La Turquie dans l’Europe : Un Cheval de Troie Islamiste ?
Alexandre Del Valle
Syrtes
Loin de commencer par consulter les citoyens de l’Union et de débattre des limites de l’Europe, les dirigeants européens ont envisagé, lors du sommet de Copenhague de décembre 2003, d’entamer les négociations d’intégration de la Turquie dans l'Union européenne dès décembre 2004, à la seule condition qu'elle procède à certaines réformes démocratiques, sans exiger qu'elle libère les prisonniers politiques kurdes, que ses troupes quittent le nord de l’île de Chypre et, surtout, qu'elle reconnaisse le génocide arménien. Au lieu de signaler les risques majeurs que présenterait cette intégration - l'extension indéfinie vers l’Asie des frontières de l'Union, le voisinage de pays islamiques en proie au djihad anti-occidental comme l'Irak ou l’Iran, la déstabilisation de l’économie européenne, la montée en puissance des trafics de clandestins et mafias diverses, la transformation profonde des équilibres démographiques, la dilution de la culture européenne fondée sur le partage de valeurs communes -, ces dirigeants cèdent au discours de culpabilisation du gouvernement turc, répétant à l'envi que nul ne saurait nier que la Turquie fût européenne sans « exclure les Turcs musulmans » et prôner le repli du « Club chrétien ». Que signifie le concept « d’islamisme modéré » ? Peut-on réellement parler de démocratie en Turquie et dans le monde islamique ? Au terme d'une analyse historique et géopolitique fouillée, Alexandre Del Valle démontre qu'en exigeant le démantèlement du pouvoir politique de l'armée, seule garante de l’exception laïque turque pro-occidentale, Bruxelles fait le jeu des Islamistes d'Ankara. Quant aux États-Unis, qui appuient la candidature d’Ankara, leur calcul est dangereux: face à la menace islamiste, qu'elle soit idéologique ou terroriste, ils ont plus intérêt à consolider la solidarité panoccidentale avec l'Union, voire avec la Russie, qu'à servir d’alliés objectifs à ceux qui semblent bien décidés à devenir le plus grand lobby islamiste à l'échelle occidentale via l’Europe. Afin d'éviter les deux écueils de l'intégration et du rejet, l’auteur propose, comme alternative plus raisonnable, un statut d'association privilégié avec la Turquie que l’Europe et l’Occident ont tout intérêt à conserver comme voisin et ami proche.
Collaborateur à de nombreuses publications, Alexandre Del Valle est l’auteur de plusieurs essais traitant des relations internationales et de l'islamisme, dont l’ouvrage très remarqué Le Totalitarisme islamiste à l'assaut (2002).
Table Des Matières
Avant-propos / 9
I. La stratégie du cheval de Troie / 15 IL Les motivations géostratégiques et économiques des partisans de la Turquie dans l’Europe / 65 III. Ce que signifie réellement la victoire des islamistes turcs / 87 IV. La longue marche du mouvement islamiste turc vers le pouvoir / 113 V. Les mythes fondateurs de la turcomanie et de l’islamophilie occidentales / 173 VI. Le « retour » de la Turquie en Asie centrale et en Europe / 221 VII Les limites de l’Europe à définir / 277 VIII. Les raisons de refuser la Turquie dans l’Union européenne / 317 IX. De l’union panoccidentale / 385
Chronologie / 411
Glossaire / 417
Cartes / 423
Annexes / 429
Bibliographie / 449
Index / 455
AVANT-PROPOS
Travailler pour le roi de Turquie...
Le siècle dit des Lumières nous a légué l’expression populaire « Travailler pour le roi de Prusse », à la suite d’une bataille livrée en 1757 par la France, à Rossbach (Saxe), au seul bénéfice, tout compte fait, du souverain prussien, Frédéric le Grand.
