Diyarbakir, le Tigre, la Mésopotamie : cinq mille ans pour une histoire d’amour qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, au XXIe siècle, Diyarbakir – « Amêd » de son nom kurde — est la métropole du sud-est de la Turquie, une agglomération en extension permanente que les Kurdes de cette région tiennent pour leur capitale. Dans cet ouvrage, publié en français pour la première fois, Şeyhmus Diken se fait la voix de sa ville natale - une voix douce et amicale, une voix apaisée. Voix de son passé, de ses murs antiques et monumentaux, de cet anneau de pierre noire qui lui offre les plus longues fortifications urbaines de la planète. Au fil des pages s’impose le caractère basaltique d’une cité que dévorent le présent, les souffrances et les vagues de l’exil des hommes. L’auteur donne la parole aux lieux enfouis, détruits et oubliés, aux sensations, aux amitiés envolées, à cette nostalgie que distillent chants et poèmes où se rêve Diyarbakir. À mille lieues de tout discours urbanistique, il se livre à un essai de géographie intime, conviant en ses lignes un assemblage unique de souvenirs personnels, d’anecdotes et d’airs populaires qui donnent une chair si singulière à cette ville fugitive. Suivre le sillage du guide Şeyhmus Diken, c’est plonger - par le texte et ici par l’image - dans la mémoire d’une Turquie « turque » mais aussi kurde, juive, arménienne, syriaque et chrétienne, d’une Turquie bien plus complexe et bigarrée que ne le dit, que ne le veut le présent. C’est en redécouvrir les promesses.
Écrivain et chroniqueur, Şeyhmus Diken est l’un des plus grands spécialistes de Diyarbakir, sa ville natale. Né en 1954 dans une famille kurde, il a fait ses études à la faculté des sciences politiques d’Ankara. Vivant actuellement à Diyarbakir, il est conseiller auprès du cabinet du maire. Militant actif au sein de la société civile turque depuis de nombreuses années, il est également passionné par l’histoire locale et orale de la Turquie, et notamment par l’identité et la culture de ses villes. Chroniqueur prolifique, Şeyhmus Diken est aussi l’auteur de sept ouvrages, tous consacrés à sa ville et à sa région natales. Il est le représentant du Pen Club pour Diyarbakir.
Sommaire
Préface à l’édition française par Ariane Bonzon / II Note de l’auteur / 15 Préface par Mehmet Uzun / 17
La rançon du Diyarbakiriote / 21 Çeyhmus, promis et désiré / 23 Diyarbakiriote ou présumé coupable / 33 Ce que le sultan « Yavuz » dit aux Kurdes / 36 Entrons en ville / 41 Les portes de Diyarbakir / 43 La ville qui murmure en ses murs / 47 La demeure de Cemil Pacha, révolte et mélancolie / 53 Des villes et de leurs mémoires / 63 §emsiler ou les plaisirs d’un déjeuner sur l’herbe / 71 À Diyarbakir, « les travaux rendent beaux » / 7 6 Histoire de deux fleuves et d’une montagne / 85 L’Euphrate, ce fleuve migrateur / 87 Les larmes du Tigre / 92 Mystérieux mont Kirklar / 98 Irrécusable bravoure / 103 Mélancolique ville nouvelle m À Yenifehir, comme un air de spleen / 113 Ces vignes autour de Diyarbakir / 120 Les enfants de l’exode / 126 « Pareille au printemps je t’imagine, semblable à Diyarbakir » / 133 La Légende des âges / 135 Les cinémas de Diyarbakir / 144 Nous avons marché sur la lune / 157 La saison du chardon / 160 Une ville en quête d’eau / 163 L’amour trouve-t-il ses mots ? / 168 La « cheikspirine » / 170 Le jeu, passion et perdition diyarbakiriotes / 176 Newroz, le printemps de Diyarbakir / 180 Diyarbakirspor, la fièvre du ballon rond « Diyarbakir, mon pays, qu’ai-je ? De ta perte m’affligerais-je » / 189 « Diyarbakir, mon pays, qu’ai-je ? De ta perte m’affligerais-je » / 191 Sans Artin, Diyarbakir n’est plus Diyarbakir / 20 6 La ville qui rendait les rêves à la réalité / 211 Ces chants, hérauts d’un passé oublié / 215 L’autre de l’autre côté / 222 Les Syriaques, bannis, proscrits / 229
Glossaire / 237 Biographies / 239 Index des noms de personnes / 243 Index des noms de lieux / 246 Cartes et photographies / 249 Crédits photographiques / 256
PRÉFACE À L’ÉDITION FRANÇAISE
Diyarbakir. Pendant dix ans, de 1996 à 2006, mes multiples séjours à Diyarbakir furent dictés par l’actualité. J’étais alors correspondante de la chaîne franco-allemande Arte. Il me fallait rendre compte de ce que vivaient les Kurdes dans le sud-est du pays, loin, si loin d’Istanbul. Violente et dure, l’actualité était alors le plus souvent tragique. L’avion du retour sur Istanbul tenait lieu de sas de décompression pour notre petite équipe franco-turque, caméraman, assistant et journaliste. Nous taisions alors ce dont nous avions été témoins, le regard accroché au hublot.
