La Nuit de Diyarbakir
Ali Ekber Gürgöz
L'Harmattan
Militant pour la reconnaissance du peuple kurde, l'auteur n'a que 18 ans lorsqu'il est arrêté et torturé, ainsi que sa sœur. Il retrouve la liberté quinze mois plus tard, mais reste marqué par tout ce qu'il a subi.
Ce livre est son témoignage sur la vie dans la sinistre prison de Diyarbakir.
«Enfin, nous étions arrivés au parloir. Chacun se vit affecter l'une des dix cabines. Un second sous-off prit la relève :
- Même si vos visiteurs sont là, devant vous, vous attendrez mon signal pour leur parler. Et au deuxième coup de sifflet, vous quitterez les cabines. (...) Rappelez-vous que vous ne devez pas parler de choses illégales, et qu'il est interdit de parler le kurde ! Vous devez tout le temps rester au garde-à-vous. Compris ?
- Compris mon commandant !
Je ne tardai pas à apercevoir des écriteaux disposés à notre attention: “Parle turc, tu diras beaucoup de choses.” Les salauds savaient très bien que la plupart de nos visiteurs ne parlaient pas le turc. Cela ne leur suffisait pas de nous torturer à tout bout de champ; il leur fallait faire souffrir aussi ceux qui venaient nous voir. »
Né en 1961 à Dersim, ville de l'Est de la Turquie, Ali Ekber GÜRGÔZ est le cadet d'une famille kurde. L'enfance de son père avait été dramatiquement marquée par l'assassinat de son propre père, fusillé par les Turcs lors du soulèvement de 1938. La répression avait fait alors plus de 40 000 victimes. Entraîné par l'action de ses frères, étudiants en sciences politiques qui militent pour la reconnaissance du peuple kurde, c'est avec détermination que, très jeune encore, Ali Ekber prend des responsabilités dans leur organisation. Il est arrêté lors du coup d'État de 1980.
PRÉFACE
Nous avons tendance à ratifier dans un coin au fond de la mémoire, comme événements encombrants concernant un autre monde ou une autre génération, certains mots clefs chargés d’atrocités, que l’humanité ne saurait oublier. Camps de concentration, Auschwitz.
Le Kurdistan de Turquie a aussi ses camps de concentration, en particulier pour les Kurdes.
Cela avait commencé très tôt sous la République de Mustafa Kemal, qui avait décidé d’enterrer ses Kurdes avec le traité de Sèvres.
Dans les années soixante, on assiste à un certain répit. On croyait sans doute que l’enterrement était terminé. Mais cela reprend et s’aggrave après le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980. Le général Evren, chef des putschistes, justifie le coup par le «danger séparatiste» kurde. Les Kurdes s’étaient tout simplement refusés à mourir en tant que peuple doté d’une langue, d’une culture propre et attaché à une patrie millénaire, le Kurdistan.
Les prisons turques accueillent alors quelque 80000 «pensionnaires», pour la plupart des Kurdes, détenus politiques que Von soumet à la torture, parfois pendant des années. Certains meurent sous les coups, d’autres après des grèves de la faim, quelques-uns sont achevés et d’autres encore en sortiront à jamais marqués dans leur esprit et dans leur corps.
Le Bobby Sands kurde - du nom de ce jeune Irlandais mort en martyr dans une prison de Mme Thatcher après une grève de la faim d’une cinquantaine de jours -s'appelle Mazlum. C'était un cadre dirigeant du PKK, mort dans la prison de Diyarbakir; lugubre établissement carcéral dont la triste célébrité fit le tour du monde au début des années quatre-vingts. Les Mazlum kurdes sont légion, décédés en protestataires contre la barbarie, l’inhumain, après des grèves de la faim de quarante, cinquante et jusqu’à soixante-dix jours.