Le XXIe siècle, que nous entamons et qui se voudrait la centurie de la « démocratie universelle », pourrait bien, d’un point de vue européen, laisser un jour derrière lui la formule « Travailler pour les Turcs » (sinon pour le « roi de Turquie », qu’Atatürk, hélas ! supprima). Si du moins aboutit le projet, ce qui pour l’heure est à craindre, mis au point hors de tout contrôle direct des peuples, à Washington, Bruxelles et Ankara, de faire entrer la Turquie et ses bientôt quatre-vingt millions de ressortissants dans l’Europe-Unie...
En ce nouveau livre, Alexandre Del Valle, derechef, ne se paie pas de mots, va droit au but, appelle un chat un chat et une forfaiture une forfaiture, tout en accumulant les preuves concrètes de sa démonstration ; le jeune politiste international démonte une par une les caractéristiques historiquement, civi- lisationnellement, politiquement, religieusement absurdes d’un tel projet.
Plus que tout, démographiquement, ce plan est — consciemment ou non, peu importe, le résultat serait identique — criminel, à moins de considérer que l’Europe européenne, gréco-latino-chrétienne, ainsi que de Gaulle, entre autres, la définissait, a fait son temps et quelle n’a plus qu’à s’effacer, sans même laisser s’exprimer son instinct vital. En l’exerçant spontanément, lui, au nom d’un continent dont l’intelligentsia n’est plus occupée que de meaculpisme (et effectivement, de Staline à Castro, de Ben Bella à Pol Pot, de Mao à N’Krumah, elle s’est trompée sur tout depuis plus d’un demi-siècle, comme elle se trompe maintenant sur l’Islam), Alexandre Del Valle s’exposera à l’opprobre, aux calomnies, aux médisances, aux porteurs de pancartes et d’idées reçues ; on lui jettera à la figure la trilogie « racisme-fascisme-xénophobie », à la façon de ce qui s’est passé lors de ses précédents ouvrages, notamment, en 1997, l’extraordinairement clairvoyant et documenté Islamisme et Etats-Unis, que j’eus le plaisir, avec le général Gallois, de présenter, inventant pour l’occasion le néologisme Islamérique qui, depuis lors, a fait son chemin...
Je récidive donc pour ce La Turquie dans l’Europe ! D’au-tant plus volontiers qu’en 2003, m’étant rendu en reportage à Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan, nation turque indépendante, issue de l’ancien Caucase soviétique, quelle n’a pas été ma surprise de constater que les huit millions d’Azéris, certainement encouragés par une décision géopolitiquement aberrante en soi — l’admission de l’« Azéristan » parmi les États membres du Conseil de l’Europe —, voyaient déjà leur pays partie intégrante de l’Union européenne... « Dès que la Tur¬quie sera à Bruxelles, elle nous y fera venir », déclarait tout à trac un responsable azéri à un diplomate autrichien en poste sur les bords de la mer Caspienne. Celui-ci, l’un des rares Occidentaux séjournant à Bakou à faire preuve d’un peu de lucidité et de jugeote, me confiait ensuite : « Pourquoi les quatre autres États islamo-turcophones de la région n’emboîteraient-ils pas ensuite le pas à la Turquie et à l’Azerbaïdjan ? » En effet, sans oublier bien sûr la minorité turco-ouïgoure de Chine, forte déjà, dit-on, de quinze millions d’âmes et qu’il serait vraiment cruel de séparer des autres Turcs... L’Europe pourrait alors se livrer à un immense mamamouchi — sans Molière, hélas ! pour se moquer de ces Européens pressés de se turquifier...
Une telle perspective trouve naturellement de chauds parti-sans à Ankara — où le rêve de domination ottomane de l’Europe, fracassé sous les murs de Vienne, pour la dernière fois en 1683, se réaliserait alors sans effort sur un plateau —, mais aussi à Washington et chez les obligés des États-Unis à Bruxelles. Même le « libéral et progressiste » président Clinton vint un jour en Anatolie mettre en demeure ces frileux d’Européens de s’ouvrir aux braves Turcs, bons alliés de l’Amérique et d’Israël. Les WASP (White Anglo-Saxon Protes-tant) encore au pouvoir sur les bords du Potomac ne redoutent vraiment qu’une chose : l’émergence d’une hyperpuissance paneuropéenne, seule capable de tenir la dragée haute à la quasi planétaire hégémonie états-unienne. Ils ont calculé que si l’Europe occidentale, outre le vieillissement de ses indigènes, se trouvait aux prises en permanence avec des troubles ethno-confessionnels type Liban, Yougoslavie ou « djihad de proximité » de nos banlieues, notre continent s’épuiserait à résister aux désordres socioculturels inévitablement liés à l’is-lamisation de vieilles terres chrétiennes. Déjà désorientés par la forte immigration afro-arabo-islamique non désirée, les Européens n’auraient sans doute pas assez de force (en plus, on ne manquerait pas de les démoraliser en les accusant de racisme, exclusion, etc.) pour contenir un islam conquérant, dès lors renforcé sur notre sol par le consistant apport humain du jeune colosse turc...
