Les ismaéliens
Histoire et traditions d’une communauté musulmane
Farhad Daftary
Fayard
On le sait, l’islam est composé d’une majorité de sunnites, d’une minorité de shî’ites et d’un tout petit nombre de kharidjites, actuellement en Afrique du Nord. Au sein de ces multiples pluralités, les ismaéliens occupent une place particulièrement digne d’intérêt. L’une des principales branches du shî’isme, l’ismaélisme est une tradition religieuse fondamentalement ésotérique, ayant tendu très tôt vers la philosophie et la mystique. De ce fait, il a été non seulement le véhicule de l’enseignement ésotérique du shî’isme ancien, mais aussi un important facteur d’intégration, voire d’introduction en islam d’éléments issus de traditions religieuses, philosophiques et spirituelles anciennes comme le néoplatonisme, le néopythagorisme, l’hermétisme, la gnose et le manichéisme, le zoroastrisme ou même le bouddhisme et d’autres religions indiennes. Son poids a été considérable, quoique discret, dans l’économie intellectuelle et spirituelle de l’islam. Son rôle historique n’a pas été moindre : que l’on pense à la grande dynastie fatimide de l’Afrique du Nord, aux fidèles iraniens de la forteresse d’Alamût ou encore l’émergence de la lignée des Aga Khans.
Au travers de récits fascinants, Farhad Daftary évoque l’histoire et les doctrines des ismaéliens, depuis les origines (au VIIIe siècle de l’ère chrétienne) et la formation de la dynastie des Fatimides - fondateurs du Caire - jusqu’aux actuels adeptes d’Aga Khan, en passant par la tradition yéménite, les Nizârîs du « Vieux de la Montagne » et l’analyse de la fameuse légende noire médiévale des « Assassins », ou encore les grands philosophes mystiques iraniens comme Nâsir Khusraw et Hamîd ad-Dîn Kermânî.
PREFACE
L’islam n’est pas un, monolithique. Il ne l’a jamais été. C’est une évidence qu’il convient de rappeler, aujourd’hui plus que jamais, peut-être plus aux musulmans eux-mêmes qu’à d’autres. Comme pour toutes les grandes religions, cette pluralité est de différentes natures. Elle est d’abord d’ordre historique. Sur ce plan, on pourrait dire qu’il y a trois islams : d’abord l’islam de l’origine, celui du prophète Muhammad (mort en 632) ; objectivement, nous ne le connaissons que très peu, puisque ce que nous en savons provient presque exclusivement des représentations que cherchaient à en donner les auteurs musulmans dont les plus anciens écrivaient près de deux siècles après les événements. Or le contexte dans lequel œuvraient ces lettrés était totalement différent de celui qui avait vu naître la religion du prophète arabe. Les guerres civiles incessantes, les grandes conquêtes, la formation d’un immense empire, les innombrables clivages politico-religieux et la mise en place progressive d’une orthodoxie avaient immanquablement marqué les esprits et déterminé les images que l’on voulait donner du passé, afin de justifier le présent et préparer l’avenir. Après plus d’un siècle de recherches en philologie historique, nous savons que la compréhension même de la langue du Coran en était également modifiée. Le milieu originel des révélations muhanunadiennes, tribal, arabe, voire plus précisément hidjazien - régions de La Mecque et de Médine -, imprégné de croyances ancestrales mais aussi d’anciennes religions proche et moyen-orientales, le judaïsme, le christianisme et le manichéisme notamment, constituait déjà un monde oublié ou à faire oublier pour une communauté désormais composée majoritairement de non-Arabes issus de sociétés non tribales et menée par des dirigeants qui cherchaient à démontrer, parfois de manière agressive, l’autonomie de l’islam, et bientôt sa supériorité, par rapport aux religions antérieures.
Il y a ensuite l’islam des clercs, les professionnels et les gestionnaires du religieux ; les élaborateurs de la loi canonique qui, alliés aux anciens commerçants devenus guerriers et conquérants, ont, à juste titre, ressenti le pressant besoin en réglementation d’immenses terres conquises, de colossales fortunes acquises, d’innombrables peuples soumis. Là encore, les sanglants conflits fratricides et les conquêtes auraient été des facteurs décisifs. Élaborer les lois de la guerre sainte, définir les limites de la foi et de l’incroyance, la volonté de faire de l’arabe la langue administrative pour ne plus dépendre des fonctionnaires issus de Byzance ou de la Perse sassanide, la mise en place des règles concernant les gens du Livre, surtout juifs et chrétiens, devenus des « protégés tributaires » (dbimmî) pour souligner le caractère indépendant et victorieux de la nouvelle religion, la détermination de divers impôts et taxes, dits religieux, notamment la taxe de capitation et la taxe foncière, ou encore la rédaction des écrits scripturaires, distingués progressivement en Coran et traditions prophétiques, en vue de la constitution d’une orthodoxie et d’une ortho-praxie, tout cela marqua les premières étapes de la lente prise de pouvoir des docteurs de la Loi, dès l’époque omeyyade (661-750). Cet islam, entraînant souvent les masses, se croyait autosuffisant ; satisfait de soi, il se voulait fermé, puisque supérieur à toute autre culture.