Plusieurs témoignages sur l’enfer de l'univers carcéral turc ont été publiés en turc ou en kurde. Le présent est le premier qui soit en langue française. Il est dû à Ali Ekber Gürgöz, Kurde originaire de Dersim et élevé à Elazig, villes du Kurdistan de Turquie dans le voisinage du. Haut-Euphrate (Murad-sou). Il est arrêté le 20 septembre 1980, huit jours après le coup d’Etat, à Diyarbakir, et n’a alors que 19 ans. Il est arrêté en pleine nuit, sous les yeux de ses parents, en même temps qu’une soeur de peu son aînée. Frère et sœur venaient d’être inscrits à l’Université d’Ankara, elle à la Faculté de Médecine dentaire, lui en Droit. Ils avaient tout deux milité dans l’une de ces nombreuses petites organisations patriotiques kurdes qui s’étaient détachées de la gauche ou de l’extrême gauche turques dans les années soixante-dix, mais qui restaient fortement imprégnées de marxisme-léninisme.
De cette période, Ali Ekber Gürgöz a gardé, avec les souvenirs, une certaine idéologie et un langage relativement manichéen que l’on trouvera désuet. Il se range dans le camp des «gauchistes», le camp adverse étant celui des fascistes. On l’aura vite compris: le premier camp est celui des patriotes, des résistants, le second celui des tortionnaires de l’appareil répressif. Le lecteur ne s’en formalisera pas. Ce qui compte, c’est le témoignage, ce qu’il y a derrière les mots.
Ali et sa sœur sont conduits illico dans une maison d’arrêt de Diyarbakir qui s’appelle Kurdoglu, où les bourreaux tenteront d’en obtenir des aveux et des dénonciations. Vainement. Dix jours plus tard, ils sont transférés à la prison N°5 de Diyarbakir, qui est aux mains de l'armée. La sœur sera libérée après neuf mois. Ali le sera «provisoirement» le 23 décembre 1981, après une détention de quinze mois.
L'armée turque se sera appliquée à faire d’eux de «bons citoyens turcs» par des moyens qui lui sont propres et que le lecteur découvrira an fil de ces pages. En 1985, M. Gürgöz sera condamné par le tribunal militaire à cinq ans de prison, plus cinq ans de résidence surveillée. Frère et sœur choisissctit alors de se dérober à la police et ils trouveront le moyen de venir en Suisse en qualité de réfugiés politiques.
Manifestement, l'armée et la police turques n’auront pas réussi à faire d’eux de «bons citoyens turcs», au sens de Kurdes aliénés.
Ces événements datent de plus de dix ans, mais la prison de Diyarbakir, la torture, les violations des droits de l’Homme au Kurdistan sont des problèmes actuels et qui vont en s’aggravant.
Depuis 1925, la Turquie tente de résoudre la question kurde par le fer et le sa?ig, tout en niant l’existence de la question et en pratiquant une politique de «sous-développement planifié» au Kurdistan. Conséquence de l’oppression et de la pauvreté, le pays se vide peu à peu de sa population rurale par un mouvement d’exode vers les grandes villes. Politique d’autruche, car les Kurdes de Turquie, au nombre de quinze millions aujourd’hui - le quart de la population de la République - sont un peuple non turc auquel l’indépendance avait été promise à Sèvres. Ils entendent préserver leur langage, faire reconnaître leur identité nationale et culturelle propre, fût-il dans le cadre de la Turquie. Faute de pouvoir le faire pacifiquement, par des moyens politiques et démocratiques (la loi turque ignorant le kurdisme et le sanctionnant pénalement) les plus engagés d’entre eux ont du reprendre les armes, auprès du PKK, dès 19S4 .
Cette révolution kurde, mouvement de résistance contre l’oppresseur, réaction légitime contre la négation des droits, contre un colonialisme intérieur fortement teinté de racisme et qui ne veut pas dire son nom, se fait datis lest esprits autant que sur le terrain. Persévérant dans sa politique d’autruche, le gouvernement turc n’y voit qu’un problème de «terrorisme». Terreur il y a, mais elle se pratique à l’encontre de ceux qui sont opprimés, c’est le fait de l’Etat et de ses services secrets.
Dans une résolution adoptée le 16 septembre 1992, le Parlement européen relève que 1 ’300 personnes ont été victimes en 1992, de la lutte armée se déroulant au Kurdistan de Turquie et que, dans la même période, 205 civils et intellectuels kurdes «ont été tués dans le cadre d’exécutions cxtrajudiciaircs par les forces de sécurité». Les assassinats politiques continuent mais n’ont jamais été sanctionnés. Aucun coupable n’a été arrêté.
