PREFACE
Mort et vivant,
Le Témoin Exemplaire
par Krikor Beledian
Voici un livre exceptionnel à plus d’un titre. C’est l’un des rares témoignages écrit par un écrivain de langue arménienne sur son expérience du génocide de 1915. Il a fallu quatre-vingt-dix ans pour qu’il nous parvienne. Publié en feuilleton à son retour des déportations, longtemps oublié dans les colonnes d’un journal, négligé, méconnu voire méprisé par la critique, il vient d’être exhumé. Trois éditions successives en cinq ans, en arménien, en anglais, et ici en français ! En un temps très court, l’ouvrage est devenu une référence.
Comme le livre phare Si c’est un homme de Primo Levi, et L’Espèce humaine de Robert Antelme dont les réceptions sont aussi étrangement décalées, il y a quelque chose de paradoxal dans cette gloire tardive pour un texte sorti de la plume de l’un des écrivains le plus prolifique, le plus édité et le plus lu de la littérature arménienne des Temps modernes. Est-ce là le propre de la temporalité du génocide dont l’omniprésence dans les recoins les plus reculés de la mémoire exige un temps considérable pour que l’événement finisse par avoir lieu et se transmette?
Romancier célèbre et satiriste redouté, Yervant Odian est cet homme que la police secrète turque vient arrêter chez lui, à Constantinople, le 7 septembre 1915. Entré en clandestinité dès le 24 avril, il avait commis l’imprudence de croire qu’il avait échappé aux rafles des intellectuels de la capitale ottomane, lesquelles enclenchaient le processus d’extermination du peuple arménien de l’Empire. Cette intelligentsia était déportée vers les camps de Tchanguere et d’Ayach, en Anatolie centrale. Elle disparaissait sans laisser de traces, ou si peu, justement vers la fin de ce même mois d’août, lors des déplacements par convois vers d’autres horizons. Ces camps allaient servir de lieux de détention aux soldats anglais et français faits prisonniers dans les Dardanelles. Il n’était pas question que ces derniers entrent en contact avec les détenus arméniens.
L’arrestation tardive de Yervant Odian lui a épargné un sort scellé d’avance. C’est presque une chance qu’il ait suivi un périple «plus classique » et se soit mêlé à la masse anonyme des déportés des villes et des villages venant des régions occidentales de l’Empire ottoman et dirigés vers les mouroirs des déserts de Syrie, tout au long de l’Euphrate. Cela lui a permis de mieux comprendre la logique de l’annihilation collective et d’être relativement protégé. Le lecteur de ce Journal de déportation (Les Années maudites est la traduction littérale du titre arménien) a l’occasion de connaître par le menu les tours et détours de cette incroyable odyssée parsemée de dangers où l’écrivain, constamment menacé finit par être miraculeusement sauvé.
Yervant Odian est le descendant d’une illustre famille bourgeoise de la capitale de l’Empire ottoman. Son oncle paternel, Krikor Odian (1834-1887), n’est autre que l’un des rédacteurs de la Constitution ottomane et du Règlement ou « Constitution nationale » arménienne. Sous le règne d’Abdul Hamid II, cet homme éclairé — au sens donné au mot au XVIIIe siècle — a pris le chemin de l’exil vers Paris où il meurt (il est enterré au Père-Lachaise). Pour le jeune Yervant, le prestige de cet oncle à la fois homme politique et écrivain, est immense. En outre, par l’intermédiaire de son père, diplomate de carrière, consul ottoman en Roumanie, il connaît les rouages du pouvoir. Il a reçu une éducation soignée. Il maîtrise non seulement l’osmanli, la langue officielle de l’Empire, mais également le français et l’anglais. Malgré les possibilités qu'offrent de tels atouts, le jeune homme se lance dans une carrière littéraire. Il devient un membre du groupe des écrivains dits réalistes que les persécutions suivant les premiers massacres d’Arménie (1895-1896) dispersent. Comme le font ses amis et compagnons, il prend le chemin de l’exil, se retrouve à Paris, puis à Manchester, où il édite un journal, et finit par s’installer en Égypte. Il suit de près la lente décomposition du régime d’Abdul Hamid II. Il survit de sa plume, publie revues et brochures dans lesquelles éclate sa verve de satiriste. De ce premier exil sortira le récit Douze années loin de Constantinople (1912). Un chef-d’œuvre où le mémorialiste se penche sur un passé récent et s’exerce à l’autobiographie. L’expérience sera précieuse lors de la rédaction du Journal de déportation.