Quelques jours plus tard dans les dîners en ville stambou-liotes, des amis, des connaissances m’abordaient. Rarement pour m’interroger sur ce qui se passait vraiment là-bas. Ce n’était pas à une jyabanci, une étrangère, de leur raconter. Sans doute avaient-ils raison. Ce n’était pas à moi de leur dire ce qui se passait dans leur pays.
Pourtant, à l’époque, les journalistes turcs se faisaient rares à Diyarbakir, ou bien passaient en coup de vent, le temps de rencontrer le gouverneur ; en fait, de rapporter une version très officielle. S’ils ne le disaient, mes interlocuteurs le savaient. S*** par exemple, un universitaire très politique, l’un des débatteurs chéris des chaînes turques. Combien de fois l’ai-je entendu parler du « Sud-Est », des Kurdes, avant qu’il ne m’avoue, un soir, n’avoir jamais mis les pieds à Diyarbakir.
C’est dire l’importance à l’époque du livre de §eyhmus Diken. Il donnait enfin à voir cette ville mal connue à l’ouest du pays. Le voilà aujourd’hui traduit en français dans le respect de la profondeur, du rythme et des mouvements du texte. En effet, tel le Tigre au cœur de la ville de Diyarbaktr, le récit de Çeyhmus Diken creuse dans la chair de la cité. Certes, ce sont des larmes et du sang que charrient parfois certaines pages. Mais très vite, alors que le livre-fleuve fait un coude, la violence du courant le cède à un tourbillon d’anecdotes rieuses et enjouées, avant que le récit ne reprenne un cours plus tranquille et mélancolique.
Que le lecteur se rassure, Şeyhmus Diken possède l’élégance de la pudeur. Bien sûr, il est un homme politique engagé, en charge des affaires culturelles de la municipalité de Diyarbakir. Jamais, pourtant, il ne vous accusera d’ignorance, d’aveuglement ou d’indifférence à l’égard de ce que vit son peuple, loin, là-bas, dans cette région qui pourrait constituer un jour la frontière extrême-orientale de l’Union européenne. La culpabilisation n’est pas son genre. S’il vous entraîne ici, c’est dans sa ville, sur les traces du petit garçon qu’il a été, de l’homme qu’il est devenu. Dans ce livre, Çeyhmus Diken vous conduit dans les ruelles de Diyarbakir, comme il l’a fait avec moi un jour de décembre 2009. Alors que la cité grondait d’une nouvelle interdiction du parti kurde et de nombreuses arrestations, alors que les blindés avaient pris place aux carrefours face aux manifestants, c’est sa maison natale qu’il a voulu me montrer, c’est son ami syriaque qu’il m’a présenté et dont nous avons bu le vin, c’est l’église arménienne en cours de rénovation qu’il m’a fait visiter après que nous sommes allés revoir la mosquée d’Ulu [Ulu Cami]
Ce sont les murailles que nous avons longées, avec une pensée pour Albert Gabriel à qui est dédié ce livre. L’archéologue français avait mené bataille contre leur destruction, fomentée par deux tristes sires, préfets de leur état, à la fin des années 1920. Alors là, oui, quand il évoque ces « massacreurs de cité » dont Diyarbakir a tant souffert, et souffre toujours, là oui, §eyhmus Diken contient difficilement sa colère. Et je le rejoins quand il réclame au plus vite l’instauration d’une cour internationale pour juger des crimes perpétrés par ces urbanistes éradicateurs, ces fous du béton, ces assassins de l’histoire, tous ces prédateurs qui « ont pris la ville en otage » à Diyarbakir et ailleurs, trop souvent, trop nombreux. Qu’on les juge et qu’on les condamne !