De son côté, le Comité européen pour la prévention de la torture, créé en 1987 par les vingt-sept membres du Conseil de l’Europe, relève dans son rapport publié à Strasbourg le 21 décembre 1992 que «la pratique de la torture et d’autres formes de mauvais traitements restait largement répandue en Turquie, et qu’il en était fait usage à la fois à l’égard de suspects de droit commun et de personnes détenues en vertu de la législation contre le terrorisme». Le rapport ajoute que les sévices sont exercés par la police et la gendarmerie, notamment à Ankara et Diyarbakir, et que malgré les avertissements du Conseil de l’Europe à la Turquie, «aucun progrès n’a été réalisé». (Cf. «Le Monde» du 23.12.92) .
Les moyens utilisés pour anéantir le mouvement de libération kurde peuvent varier d’un Etat à l’autre, puisque le Kurdistan a été partagé - sans que le peuple kurde ait jamais été consulté - entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. On se sou-
viendra de Halabja (le Hiroshima kurde) et des armes chimiques utilisées par l’Irak de Saddam Hussein. L’Iran des mollahs, une oligarchie théologique, trempe aussi dans les assassinats politiques.
Le fond de la question reste toutefois le même. On refuse aux Kurdes ces droits élémentaires qui sont l’apanage naturel, inné, de tout peuple du fait qu’il existe: le respect de la personne humaine, avoir des écoles dans sa propre langue, vivre en paix et se gouverner dans son propre pays, accéder au progrès économique et social.
Pays d’un seul tenant, presque aussi étendu que la France, mais déchiré par des frontières interétatiques, le Kurdistan est la dernière colonie, la patrie millénaire d’un peuple de trente millions constituant la plus grande nation sans Etat au monde.
Le Parlement européen a par deux fois, depuis 1992, appelé à la tenue d’une conférence internationale qui serait consacrée à trouver une solution équitable à la question nationale kurde. Andrei Sakharov l’avait demandé aux Nations Unies, au mois d’octobre 1989, peu avant sa mort. Le Conseil de l’Europe a réprouvé à de réitérées reprises et de diverses manières les violations par la Turquie de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Ces appels seront-ils entendus? Un terme sera-t-il mis au martyre du peuple kurde? Le sang des innocents n’est-il pas plus précieux que les intérêts commerciaux?
Ismet Chériff Vanly
Lausanne, octobre 1993
Impossible de Nous Taire
On ne peut lire le livre rie Monsieur Gürgöz sans être profondément ému. Et on l’est d’autant plus si l’on connaît son auteur, qui souffre aujourd’hui encore dans sa chair des sévices qu’il a subis.
Les questions se pressent dans l’esprit du lecteur: comment un Etat, qui a signé les conventions internationales relatives aux Droits de l’Homme, peut-il traiter scs propres ressortissants (et même parmi eux des personnes très jeunes) avec une pareille bestialité? Comment peut-il se faire qu’avant même qu’elles soient formulées et organisées, les aspirations légitimes d’une partie de sa population soient combattues par une répression inhumaine et impitoyable? Comment comprendre qu’un peuple, intégré dans un ensemble politique pluriethnique et pluriculturel, soit purement et simplement écrasé parce qu’il demande que soit reconnue son identité? Comment est-il possible que la voie de la compréhension et du dialogue n’apparaisse pas comme une priorité absolue?
Le livre de Monsieur Gürgöz relate des événements qui se sont passés au début de la précédente décennie. Hélas, nous savons tous que depuis, une guerre farouche s’est installée dans le pays: le Kurdistan turc est devenu un camp retranché; assassinats et arrestations se sont multipliés, des villages entiers ont été dévastés ou rasés, leurs habitants déplacés, souvent torturés. La misère règne, ainsi que le désespoir.
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Ali Ekber Gürgöz
La Nuit de Diyarbakir
L'Harmattan
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La Nuit de Diyarbakir
Etre Kurde en Turquie
Ali Ekber Gürgöz
Adaptation française
Daniel et Monique Grin - Genève
Dessins Zülfükar Tak
Dessin de couverture Luc Schlemmer - Lausanne
Éditions L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9
ISBN: 2-7384-5331-7