Comme nombre de ses contemporains, écrivains et intellectuels émigrés profitant de la proclamation de la Constitution ottomane et de la chute du sultan (1908), Odian retourne dans sa ville natale. Il signe le premier volet de la trilogie satirique, Camarade Pantchouni (1911), où il s’en prend aux «pseudo-révolutionnaires» semant la bonne parole dans les provinces arméniennes déjà fortement ébranlées par les massacres de Cilicie (1909). Cette critique sévère des parasites, des faux patriotes et des démagogues de toute espèce est une constante dans son œuvre. Son humour, son ironie, mais également sa simplicité, sa bonhomie, sa probité intellectuelle légendaire se déploient dans ses innombrables chroniques et ses vastes romans-feuilletons qu’apprécie le lectorat jusqu’à nos jours. Odian est une signature recherchée qu’auréole la renommée d’un satiriste à la fois craint et respecté. Il figure donc «naturellement» sur les listes établies par le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha pour éliminer les cercles intellectuels avant de procéder à la liquidation des Arméniens de l’Empire moribond. Odian est déporté le 14. septembre 1915 et ne rentre à Constantinople que le 17 novembre 1918, après la capitulation de l’Empire ottoman à Moudros, le 30 octobre 1918.
Sous-titrés «Souvenirs personnels», l’œuvre n’est à proprement dit «journal » que dans un sens large du terme. C’est un récit continu dont les divers épisodes suivent un ordre chronologique rigoureux. Ponctué d’indications topographiques précises, le périple dessine une boucle parfaite entre le départ et le retour. L’œuvre a été publiée dans le journal Jamanak [Temps] entre février et septembre 1919 dans ce Constantinople occupé par les armées des Puissances de l’Entente. C’est l’époque où les rescapés tentent de rentrer chez eux et commencent à relater ce qu’ils ont enduré. Dans une lettre datée du 23 janvier 1919, adressée au poète et infatigable défenseur de la cause arménienne, Archag Tchobanian (1872-1954), à Paris, Odian déclare : «Je suis vivant, après une effroyable, une inimaginable odyssée de trois ans et demi. J’ai été déporté jusqu’à Der ez-Zor, plus au sud, dans le désert de Mésopotamie, à Al Busseira, entre l’Euphrate et le fleuve Khabour, là exactement où Ézéchiel a eu ses visions. Je ne sais pas si je vais pouvoir écrire tel quel tout ce que j’ai vu, mais je vais essayer. Ce sera un vaste ouvrage, peut-être quelques volumes. » On a là le programme du livre visiblement encore en gestation.
Or l’œuvre est mûrement réfléchie. Certaines parties semblent le fruit de longs exercices de mémorisation auxquels ont habituellement recours les prisonniers placés sous haute surveillance, privés d’instruments appropriés ou à qui il est interdit d’écrire. On remarque qu’à Hama, en Syrie du nord, en 1916, profitant des possibilités qu’offre un refuge relativement protégé, Odian commence à tenir un journal intime : «J’avais rempli trois cahiers que je conservais avec soin dans une fente située au-dessus de la fenêtre de ma chambre.» Dans ces cahiers, il note au jour le jour «les événements ayant peu ou prou de l’importance, les nouvelles du jour, [s]es entrevues avec des amis de passage à Hama et même les mouvements de troupes.