Car ce livre est aussi le livre d’une réalité à jamais disparue ; et pourtant toujours vivante dans la mémoire de Çeyhmus Diken. Une mémoire très peuplée. Voici Orner, le propriétaire du four à pain et puis Tahir Agha, le célèbre jockey des champs de course de Diyarbakir, ou Fikri, le machiniste du cinéma en plein air, et tant d’autres encore. Vous sourirez et rirez aussi. Du sens des affaires de ce cheik qui réussit à persuader ses ouailles qu’il est capable de se faire entendre du soleil, ou bien encore de l’ultime hymne à la vie et à la virilité d’un condamné à la potence.
Bien avant que ce ne soit la mode en Turquie, Çeyhmus Diken raconte les chrétiens de Diyarbarkir, aujourd’hui presque tous disparus. Ainsi du fils des Agacan, cet Arménien qui, réfugié sur le toit d’une église pendant la déportation, préfère encore se tirer une balle dans la tête plutôt que d’en descendre et se convertir. Ainsi, également de l’ami syriaque, Cercis, celui qui prétend descendre de Noé.
Nombreux sont les Occidentaux qui pensent que l’intérêt soudain des Turcs pour leur passé chrétien n’est qu’une posture, pour se « faire bien voir » de l’Europe. C’est faire peu de cas de ceux qui, à l’intérieur de la Turquie, tentent aujourd’hui de juguler ce nationalisme ethnique et religieux qui n’en finit pas de renaître. Leur route est longue et malaisée. Le livre de Çeyhmus Diken en est l’un des jalons.
Ariane Bonzon Journaliste et productrice Diyarbakir-Paris, décembre 2009
Préface
Je commence par la fin : Çeyhmus Diken, c’est la voix de Diyarbakir. Une voix qui coule, amicalement, doucement. Une voix qui a du sens, qui apaise. Quand l’ai-je entendue pour la première fois ? Je ne me souviens pas avec précision. Mais c’étaient des années plus tôt, dans les pages d’un quotidien. Diken avait consacré un article aux problèmes économiques et sociaux de Diyarbakir et de sa région. Je ne me souviens plus du contenu exact de ce papier. Mais une chose est certaine : je perçois encore les sentiments que cette plume avait remués en moi. Comme un souffle, une brise fraîche. Ce souffle, je ne peux pas ne pas en parler. Voici comment je pourrais l’évoquer : vous marchez en plein désert et un soleil de plomb menace de vous étouffer. Tout ce qui vous entoure fond et brûle sous la souveraine ardeur de cette chaleur. Vous peinez à trouver votre souffle. Et soudain, le coup de vent que vous n’attendiez de nulle part, ce courant d’air que vous appeliez de tout votre être vous délivre comme une tendre caresse. Un baume, de l’espace, de l’air. Enfin, la paix. Voilà ce que la voix de Çeyhmus Diken, tout droit montée de Diyarbakir, a déposé en moi la première fois que je l’ai entendue.
Ce souffle chez Diken n’est pas peu lié à la terre d’où jaillit sa voix. Cette terre que l’on cherche à convertir en désert. Sur cette terre où depuis trop longtemps planent violence et oppression, les hommes en viennent à manquer d’air et de voix. Ces êtres ont du mal à s’exprimer. Ils peinent à trouver les mots d’un espoir qu’ils s’efforcent de maintenir en vie malgré ce qu’ils éprouvent de douleur, de chagrin, malgré tout. C’est que les hommes de cette terre, on cherche à les rendre aveugles, sourds et muets. Et depuis des milliers d’années, la ville qui la représente de par son port altier, qui, au monde entier offre le visage de cette contrée, cette ville, c’est Diyarbaktr.
Diyarbakir, ville éternelle, au mortier trempé de souffrance et de chagrin, mais ville à l’espoir toujours exalté, toujours maintenu. Diyarbakir, ville sainte. Diyarbakir, inextinguible flambeau offert à des centaines, des milliers de personnes qui, comme moi, dans leurs vies quotidiennes, rivalisent d’ingéniosité et d’efforts afin de maintenir la dignité qui leur est propre dans le malheur. Diyarbakir, ville profondément blessée dans ses chairs. Faulkner avait un jour déclaré à propos des Noirs américains : « Ces gens-là sont meilleurs que nous... Leur vertu, c’est leur force de résistance et d’endurance. »
Diyarbakir, ville qui depuis des temps immémoriaux a su résister aux assauts, aux catastrophes et aux innombrables calamités du temps, aux hommes. Diyarbakir, cœur vertueux. Diyarbakir, ville dont les souffrances, les pleurs et l’espoir n’ont pas encore été assez proclamés et entendus. Mais voilà, des voix s’élèvent ; l’espoir est encore là, debout. Les intellectuels, poètes et écrivains dont parle Çeyhmus tentent, dans un effort qu’il faut honorer, de propager cette voix étouffée de par le monde.
