Les Frères Musulmans (1928-1982)
Olivier Carré
Gérard Michaud
Gallimard
Nous sommes des Frères au service de l’Islam.” L’Occident ne cesse de s’interroger : confrérie fanatique ? mouvement réactionnaire ? secte fasciste ?
En reprenant, pièces en mains, l’histoire déjà longue des Frères musulmans, O. Carré et G. Michaud ont d’abord voulu la débarrasser des contresens et des falsifications qui en cachent, jusqu’à nous, la signification.
Histoire multiple, d’un pays, d’une culture, d’un temps à l’autre ; histoire contradictoire, mais qui, par le chemin d’un retour aux sources de la foi, dessine depuis un demi-siècle l’une des grandes voies du renouvellement de l’Islam contemporain.
Olivier Carré est docteur ès lettres et chercheur au groupe « Islam et Politique » du Centre d’études et de recherches internationales (C.E.R.I.) de la F.N.S.P. Il enseigne en outre à l’Université de Paris III. Il a publié notamment, Enseignement islamique et idéal socialiste en Égypte (Beyrouth, 1974) ; Le Mouvement national palestinien (Archives, 1977) ; La légitimation islamique des socialismes arabes (Paris, F.N.S.P., 1979). Sociologue et arabisant, lui aussi, Gérard Michaud a longuement séjourné en Syrie et au Liban auxquels il a consacré plusieurs articles récents.
Table des matières
I. Les Frères musulmans en Égypte * / 9
1- Naissance et cristallisation : al-Bannâ / 11
2- Croissance d’une organisation (1930-1950) / 21
3- L’esprit nouveau / 35
4- Les Frères avec la « Révolution » (1952-1954) / 49
5- La « grande persécution » (1954-1971) / 65
6- La radicalisation / 83
7- Effervescence et violences (1971-1981) / 107
II. Le mouvement islamique en Syrie (1963-1982) / 123
8- Les données syriennes de l’intégrisme musulman 125 9/Vingt ans de guerre / 131
10- Le sens de la crise / 163
11- Le programme de la Révolution islamique / 193
L’Islam politique arabe aujourd’hui / 205
Annexes / 221
Références / 224
Orientation bibliographique / 233
- Cette première partie et la conclusion ont été rédigées par O. Carré ; la seconde partie par G. Michaud.
I
LES FRERES MUSULMANS EN ÉGYPTE
Naissance et cristallisation : al-Bannâ
Au mois de Dhû al-qi'da 1347, c’est-à-dire en mars 1928 [en fait : mars 1927], autant que je m’en souvienne, je reçus chez moi la visite des six Frères que voici : Hâfiz Abd al-Hamid, Ahmad al- Husrî, Fu’âd Ibrahim, 'Abd al-Rahmân Hasab-Allah, Isma'îl 'Izz, Zakî al-Maghribi. Tous avaient été marqués par les études et les conférences que je faisais alors. Ils s’assirent et s’entretinrent avec 2 moi. Quelle force dans leur voix, quels éclairs dans leurs yeux, quelle foi et quelle décision sur leurs visages ! Et ils disaient :
« Nous avons entendu, nous avons pris conscience, nous sommes marqués, mais nous ne savons quelle voie pratique suivre pour fortifier l’Islam et améliorer les musulmans. Nous méprisons cette vie, vie d’humiliation et d’esclavage ; les Arabes et les musul¬mans, ici dans ce pays, n’ont pas de place ni de dignité, et ils ne font rien contre leur état de salariés à la merci de ces étrangers.
« Eh bien, nous autres, nous ne possédons que ce sang qui coule dans nos veines, bouillant de force, que cette âme qui brille de foi et de dignité, et nos vies, et ces quelques dirham pris sur la nourriture de nos enfants. Nous ne pouvons pas voir comment agir, toi tu le vois. Nous ne savons pas que faire au service de la patrie, de la religion, de la nation musulmane. Toi tu le sais. Voici ce que nous voulons aujourd’hui : nous fournissons tout ce que nous avons pour nous libérer de cette dépendance, entre les mains de Dieu, et c’est toi qui seras le responsable auprès de lui, responsable de nous et de notre action, bref d’une communauté dévouée, qui s’engagera auprès de Dieu à vivre selon sa religion, à mourir pour lui, à ne chercher que lui, bref qui méritera la victoire malgré le petit nombre et la faiblesse de ses moyens de lutte. »
Ces paroles sincères exercèrent sur moi une impression si décisive que je ne pus communiquer ce que je portais en moi, ce à quoi j’aspirais, à quoi je travaillais, ce pour quoi je voulais rassembler les hommes. Alors je leur dis, avec une émotion profonde : « Dieu merci, vous voici, et qu’il bénisse votre si sincère intention ! » Nous nous mîmes d’accord pour agir comme il plaît à Dieu et au service des hommes. « A nous l’action, à Dieu le succès. Faisons un serment d’obédience à Dieu, selon lequel nous serons des soldats du message de l’Islam, lui qui contient la vie de la patrie et la force de la nation musulmane. »
Ce serment d’obédience eut lieu. Nous finies le serment de vivre en frères qui agissent pour l’Islam et qui combattent pour lui.
L’un d’entre eux dit : « Comment nous appellerons-nous ? Serons-nous officiellement une association, un club, une confrérie, (tarîqa), un syndicat ?