Enfin, on pourrait parler d’un islam des non-clercs : celui des historiens et historiographes, poètes, géographes, hommes de lettres, philosophes, mystiques, médecins, scientifiques, philologues et grammairiens, artistes et architectes... Beaucoup d’entre eux furent aussi théologiens, juristes, exégètes ou juges. Cependant, issus presque toujours de peuples conquis, ils ont été les représentants d’un islam ouvert, curieux, en quête de connaissance, de nouveautés, d’adaptations et d’assimilations. Découvreurs, traducteurs, commentateurs et transmetteurs de cultures antiques - gréco-alexandrine, syro-byzantine, iranienne, indienne... - ce sont essentiellement ces derniers qui, en le payant parfois très cher, firent de l’islam, souvent à travers de sublimes travaux herméneutiques, une culture et une civilisation parmi les plus remarquables de l’histoire universelle.
Ce dernier point révèle une autre pluralité, culturelle, ethnique, géographique ; en effet, l’islam n’est pas seulement une religion mais aussi une civilisation qui, dans sa richesse et sa complexité, a servi de fondement, depuis de nombreux siècles, à plusieurs cultures ayant chacune son histoire propre, et qu’on a pris l’habitude d’appeler au singulier la civilisation musulmane. Mais comment peut-on parler au singulier lorsqu’il s’agit des terres qui vont du Maghreb à l’Indonésie, en passant par l’Afrique noire, les Balkans, l’Asie centrale ou le subcontinent indien ? Mis à part un nombre très limité de pratiques et de croyances communes, les choses divergent, parfois fondamentalement, d’une culture à l’autre. L’islam mauritanien est très différent de l’islam iranien et un musulman albanais se reconnaîtrait difficilement dans les croyances d’un Turkmène ou d’un Malgache. Considéré sous cet angle, il y a autant d’islams que de cultures existant en terres d’islam.
En outre, les musulmans sont composés d’une majorité de sunnites - à peu près quatre cinquièmes -, d’une minorité de shî'ites - près du cinquième - et d’un tout petit nombre de khâridjites, actuellement en Afrique du Nord. Chacune de ces familles est parcourue de nombreux courants de pensée, tendances spirituelles, écoles juridiques et théologiques.
Au sein de ces multiples pluralités, les ismaéliens occupent une place particulièrement digne d’intérêt. Une des principales branches du shî'isme, peut-être la seconde après le shî‘isme duodécimain - religion officielle de l’Iran depuis le XVIe siècle -, l’ismaélisme est une tradition religieuse fondamentalement ésotérique, ayant tendu très tôt vers la philosophie et la mystique. De ce fait, il a été non seulement le véhicule de l’enseignement ésotérique du shî'isme ancien, mais aussi un important facteur d’intégration, voire d’introduction en islam d’éléments issus de traditions religieuses, philosophiques et spirituelles anciennes comme le néoplatonisme, le néopythagorisme, l’hermétisme, la gnose et le manichéisme, le zoroastrisme ou encore, pour ce qui est de l’ismaélisme oriental, iranien et centrasiatique principalement, le bouddhisme et d’autres religions indiennes. Son poids a été considérable, quoique discret, dans l’économie intellectuelle et spirituelle de l’islam. Son rôle historique n’a pas été moindre : que l’on pense à la grande dynastie fatimide de l’Afrique du Nord, aux fidèles iraniens de la forteresse d’Alamût ou encore à l’émergence de la lignée des Aga Khans.
Depuis les années 1930-1940 et la découverte, par Wladimir Ivanow, d’importants fonds de manuscrits ismaéliens, de nombreux travaux d’érudition et des monographies pointues ont vu le jour. Les études de ce dernier et de Samuel Miklos Stem, celles de Henry Corbin et d’Yves Marquet, les recherches plus récentes de Heinz Halm, Paul Walker, Michael Brett et d’autres ont considérablement amélioré notre connaissance de l’ismaélisme. Mais la multiplication des examens spécialisés faisait également sentir, de manière de plus en plus pressante, le besoin de solides travaux de synthèse. Ce fut principalement l’œuvre de Farhad Daftary, spécialiste mondialement connu de l’ismaélisme ; d’abord grâce à une première somme, devenue maintenant une source incontournable pour les chercheurs : The Ismâ‘îlîs. Their History and Doctrines (Cambridge UniverSity Press, 1re éd., 1990, 803 p.). Ensuite, par le présent livre (titre original : A Short History of tbe Ismailis. Traditions of a Muslim Community, Edinburgh University Press, 1998, 248 p.), plus accessible pour le grand public, où la densité, la rigueur et l’érudition sont toujours au service de la clarté et de la pédagogie. Au cours de ses cinq chapitres, à travers de fascinants récits, l’ouvrage trace l’histoire et les doctrines des ismaéliens, depuis les origines et la formation de la dynastie des Fatimides - fondateurs du Caire - jusqu’aux actuels adeptes d’Aga Khan, en passant par la tradition yéménite, les Nizârîs du « Vieux de la montagne » et l’analyse de la fameuse légende noire médiévale des « Assassins », ou encore les grands philosophes mystiques iraniens comme Nâsir Khusraw et Hamîd al-Dîn Kirmânî. Farhad Daftary offre ici un livre particulièrement utile et agréable, aussi bien pour le chercheur et l’étudiant que pour le simple lecteur curieux et cultivé.