Autant de choses très dangereuses dans leur intégralité.» Un jour après une descente-surprise de la police qui se termine par son arrestation, l’écrivain fait détruire ces cahiers. Plus tard, en 1919, dans un entretien qu’il accorde à la revue Chanth de Constantinople, il revient sur cette destruction qu’il regrette énormément. Ces notes perdues et pourtant présentes dans l’esprit de leur auteur constituent sans nul doute l’origine et le matériau de l’ouvrage.
Les pages écrites pendant le génocide, sur les lieux mêmes de la déportation, sont rarissimes. Les déportés étaient rarement des gens dont l’écriture était le métier. Des conditions matérielles précaires, dont cet ouvrage nous donne une idée, rendaient hasardeuse et pleine de risques toute entreprise de collecte et d’enregistrement d’informations. En le lisant, on comprend l’enjeu, la conscience de la portée réelle des événements subis. Écrire sur les champs mêmes de la mort, dans la plus grande urgence est d’une audace folle. De fait, il inscrit le projet testimonial dans le cercle infernal de la lutte pour la survie. Comme son contemporain Aram Andonian, le futur auteur du Grand crime et des Documents officiels sur les massacres arméniens1 qu’il rencontre clandestinement à Alep, Odian a saisi d’emblée la nécessité de «signifier» (nechanagel, dit-il), à savoir consigner par écrit les atrocités. Contrairement à ce que la critique affirme avec une mauvaise foi évidente — en l’occurrence Hagop Ochagan (1883-1948) dans le huitième volume de son monumental Panorama de la littérature arméno-occidentale2 — Odian a fort bien compris que les déportations dans des régions désertiques particulièrement inhospitalières constituent le processus même de l’anéantissement et que témoigner est à la fois essentiel et périlleux. Aussi prend-il la peine de souligner l’acharnement des autorités centrales à son égard. Au début de l’année 1918, il apprend l’arrivée à Alep d’un ordre spécial demandant à la police d’éloigner encore plus loin ce «journaliste» renommé. Lequel joue en partie le rôle de regard extérieur entièrement captivé par le déroulement des événements et habité par une espèce de passion de fixer tout ce qu’il voit et entend. Or, il ne peut occuper complètement cette place d’observateur souverain puisqu’il est en même temps sujet identifié et destiné à être éliminé. Que cette identité ait des connotations raciales va de soi. Il suffit de rappeler qu'ayant de gré ou de force abjuré sa foi et s’étant métamorphosé en « Aziz Nouri », notre journaliste continue à être persécuté!
Les remarques telles que « souvenirs personnels » ou « histoire de mon exil » qu’on trouve sous la plume de l’auteur recouvrent très partiellement un récit qui prend l’allure d’une grande construction en mouvement dans le temps et dans l’espace et brasse une quantité formidable d’informations. Bien qu’il écrive à la première personne, le journaliste-témoin parle fort peu de lui-même. Il est même avare de confidences. Il tient à nous épargner ses états d’âme, ses angoisses et ses doutes3. Pris dans les mailles d’un imposant système d’extermination à ciel ouvert, il ne pense qu’à s’en échapper. Aussi met-il en oeuvre toutes les ruses de son intelligence, ses dons d’observation, sa connaissance de la psychologie du pouvoir, de la mentalité des exécutants et de leur comportement, pour conserver sa lucidité dans cette espèce de survie végétative à laquelle la faim et les privations réduisent l’homme en déportation. Échapper au mouroir du désert est une obsession. C’est l’expérience de l’échec qui l’amène à sortir de sa réserve habituelle et s’exposer devant le lecteur. Au mois de mai 1917, à Al Busseira, il quitte subrepticement le camp mais finit par être dévalisé et se retrouver seul au bord de l’Euphrate. 11 est découragé. Sous la menace d’une mort imminente, il se découvre sans défense et lance un cri de protestation contre «la divinité». Il se souvient de l’épisode de Jacob dans le désert de Mésopotamie. De tels développements sont rares dans le Journal et n’apparaissent qu’à des moments exceptionnels de solitude. À la fin de son récit, Odian reprend la métaphore biblique : «J’avais l’aspect d’un martyr qui vient de ressusciter». En effet, revenir vivant de Der ez-Zor n’était pas le moindre des exploits. Dans cette figure du martyr que se constitue le témoin, celui-ci occupe la place de Lazare et il peut désormais proclamer : «Je suis l’homme qui a vu la Souffrance». C’est un miraculé.
