauvre. Mais ici, je fais de la publicité pour le cireur muet. Allez faire cirer vos chaussures chez ce muet-là, et regardez bien sa boîte incrustée d’or que le maître Mercan a fabriquée sans se donner trop de mal, vous vous sentirez renaître à un monde nouveau. Le clair de lune sur le Bosphore, ou le coucher de soleil à Çamlica rappelle aussi la mort. Mais la boîte de cireur du maître Mercan est un clair de lune d’une renaissance qui se renouvelle toujours. [...] Mon cher maître Mercan ! Je t’embrasse les mains respectueusement. Nous sommes artistes, nous aussi. Nous écrivons. Mais n ’avons jamais eu de respect pour ceux qui tissent les kilims, ceux qui impriment les fichus, ceux qui façonnent les moules, ceux qui soufflent dans le verre. Et qu’est-il arrivé à cause de ce manque de respect ? Nous avons semé la discorde partout. Nous avons fermé nos portes et nos cœurs, et interdit nos tables à tout le monde. Et qu’est-il arrivé ensuite ? Nous avons semé partout la discorde et la haine.
Extrait de : Sait Faik Abasiyanik, Un point sur la carte, Leyde, A. W. Sythoff, 1962