- Rien de tout cela, dis-je. Gardons-nous des formalités et des choses officielles ! Notre groupement, ce sera en premier et foncièrement une Idée, avec toutes ses significations et toutes les actions qu’elle implique. Nous sommes des frères au service de l’Islam, donc nous sommes « les Frères musulmans1. »
La vie d’un martyr
Il fallait commencer par donner la parole au fondateur des Frères musulmans, ne serait-ce que pour dissiper d’emblée un certain nombre de confusions. Car le mouvement, sur lequel tant de contresens ont été commis, est, et reste jusqu’à nos jours, la création d’un homme, Hassan al-Bannâ.
Qui était Hassan al-Bannâ ? Voici la biographie type fournie aujourd’hui au sympathisant ou postulant qui commence la lecture des Lettres du maître et martyr :
Le martyr Hassan Ibn Ahmad Ibn 'Abd al-Rahmân al-Bannâ est né dans la ville de Mahmûdîyya en 1906, près d’Alexandrie. Diplômé de Dâr al-Ulûm* au Caire, il se dépensa à instruire d’une ville à une autre, prêchant à sa nation pour qu’elle agisse selon le Coran et qu’elle se tienne à la Tradition du Prophète. Il a ainsi dirigé des milliers d’étudiants des universités, d’ouvrieres, de paysans et de gens issus des autres classes.
Puis il séjourna un certain temps dans la ville d Ismailia où, avec une poignée de frères, il fonda la première maison des « Frères ».
Puis il entreprit de faire connaître le message par des conférences et des publications. Après quoi, il visita tout seul les villes et les villages : il y eut bientôt en chaque endroit une « Maison du Message ». Son message ne se limitait pas aux hommes, il fonda un « Institut des mères musulmanes » à Ismaïlia pour donner aux filles une éducation musulmane.
Peu après, il fut transféré au Caire, où il transporta aussi le Centre général et la Direction. Son message se diffusa comme les rayons du soleil, les Frères devinrent une réalité considérable, leur nombre atteignit le demi-million.
Les hommes politiques et les valets des Anglais ayant pris peur du martyr, ils s’efforcèrent de l’éloigner de la politique. Mais tout cela ne le détournait pas de sa décision ; il se leva au contraire pour faire savoir que l’Islam est à la fois dogme, croyance, culte et patrie, citoyenneté, tolérance et force, morale et culture, Loi enfin.
Puis il fonda au Caire le Journal des Frères musulmans, un quotidien dans lequel il prêchait par écrit en plus de ses prêches dans les mosquées.
Advint le désastre de Palestine et la « Phalange des Frères » fut l’une des plus actives phalanges de volontaires en Palestine. Elle arrivait même aux portes de Tel-Aviv et s’apprêtait à y pénétrer quand ce fut la trahison des gouvernants de cette époque, la signature de l’armistice, l’arrestation par le roi Farouk de leurs chefs et des personnes marquantes du mouvement. L’impérialisme n’en resta pas là, il poussa ses valets au meurtre d’al-Bannâ !
Devant le bureau de l’Association des « Jeunesses musulmanes » au Caire, ils tirèrent leurs balles sur lui comme il entrait, puis ils s’enfuirent.
Personne ne prit soin des blessures de Bannâ. Ils le laissèrent sur le sol de l’hôpital quand on l’y eut transporté, et là il perdait son sang sous leurs regards. Aucun d’eux n’eut une larme dans son œil, une émotion dans son coeur. Ils empêchèrent ses « Frères » de l’approcher, et on l’enterra deux heures plus tard, en 1949.
Le martyr nous a laissé des œuvres magnifiques, comme ses Mémoires du message et du prédicateur, ses Lettres que nous avons rassemblées ici en un seul volume — sans y inclure le commen¬taire de la sourate Fâtiha2.
L’Idée de l’Islam
Bien entendu, ce portrait biographique est un stéréotype. Le père de Bannâ est un fonctionnaire de l’administration du District. De plus, il sait réparer les montres et réveils, d’où son surnom d’« horloger ». C’est un homme religieux et instruit, diplômé de l’université de l’Azhar, l’un des centres de la pensée musulmane …
* « Maison des sciences » (littéraires), fondée en 1872 dans le but de former des professeurs « modernes ».
Olivier Carré
Gérard Michaud
Les Frères Musulmans (1928-1982)
Gallimard
Éditions Gallimard
Les Frères Musulmans
(1928-1982)
Présenté par :
Olivier Carré
& Gérard Michaud
Collection Archives
Gallimard Julliard
Les Frères musulmans
Égypte et Syrie
(1928-1982)
Collection Archives
dirigée par Pierre Nora
& Jacques Revel
© Éditions Gallimard/Julliard, 1983.
Achevé d’imprimer le 14 juin 1983 sur presses
CAMERON dans les ateliers de la SEPC à Saint-Amand (Cher)
N° d’impression : 966 / 701.
Dépôt légal : juin 1983.
ISBN 2-07-025984-6
Imprimé en France.
Maquette, iconographie : Françoise Borin.
Couverture : « Le juge martyr à la rencontre de son Seigneur. »
'Awda conduit à la pendaison, décembre 1954.
Collection particulière.
les_freres_musulmans_o_carre.pdf
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