En fait, le témoin est emporté par une seule passion : voir, parler des autres, de cette masse immense des déportés venant de toutes les régions de l’Empire ottoman. Aussi le Moi ou le Nous joue-t-il le rôle d’une caméra ambulante à qui est confié le travail d’enregistrer en continu une expérience qui se veut la moins personnelle possible. L’écrivain intervient rarement dans la temporalité de l’expérience. Visiblement entraîné par le fil de la narration, envoûté ou halluciné, dirais-je, par ce qu’il a vécu, il évite les observations et les analyses du survivant qu’il est, ce qui aurait provoqué une rupture dans la continuité temporelle du récit et créé une certaine distance entre l’écrivain et le déporté. Il n’en demeure pas moins lucide, méticuleux, consciencieux, au point d’accumuler des données chiffrées, des noms de personnes, des détails topographiques et tout ce qui concerne l’exécution du programme d’extermination. Enregistrer tout, noter ce qui risque de disparaître sans laisser de traces, rester le plus près des choses et des hommes — c’est-à-dire conserver son humanité — ce sont là les traits fondamentaux de cette passion pour témoigner de ceux qui ne sont plus.
Une telle passion ne peut pas s'affranchir des questions propres à l’écriture du génocide qui forment, ce que j’ai appelé ailleurs, une espèce de «protocole» du témoignage4. Dans la conclusion de son texte, au moment où l’œuvre se dresse devant le témoin qu’elle exclut, jetant un regard rétrospectif sur tout ce qu’il vient d’écrire et de publier, Odian remarque que «beaucoup (de lecteurs) ont pensé qu’il y avait des exagérations dans mes écrits». Il ajoute deux remarques capitales. La première concerne le style de l’histoire. Bien sûr, le mot «histoire» répété à maintes reprises n’a aucun sens technique. Ce n’est pas la grande Histoire du génocide. C’est plutôt une histoire «personnelle»: mon histoire de la déportation et l’histoire de ma déportation. Toutefois au début du récit, le chapitre intitulé «L’origine de la Grande Guerre» a une fonction essentielle. Il situe l’histoire personnelle dans le cercle de la grande histoire. Une telle articulation se retrouve dans le vaste roman L’espion n°17 (trois volumes, 1921) où Odian aborde le thème de la déportation d’une manière tout à fait analogue, reliant ainsi des événements «périphériques» à la Grande Guerre, sans approfondir nécessairement la signification politique de cette articulation.
