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Prof Dans Une Zep Ordinaire


Auteur : Fawaz Husên
Éditeur : Le Serpent à Plumes Date & Lieu : 2006, Paris
Préface : Pages : 288
Traduction : ISBN : 2 268 05815 8
Langue : FrançaisFormat : 125x195 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Hus. Pro. N° 6591Thème : Littérature

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Fawaz Hussain

Le Serpent à Plumes

Un prêtre syriaque prédit un avenir brillant à un jeune élève kurde. Quelques années plus tard, muni d'une licence de lettres et de son passeport, et prêt à réaliser la prophétie, le jeune Kurde arrive à Paris pour poursuivre des études à la Sorbonne. Son diplôme en poche, il se retrouve contractuel en Seine-Saint-Denis dans une zone d'éducation prioritaire. Sans formation préalable, la nouvelle recrue est parachutée dans un des lycées ayant la réputation d'être le plus difficile des ZEP. C'est le début d'un long voyage au cœur de la banlieue et de ses réalités.
Fawaz Hussain raconte avec acuité, humour et poésie, sa descente dans l'enfer des zones d'éducation prioritaire et le désarroi galopant d'une génération livrée à elle-même.
Fawaz Hussain a déjà publié Le Fleuve (Motifs, 2006) et les Chroniques boréales (L'Harmattan, 2000).


Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
« L’Héautontimorouménos ».

Les Fleurs du mal, Baudelaire.

INTRODUCTION

Un jour, j’avais six ou sept ans, mon père est rentré du marché avec trois cartables de couleurs différentes. Puisque j’étais le plus jeune, il m’a permis de choisir le premier. Mes deux demi-frères habitaient dans notre village natal avec leur mère. Ils allaient désormais vivre avec nous en ville, à Amouda.

Mon père nous a demandé de le suivre. Juste après le pont qui unit les deux parties de la ville, il y avait la Sublime Porte, enfin, tous les bâtiments administratifs desquels dépendait notre destin. Nous sommes passés devant les deux gendarmeries et la prison. Nous sommes restés bouche bée devant l’imposant palais de la mairie et la somptueuse résidence du gouverneur de notre district. Le jardin qui entourait ces deux édifices nous semblait beau comme le paradis promis aux fidèles de notre foi musulmane. Comme tout enfant kurde, j’avais peur des gendarmes et des policiers, mais la présence de mon père me rassurait.

Il savait où il allait. Il s’est arrêté devant une porte et il a frappé. Un monsieur aux cheveux noirs, à la barbe noire, aux habits noirs, aux chaussures noires nous a reçus les bras grands ouverts. Il portait une grande croix en or sur la poitrine. Il nous a regardés de ses yeux noirs comme deux grosses olives noires et il a sorti de sa poche trois bonbons qu’il nous a donnés. Mon père et lui ont parlé une autre langue que celle que nous parlions chez nous, dans notre quartier. C’était l’arabe, la langue des gendarmes et des docteurs qui venaient des grandes villes et même de la capitale pour soigner les malades. Elle était aussi celle de certains chrétiens quand ils ne parlaient pas l’arménien ou le syriaque.

Mon père nous a dit, en kurde, que père Kato allait s’occuper de nous, qu’il nous apprendrait une infinité de choses utiles pour la vie. Il nous a demandé de l’appeler Abouna, c’est-à-dire notre père et de lui obéir. Père Kato a posé sa main sur ma tête, c’était normal, j’étais le plus jeune. Il m’a montré un énorme édifice surmonté d’une croix comme celle qu’il avait sur la poitrine. C’était son église. Et c’était ma première journée dans une école.

L’idée de nous envoyer dans une école chrétienne et privée venait de ma mère. A Amouda, les chrétiens avaient une très bonne réputation. Ils possédaient des boutiques d’alimentation, des cordonneries, des bijouteries, des débits de tabac et de boissons. Bref, nous n’étions que des paysans analphabètes, nous ne possédions que notre ignorance. Nous avions beaucoup à apprendre d’eux.

Quand mon père s’est dirigé vers la sortie, je l’ai suivi. Déjà, mon quartier me manquait. Mais père Kato a glissé un autre bonbon dans ma main. Il m’a montré la tour de l’église et il m’a demandé de tirer sur une corde. Les cloches se sont mises à sonner. C’était une expérience unique en son genre. Quand je me suis retourné, mon père n’était plus là. Mes deux frères jouaient déjà dans la cour de récréation avec d’autres enfants, garçons et filles. Ce jour-là, je ne pouvais pas imaginer que le rôle de père Kato allait être si important, si décisif dans ma vie et dans le choix de mes études.