Et il ne faudrait pas compter, comme certains « prévision- nistes » professionnels le font déjà, sur une opposition entre Turcs et Arabes ! Il est exact que les premiers méprisent les seconds et leur en veulent d’avoir, durant la Première Guerre mondiale, abandonné le sultan-calife ottoman de Constanti-nople-Stamboul, pour une alliance impie avec les « infidèles » de Londres et Paris. Cependant, ce dédain, ce reproche ne tiendraient pas face à la solidarité interislamique, neuf fois sur dix au rendez-vous quand il s’agit de contrer, voire de détruire des non-mahométans. Sans remonter jusqu’aux massacres d’Arméniens, Syriaques et Assyriens, entre 1894 et 1922, dans l’Empire ottoman, ordonnés par des Turcs et généralement exécutés — et ils ne se firent pas prier — par leurs enne¬mis héréditaires kurdes mais coreligionnaires, il n’y a qu’à voir ce qui se passe de nos jours, sous nos yeux (fermés, il est vrai) en Anatolie, où militaires turcs et maquisards kurdes continuent à se combattre, à s’entretuer mais - ainsi que je l’avais personnellement constaté sur place dès 1986 à Mardine, à Mydiat et dans le Tour-Abdine — se serrent extemporané- ment les coudes, se couvrent les uns les autres dès qu’il s’agit de dépouiller les derniers paysans chrétiens de ces régions, parfois de les égorger, ou encore d’enlever leurs filles nubiles ou leur bétail... Le géant turc n’aura, si le présent engrenage n’est pas enrayé au nom de notre survie, qu’à signer quelques papiers à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg pour réaliser le grandiose, le noble projet de ses valeureux ancêtres Osmanlis - et je le dis sans ironie, avec une réelle admiration pour la geste islamo-turque, à cela près que je ne suis pas turc et n’ai pas envie de le devenir, reprenant à mon compte, avec tous ceux des miens ayant la même réaction, la devise officielle du Grand-Duché de Luxembourg : « Nous voulons rester ce que nous sommes ! »
Le pape Jean-Paul II, paraît-il, aime à rappeler à certains de ses visiteurs de confiance que, sans l’aide militaire polo¬naise, Vienne, en 1683, serait tombé aux mains des Turcs comme Byzance en 1453. Non sans un grain de malice et à la fureur, semble-t-il, des islamistes, le même pontife, arrêté par certains catholiques espagnols islamomanes dans son désir de mettre sur les autels Isabelle la Catholique, libératrice de Grenade en 1492, s’est rattrapé, en 2003, en béatifiant la figure oubliée en Chrétienté (mais non point en Islam) d’un capucin italien, Marc d’Aviano, inventeur du cappuccino... et qui surtout joua, en 1683, un rôle capital en galvanisant Vienne face à l’envahisseur mahométan, en unifiant un moment catholiques et protestants devant le danger panislamique. Il faudrait aujourd’hui beaucoup de d’Aviano dans les bureaux bruxellois...