Si raconter par écrit est important, essentielle est la manière de le faire : le style du récit. Comment écrire des événements pour lesquels la mémoire de la nation n’offre aucun point d’ancrage — aucune comparaison — et auxquels ne correspond aucun mot d’une langue pourtant riche en termes désignant les meurtres collectifs? Est-ce une catastrophe, un grand crime, un holocauste, un martyre inédit, un Golgotha sacrilège ? Comment nommer, comment aborder cela, sans être frappé d’aphasie ? La question était récurrente déjà depuis les massacres «constitutionnels» d'Adana, chez les écrivains comme Souren Bartévian (1876-1921), Zabel Essayan (1878-1943) ou Daniel Varoujan (1884-1915). La destruction programmée d’un peuple, de leur peuple, semblait déjà inconcevable, inimaginable, impossible. Et la prescience de cette destruction suscitait la question : pourquoi et comment écrire ? Si l’interrogation était devenue presque un lieu commun, c’est que son objet s’avérait incontournable. Odian ne pouvait pas ne pas être confronté au problème. On en voit l’indice dans un texte de 1920, où il adopte un ton ironique pour traiter de cette littérature de « retour d’exil» qui submerge la presse arménienne à cette époque. Il lui reproche de vouloir mélanger «une grande quantité de sable aux eaux de l’Euphrate afin de rendre plus intéressants les épisodes de la déportation». Pour éviter la monotonie, pour se faire entendre, certains survivants n’hésitent pas à verser dans un discours excessif, seul susceptible, pensent-ils, de correspondre à une épreuve singulière. L’intéressant n’est-il pas un piège? Un piège littéraire? Or, comme tout témoin qui se veut véridique et qui affronte le public, Odian nourrit une profonde suspicion envers l’emprise du fictionnel et que le projet de témoignage induit de manière implicite. Il a fait un choix qu’il formule ainsi: «Les lecteurs auront bien entendu remarqué que j’ai écrit cette histoire de la manière la plus dépouillée, voire dans un style très peu soigné (ankhnam)». Tente-t-il de désamorcer une critique en essayant de justifier un défaut ? Mais qu’est-ce qu’un style soigné? Une écriture soignée? Sublime? Obéissant aux «règles de l’art littéraire»? Le Beau?
Quelle que soit la réponse que l’on donnerait à ces interrogations, il semble évident que l’expérience de l’anéantissement programmé à Constantinople et réalisé dans les camps de concentration de Syrie met en question le concept même de littérature5. Certes, pour Odian et pour nombre d’écrivains rescapés du génocide, la littérature n’est pas perdue, un peu comme pour Jean Cayrol qui préconisait un «art lazaréen» venant après le temps de l’horreur nazie6. Certains compagnons d’exil d’Odian vont bien plus loin, ils ont l’audace de croire que la beauté a une fonction salvatrice ; elle implique l’existence d’une puissance que l’annihilation n’a pas entamée. La littérature demeure toujours possible, sans qu’on sache vraiment de quelle littérature il s’agit. Odian écarte d’emblée l’obstacle d’une impossibilité de la littérature qui a fait reculer nombre d’entre eux (Zabel Essayan) avant de provoquer l’effondrement d’autres (Hagop Ochagan romancier)7.
Odian fait un choix poétique qui mérite qu’on s’y arrête. Son écriture ne sera pas poétique, au sens courant du terme, mais elle convoquera une poétique de la simplicité. Ce choix ne s’explique pas du tout par l’activité débordante qu’il déploie depuis son retour d’exil et qui l’aurait empêché de travailler son texte. Il est vrai que, jusqu’à son départ précipité en 1922 vers la Bulgarie, il signe coup sur coup plusieurs romans : L'espion n°i7, La Femme au parapluie vert, Dalita ou les nouvelles jeunes filles, La Diaspora arménienne. Mais toute cette production plus ou moins romanesque gravite autour de la même expérience, sans qu’elle prenne la forme du témoignage autobiographique. Autrement dit, de 1918 jusqu’à sa mort en Égypte en 1926, le désastre de 1915 qu’est le génocide demeure la matière qui nourrit l’ensemble de son oeuvre aussi bien romanesque que journalistique : chroniques, bloc-notes, articles. Odian fait un choix délibéré qui est en même temps un acte quelque peu sacrilège en confiant au feuilleton d’un journal l’expérience décisive de sa vie, sa propre survie miraculeuse.