L’enseignement était bilingue, avec beaucoup d’arabe et très peu de français. Personne dans la maison ne pouvait m’aider à faire mes devoirs. Personne ne savait ni lire, ni écrire. Je me souviens comme c’était difficile de remplacer des mots kurdes par d’autres, arabes ou français. À l’école, je ne pouvais pas appeler un chat un chat. Quand j’ai su compter jusqu’à dix en français, père Kato était aux anges. Il était sûr que j’irais loin dans mes études. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf et dix. Mes performances relevaient de l’exploit. Père Kato n’en croyait pas ses yeux ni ses oreilles. Pour lui, c’était certain : la Mésopotamie venait d’enfanter un génie.

Le mot « vacances » nous était inconnu et étrange. Au village, les enfants allaient travailler dans les champs.

En ville, il y avait l’école coranique. C’était important car si les Arabes et les chrétiens détenaient le pouvoir politique et économique, le Coran se réservait la clé du paradis pour tout le monde, surtout pour nous. Notre maître mollah Ahmad nous aimait autant que ses sept enfants, probablement plus. À deux ou trois reprises, il m’a fendu le crâne avec son sabot. À deux ou trois reprises, il est venu me chercher à la maison. Il me serrait tendrement dans ses bras, m’expliquait qu’il m’aimait bien et... qui aime bien châtie bien. Il voulait qu’on suive le plus vite possible son exemple et qu’on connaisse tout le Coran par cœur, tous les versets, toutes les sourates, les plus longues comme les très courtes. Il était impensable de remettre en question sa méthode d’enseigner la parole sacrée d’Allah, le Tout-Puissant. C’était la méthode universelle, celle de tous les maîtres au Kurdistan.

Personne dans ma ville ne pouvait imaginer le kurde comme une langue « sérieuse ». À l’école, on pouvait apprendre l’arabe, le français, l’arménien, le syriaque et même le martien s’il existait, mais le kurde, on le savait ou on ne le savait pas. C’était une langue « domestique », une langue qui nous permettait de communiquer entre nous, de nous bagarrer, de nous réconcilier.

Mais dans les veillées d’hiver, cette « spécialité de la maison » trônait en souverain absolu, elle prenait une dimension fabuleuse. Elle pouvait comme le serpent du prophète Moïse dans le Coran avaler tous les autres serpents, elle pouvait, comme le dit un adage de chez nous, « mettre toutes les autres langues dans la plus petite de ses poches ». Quand l’homme que j’appelais « Oncle Shekhmous », enfin le barde de la famille, prenait place autour du poêle et qu’il racontait des légendes, interminables, il nous transportait dans les sphères les plus élevées, il nous promenait dans les contrées les plus fabuleuses créées par Allah, le Tout-Puissant. Les images qui déferlaient de sa bouche nous envoûtaient. Elles n’avaient rien à envier à celles de toutes les langues de la planète qu’on pouvait apprendre à l’école. Malgré tout cela, à Amouda, ma langue maternelle, celle de mes sœurs, de mes frères, était condamnée à se faire toute petite devant les autres.

Père Kato nous apprenait les fables de La Fontaine, les contes de Perrault, le nom des plantes et des arbres et une multitude de chansons et de comptines. Quand nous avons été obligés de quitter l’école privée pour l’école publique et laïque, il a voulu me voir, pour la dernière fois. Il m’a bien regardé dans les yeux car l’heure était grave. Il ne m’a pas donné de bonbons, cela ne relevait plus de mon âge. Il m’a révélé une prophétie et, ainsi, il m’a chargé d’une mission. Moi, le petit Kurde comme il avait l’habitude de m’appeler, je devais aller plus loin dans mon amour pour le français et devenir un grand professeur en France. Selon lui, il me fallait quitter la petite école primaire pour la Sorbonne, laisser Amouda pour Paris, la ville de toutes les lumières. Père Kato était persuadé que la langue…


Fawaz Hussain

Prof Dans Une Zep Ordinaire

Le Serpent à Plumes

Le Serpent à Plumes
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Fawaz Hussain

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
© Éditions du Rocher / Le Serpent à Plumes, 2006.

ISBN 2 268 05815 8

Sagim-Canale
Achevé d’imprimer en février 2006
sur rotative Variquik
à Courtry (77181)

Imprimé en France
Dépôt légal : février 2006
N° d'impression : 9185

L’imprimerie Sagim-Canale est titulaire de la marque
Imprim’vert® 2005

Couverture : Atelier Didier Thimonier — Photo © Baikir / Sipa


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