Naturellement, à l’instar d’Alexandre Del Valle, il ne faut pas être le moins du monde dupe de tous les maquillages démocratiques et «droitdelhommistes » que s’imposent actuellement les «islamistes modérés » au pouvoir à Ankara, afin d’endormir l’opinion publique européenne et lui faire accroire que la Turquie serait, pour l’UE, une recrue aussi bénigne que la Lituanie ou la Slovaquie... Notons au passage que l’aveuglement (ou la duplicité) des dirigeants européens, leur couardise morale pour les uns, leur compromission politique pour les autres, ont adopté l’expression aberrante d’« islamistes modérés » pour l’équipe Erdogan-Gül, alors qu’au départ le terme « islamiste » (lancé vers 1980 par des orientalistes et des journalistes, au sein desquels votre serviteur) fût choisi comme euphémisme pour désigner les extrémistes musulmans, vexés, les pauvres chéris, d’être appelés « intégristes » ou «fondamentalistes », parce que ces mots s’étaient surtout jusque-là appliqués à des chrétiens... Parler d’« islamistes modérés » est donc aussi insensé que d’évoquer des « extrémistes modérés »...
Ce qui est sûr également, c’est que si l’Europe-Unie accueille les Turcs, les Européens de demain, déjà sous la pression intra-muros de la dynamique natalité afro-arabe, seront, comme cela a été le cas de toute éternité islamique, Empire turc compris, des dhimmi, des sous-citoyens, giaours, comme disent les Anatoliens, gaouri ainsi que nous appellent les Maghrébins, bref des « mécréants », des « impurs »...
Afin d’éviter cette funèbre perspective, il faudrait que le travail de guetteur, de sonneur de cor d’Alexandre Del Valle soit relayé à l’échelon politique. La très tardive prise de conscience de l’ex-président Giscard d’Estaing, les mises en garde de quelques élus audacieux mais moins fameux, tel Philippe de Villiers, sont loin d’être suffisantes pour secouer les consciences européennes. Bienheureux Marc d’Aviano, venez donc nous réveiller, comme vous le fîtes jadis pour les Viennois !
Peroncel-Hugoz, Saint-Louis (Antilles françaises), octobre 2003. Grand-reporter au Monde, ancien correspondant du même quotidien en Algérie puis en Égypte, auteur de huit essais ou récits de voyages, du Radeau de Mahomet (Flammarion, « Champs », 1984) à Traversées de la France (Bartillat, 2004), où il est notamment question de l’islamisme, Jean-Pierre Péroncel-Hugoz dirige également la collection « Bibliothèque arabo-berbère » chez Eddif, à Casablanca.
Chapitre I
La stratégie du cheval de Troie
Paradoxalement, les kémalistes, appuyés par l'armée, qui incarne [...] la tendance occidentaliste, commencent à s’inquiéter des termes que Bruxelles entend leur imposer. [...] Non moins paradoxale¬ment, les islamistes — même modérés, dont la forma¬tion conservatrice et souvent chauvine les oppose tout naturellement à l'Europe — sont aujourd’hui en flèche pour utiliser la demande d’adhésion afin de pouvoir démanteler le pouvoir militaire, ou les limites que la laïcité constitutionnelle continue à leur imposer, et en réalité toute la vieille culture européenne d’Istanbul. Alexandre Adler L’Iliade raconte que les rois mycéniens avaient abandonné devant Troie, qu’ils assiégeaient depuis des années pour y récupérer la belle Hélène, un gigantesque cheval de bois dans le ventre duquel ils avaient caché de nombreux guerriers. Les Troyens, prenant le cheval pour une idole, le firent entrer en grande pompe dans leur cité réputée imprenable. Ce strata¬gème aurait permis aux guerriers grecs de s’emparer de la ville sans risque et de laver dans le sang l’affront fait à l’époux d’Hélène, Mélénas, roi de Sparte. Or, la mythique cité …
Alexandre Del Valle
La Turquie dans l’Europe Un Cheval de Troie Islamiste ?
Syrtes
Éditions des Syrtes La Turquie dans l’Europe Un cheval de Troie islamiste ? Alexandre Del Valle Avant-propos de Péroncel-Hugoz
Cet ouvrage compose en garamond c. 12,5 a été réalisé par graphic Hainaut à conde-sur-l’escaut (nord) et achevé d’imprimer sur roto-page en février 2004 Par l’imprimerie Floch à Mayenne