Le feuilleton! C’est le second reproche que lui fait la critique —toujours le plus exigeant et le plus averti parmi les critiques: Hagop Ochagan—, prête à n’y voir que le superficiel journalistique face à la profondeur et au sérieux supposés des grandes constructions littéraires. Odian semble s’y cramponner bien qu’il ait envisagé la publication en volume. N’a-t-il pas été identifié comme «journaliste» à éliminer? Pourquoi ne pas adhérer à cette injonction discriminatoire qui le constitue à présent comme un survivant ? Pourquoi ne pas témoigner en tant que tel? Le feuilleton journalistique impose une poétique qui se déploie dans le Journal de déportation: elle privilégie l’action à la réflexion, la présentation des faits au commentaire, donne une grande place aux dialogues, multiplie les changements de ton, construit des scènes et des épisodes qui s’enchaînent et dote le récit d’un rythme haletant et haché, suivant la ligne sinueuse de l’épreuve. Cette poétique non-poétique vise non pas à représenter le Crime — la tentation à laquelle succomberont nombre d’écrivains et non des moindres — mais à le rendre imaginable au lecteur toujours méfiant et dubitatif. Aussi le récit de la déportation adopte-t-il un style «non soigné», clair, direct, accessible, donc efficace, tâchant de rester toujours dans l’articulé et le déterminé, évitant toute obscurité dans l’expression, refusant de mouler sa phrase dans les formes réconfortantes de la «bonne littérature». Ce refus d’un langage obscur et recherché est à placer à côté du refus de Primo Levi, dans La Trêve. Il instaure une espèce de contre-style, qui est toujours un style, fruit d’un effort pour parvenir à la rigueur d’un entomologiste. Il n’y aura donc ni l’emphase inutile des larmes ni la rhétorique sublime des grands sentiments.
La seconde remarque que fait Odian concerne la véracité des faits rapportés: «J’ai voulu avant tout être fidèle à la vérité, n’altérer en rien les faits, n’en exagérer aucun. Et pourtant, la réalité était si effroyable que beaucoup ont cru qu’il y avait des exagérations dans mes écrits...» Comme nombre d’écrivains, Odian tient à rester un témoin véridique, à écarter l’excessif, à n’écrire que ce qui a été vécu, vu et entendu. Le fait, rien que le fait ! Pour le témoin la vérité est nue, évidente, manifeste. Il suffit de la signifier. Odian n’ignore nullement que les événements deviennent événements, que les faits doivent être constitués, élaborés, qu’il incombe au narrateur d’accorder un statut au perçu, senti, vécu et d’extraire des données un sens toujours latent. En somme il est indispensable de «reconfigurer» l’ensemble. Quand le narrateur nous dit que tel incident n’était guère fortuit, qu’il était organisé et formait le maillon d’une chaîne, alors les données se muent en événements. Ce qui paraissait fortuit entre dans une logique implacable. Le récit d’Odian effectue ce genre d’aller et retour, de prolepse et métalepse. Ce faisant il suggère la lente submersion du narrateur dans la logique du Grand Crime.
«La réalité était si effroyable que... » De Zabel Essayan à Robert Antelme c’est l’éternel constat que font les témoins survivant aux atrocités. Les lecteurs ne vont pas croire ! L’immensité du crime contient en germe sa propre négation et le négationnisme s’en délecte. Alors naît la nécessité de la preuve. Le témoin est seul face au mensonge et à la négation. Est-ce la raison pour laquelle la presse arménienne de l’époque incite les rescapés à apporter des preuves. «Il faut prouver le grand martyre arménien» déclare un appel daté du 22 novembre 1918. Il faut étayer ses dires par des renseignements précis et exacts: énumérer les dommages subis, désigner les organisateurs, nommer les exécuteurs des crimes, apporter éventuellement des...