Cette pléiade de penseurs, d’écrivains et de poètes, fidèles et dévoués, dont je sais si j’en citais certains, que je blesserais les autres. Toutes ces voix qui me remplissent de joie, toutes ces voix qui se font celles de l’espoir. Et Şeyhmus Diken...
C’est une voix importante également, une voix à l’affût de ce qui advient, qui n’évoque rien sans faire aussi entendre le passé. Une voix calme et profonde, autre prouesse. En 1997 ont paru certains de ses essais sous le titre : Kürdilihicazkâr1 Metinler (Les textes kürdilîhicazkâr). Dans ce recueil, il s’évertue, par la littérature, l’histoire et la géographie, à rendre toute leur clarté aux voix perdues ici ou là, au fil des massacres, des catastrophes et des tragédies ; il s’attache à rendre leurs voix sensibles et affligées au Tigre et à l’Euphrate ; il rend son souffle à Çeyhmus, à tous les autres Çeyhmus. Et dans ces souffles et ces voix qu’il ranime, il est des traces, des échos de la Torah, des Évangiles et du Coran, des bardes kurdes comme des nombreuses cultures, religions et langues de la région. « Il est une ville », nous dit Diken, « une ville qui trône en une splendeur indicible, cernée de remparts millénaires. Les habitants les ont dressés afin de se protéger, de la défendre des assauts venus du dehors... ».
La voix de Diken, c’est une voix pleine, une voix chargée et forte de toutes celles auxquelles elle se prête. Une voix qui tente d’exalter la parole riche et digne d’une terre lourde de souffrances. Il y a quelques années, en décembre, alors que je revenais à Diyarbakir pour la première fois depuis plus de vingt ans, Diken m’offrit son livre : Kürdilîhicazkâr Metinler, et quelques vers en exergue sur les premières pages. L’un d’eux disait ceci : « Manier la plume pour Diyarbakir, voilà une tâche qui exige du courage... »
La voix de Çeyhmus Diken coule entre les pages de ce livre, la voix humaine d’un homme courageux.
Mehmet Uzun Écrivain
1. Kürdilîhicazkâr : littéralement, système de gammes (en turc, makarri) employées en musique classique turque. L’auteur n’utilise ici ce mot que pour son pouvoir d’évocation poétique et non dans son sens premier.
La Rançon du Diyarbakiriote
Şeyhmus, Promis et Désiré
J’ai dressé sept bougies, Sur le seuil de sept portes. Sept vies, je le jure. Quarante mots prononcés, Et j’en compris sept.
Metîn Kaygalak
L’été indien illumine un jour d’automne, une belle journée de novembre 1997. Avec des amis, nous nous retrouvons pour l’inauguration, après rénovation, de l’une des plus anciennes portes de Diyarbakir, la porte de Mardin1. Le poète Kemal Varol a trouvé les mots justes :
Mon émotion aurait pu être ce tremblement des mains du colporteur passant une fois par semaine au village. Là encore, j’ai troqué quelques œuf, une pelote de laine contre les portes de cette ville qui n’est pas encore nôtre.
La cérémonie s’achève. Juste après, nous prenons la route de Mardin et Midyat. Nous sommes un petit groupe. Parmi nous se trouvent Metin Sôzen, président de la Fondation pour la protection du patrimoine2, ainsi que l’écrivain Migirdiç Margosyan, mon voisin, « mon pays ». Me voici aux côtés de Margosyan, lancé sur la route de Mardin et, selon les moments, plongé dans de profondes conversations ou dans mes pensées. Au volant, c’est un autre Çeyhmus, un employé de la sous-préfecture de Midyat. Il prend parfois …
Şeyhmus Diken
Dîyarbakir
Turquoise
Éditions Turquoise Dîyarbakir La ville qui murmure en ses murs Traduit du turc par François Skvor Préface à l’édition française Ariane Bonzon Şeyhmus Diken
Titre original : Sirrını Surlarına Fısıldayan Şehir : Diyarbakır, İletişim Yayınları, İstanbul, 2002.
ISBN 978-2-9514448-4-3
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