Mohammad Ali Amir-Moezzi
École pratique des hautes études
Avant-propos
Seconde communauté musulmane shî'ite la plus importante après les duodécimains (ithnâ'asharites), les ismaéliens sont constitués aujourd’hui de nombreuses minorités religieuses établies dans plus de vingt-cinq pays d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique du Nord. Malgré leur longue histoire et leurs innombrables contributions à la civilisation islamique, ils sont pourtant restés, jusqu’à un passé récent, l’une des communautés musulmanes les moins comprises. En effet, une multitude de légendes médiévales et de perceptions erronées ont largement circulé sur les enseignements et les pratiques des ismaéliens, tandis que leur riche patrimoine demeurait inaccessible aux étrangers. Il a fallu attendre 1930 pour que les études Ismaéliennes connaissent leur essor. C’est en effet à partir de cette date que sont redécouvertes et étudiées un grand nombre de sources Ismaéliennes. Les recherches contemporaines dans ce domaine ont déjà accompli de grandes avancées, permettant ainsi de distinguer les faits de la fiction sur de nombreux aspects de l’histoire et de la pensée ismaéliennes.
Mon propre intérêt pour les études ismaéliennes remonte aux années I960. J’ai dès lors essayé de rassembler et de synthétiser de la manière la plus complète possible les découvertes des travaux modernes sur l’histoire complexe des ismaéliens. Les résultats ont été publiés dans The Ismâ‘îlîs: Their History and Doctrines (Cambridge, Cambridge University Press, 1990). Le présent ouvrage, qui s’adresse à un public plus large, est structuré différemment et ne constitue pas une version condensée du travail précédent.
Dans celui-ci, j’ai opté pour une approche thématique dans un cadre historique, portant tout particulièrement mon attention sur une sélection de thèmes et de développements majeurs, tout en brossant un tableau historique et doctrinal. Cet ouvrage met particulièrement en lumière la diversité des traditions intellectuelles et des institutions établies par les ismaéliens, ainsi que leurs réponses aux défis et à l’hostilité auxquels ils furent si souvent confrontés au cours de leur histoire.
J’aimerais à cette occasion remercier Zarien Rajan-Badou-raly qui a méticuleusement traduit ce livre en français à partir de son original anglais. Mes remerciements vont aussi à Julia Kolb, qui a préparé la dactylographie définitive de la traduction pour la publication.
Enfin, je dois exprimer ma gratitude spéciale au professeur M. A. Amir-Moezzi qui a recommandé un éditeur convenable pour ce livre.
F. D.
Londres, juin 2001
Chapitre premier
Histoire et historiographie ismaéliennes : phases, sources et études
Les ismaéliens, une communauté musulmane shî'ite majeure, ont une histoire longue et complexe remontant à la période de formation de l’islam, époque à laquelle les différentes communautés d’interprétation ont développé leurs positions doctrinales. Dès la révolution abbasside en 132/ 750, le shî‘isme imâmite, le patrimoine commun des communautés shî'ites majeures des ithnâ'ashariyya (duodéci-mains) et des ismâ'îliyya, avait acquis une prépondérance particulière. Les shTites imâmites, qui, comme les autres communautés shî’ites, soutenaient les droits de la famille (ahl al-bayt) du prophète Muhammad à la direction de la umma musulmane, prônaient une conception particulière de l’autorité religieuse instituée de droit divin et reconnaissaient certains ‘Alides, parmi les descendants du Prophète, comme guides spirituels ou imams détenant cette autorité religieuse. La conception shî‘ite de l’autorité religieuse, qui sépara tous les shî'ites des groupes désignés plus tard comme sunnites, devint partie intégrante de la doctrine shî‘ite de l’imamat développée par l’imam Ja'far al-Sâdiq et ses compagnons. La doctrine de l’imamat a conservé une position centrale dans les enseignements des ismaéliens.
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