photographies. Les réponses doivent être écrites d’une manière incisive et toujours sans fioritures littéraires8. Cet acharnement pour la preuve se meut-il déjà dans la logique du déni ? Odian ne pouvait l’ignorer. Mais il adopte une stratégie différente. Dans son récit on ne retrouve nulle part une quelconque intention de «prouver». Même le verbe vegayel dans le sens possible de «prouver» fait défaut. Son substantif n’apparaît qu’à l’extrême fin de l’ouvrage, quand l’écrivain s’apprête à céder sa place au témoin: «Ceux qui ont enduré les souffrances de la déportation et ont pu survivre, ceux-là pourront témoigner que je n’ai en rien altéré la réalité9». D’autres rescapés peuvent témoigner pour le témoin. Surtout ceux ou celles qui «ont souffert infiniment plus que moi... car moi je n’avais le souci que de ma seule personne ». Cette référence à une communauté de témoins quant à la constitution et la validité du témoignage n’est-elle pas destinée à contourner la problématique historienne de la preuve ? Elle vise non pas le tribunal de l’Histoire, mais celui de la Justice.
Le souci de la vérité exige une écriture nue, neutre, diaphane, voire blanche, où le dire s’épuiserait dans le dit, la phrase dans le sens, les mots devant la chose. Témoigner c’est présenter et non pas représenter. C’est annuler ce à quoi on a confié la chose la plus précieuse de sa vie. Pour en faire une trace, un amas de paroles, chu d’un désastre obscur, aurait dit Mallarmé. Ce souci de vérité transparaît dans une note publiée dans le journal Jamanak (décembre 1918) où Odian prophétise la naissance d’écrivains qui vont désormais «photographier» le martyre arménien. Cette métaphore de l’art photographique pour l’écriture narrative n’est pas nouvelle en soi. Elle provient d’un enthousiasme presque naïf pour une technique qui fait de la saisie soi-disant mécanique et immédiate de la réalité un idéal de probité intellectuelle et de vérité. Pour Odian pour nombre de ses contemporains, la photographie est, pour le meilleur et pour le pire, un document infalsifiable qui se suffit à lui-même. Elle représente la limite même de l’écriture où celle-ci adhère à la chose même. L’époque de la manipulation des images n’est pas encore advenue.
Dans ce Journal de déportation, l’annihilation des masses est écrite dans son apparente diversité, dans sa banalité, dans la violence des choses les plus simples. Il y a là une foule de gens, des victimes, des informateurs, des fonctionnaires de l’anéantissement, toute la bureaucratie du pouvoir ottoman convoquée par le projet d’extermination, dont la réalisation effective manifeste un sens inouï de la méthode couplée à une incessante improvisation. Sur le plateau de ce grand théâtre d’atrocités, les fonctionnaires du crime minutieusement nommés sont aussi énigmatiques que des personnages de roman, c’est-à-dire incompréhensibles, inaccessibles et pourtant étrangement vivants. Ahurissants, ils le sont ! Et puis, comment ne pas être frappé par la passion du précis qui cite les lieux, les événements avec leurs dates, les distances, les conditions de vie, les ascendances et les provenances des victimes, tout cela toujours avec un luxe de détails hallucinants. En contrepoint le désespoir, l’effondrement, les illusions, les exploits, les héroïsmes, les attentes, l’acharnement à ne pas succomber, la folle rage de vouloir vivre, quitte à se pervertir, à se prostituer, à composer avec les bourreaux, à les corrompre. Revenir à une vie normale, retourner chez soi! Les rescapés savent qu’ils ne pourront jamais retrouver cela qu’ils ont abandonné, cette partie d’eux-mêmes qui a été annihilée. C’est dit : «Arménien qui est parti ne pourra jamais revenir».
Que fera donc le rescapé qui prend le chemin de l’improbable retour, l’exilé pour toujours, sinon écrire l’enfer, le parcourir encore une fois, dessiner les traces d’un cheminement qui l’amène au moment présent où il se constitue comme sujet, comme sujet d’une narration à la fois mort et vivant, un vivant comme un mort, sans se faire d’illusions, sans miser sur un quelconque idéal politique ou religieux. Le scepticisme qui est l'attitude fondamentale d’Odian envers ce qu'on appelle la vie, atteint ici à sa pointe extrême. Rien ne fait sens. Le sens est un rien insensé! Le récit de la déportation est la résurrection même, la résurrection miraculeuse qui ne débouche sur aucune sagesse.
Krikor Beledian
1 On peut lire en traduction les nouvelles d’Andonian inspirées directement de son expérience du génocide, En ces sombres jours, Genève, Métispresses, 2007, traduit de l'arménien par Hervé Georgelin.
2 Hagop Ochagan, Panorama de la littérature arméno-occidentale, vol. 8, Antélias, Éditions du Catholicossat arménien de Cilicie, 1980, pp. 279-449.
3 Malgré toutes les différences qui éloignent le témoignage d'Odian de celui de Vahram Altounian, on ne peut s’empêcher de constater que tous les deux évitent les allusions à leur propre souffrance et s’interdisent tout développement à caractère psychologique; voir notre contribution : Krikor Beledian, «Traduire un témoignage écrit dans la langue de l’autre», in Vahram et Janine Altounian, Mémoires du génocide arménien, Paris, Presses universitaires de France, 2009.
4 Voir «Traduire un témoignage écrit dans la langue de l’autre », ibid.
5 Voir Krikor Beledian, «Le retour de la catastrophe», in Catherine Coquio (sous la direction de), Histoire trouée, négation et témoignage, Paris, L'Atalante, 3003.
6 Voir Jean Cayrol, Nuit et Brouillard, Paris, Fayard, 1997, repris dans Œuvre lazaréenne, Paris, Seuil, 2007.
7 À ce propos on lira les analyses de Marc Nichanian, dans Entre l’art et le témoignage, littératures arméniennes au XXe siècle, vol. 3: Le roman de la catastrophe, Genève, Métispresses, 2008.
8 Je renvoie le lecteur à notre article «Traduire un témoignage écrit dans la langue de l’autre», op. cit.
9 On lira les analyses éblouissantes sur le témoignage et le thème de «personne ne peut témoigner du témoin» dans Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, 2005, pp. 66-68. Le texte d'Odian semble aller à l’encontre de cette analyse, puisqu’il convoque tous les rescapés pour témoigner de la vérité du témoignage. Mais comme on ne sort jamais du cercle testimonial, le témoin demeure toujours celui pour lequel il n’y a pas de recours.
Avant-propos
Figure majeure de l’intelligentsia cosmopolite d’Istanbul au début du xxe siècle, tout à la fois écrivain, journaliste, éditeur, traducteur, satiriste, pamphlétaire... et pour finir même victime et témoin du génocide, Yervant Odian aura su transgresser les frontières pour considérablement élargir le champ de la littérature arménienne et devenir l’auteur le plus populaire de l’entre-deux siècles.
Yervant Odian est né en 1869 dans la ville qui était alors capitale de l’Empire ottoman. Après avoir connu les affres des atrocités hamidiennes dans les années 1890, le génocide de 1915, plusieurs exodes et, malgré tous ces aléas, une reconnaissance, une carrière littéraire et journalistique exceptionnelle, le maître incontesté de la satire et du roman populaire arménien finira ses jours au Caire où il s’éteint en 1926.
Il est le fils de Khatchig Odian, diplomate, publiciste et traducteur, et de Makrouhi Aslanian. Son oncle, Krikor Odian, a été avec Midhat Pacha le rédacteur de la Constitution ottomane en 1876.
Yervant Odian étudie au collège Berbérian d’Istanbul et complète ses études en autodidacte grâce notamment à des cours particuliers auprès des professeurs du lycée français de Galatasaray. Il se consacre à l’apprentissage des langues, lit dans l'imposante bibliothèque familiale en arménien et en français (son père avait traduit Victor Hugo) : « Dès lors que je me suis mis à lire et à comprendre le français, j’ai éprouvé un curieux besoin de lecture, à tel point qu’il m’arrivait de dévorer un gros volume dans la journée. »
De 1887 datent ses premières contributions aux hebdomadaires Massis [Ararat] et Manzume-i efkâr [Recueil d’opinions]. Odian écrit des ...