Résumé
La poésie kurde s’est longtemps développée dans le sillage de la tradition persane. Mais le début du XXe siècle qui marque l’avènement de la modernité littéraire dans les deux langues voit la poésie kurde s’émanciper de l’hégémonie persane. Cette prise de distance se manifeste notamment dans l’indifférence qu’Abdollah Goran, figure emblématique de la modernité poétique kurde, semble témoigner à l’égard de son homologue iranien, Nimâ Yushij, en dépit de sa connaissance notoire de la poésie persane classique et contemporaine.
Une analyse comparée des procédés formels de ces deux poètes, de leur usage respectif de la prosodie et des structures linguistiques, comme de leur imagerie privilégiée, nous éclaire sur les causes de ce divorce. Il résulte de la divergence de vue que revendiquent les deux poètes dans leur conception
même de la modernité poétique et des réformes qu’elle implique.
Nimâ s’engage dans une refonte esthétique et technique intégrale de la poésie persane classique, parvenue selon lui à un stade de figement proche de l’académisme. Pour y remédier, il rompt avec l’homogénéité du mètre et la monotonie d’une rime autrefois invariable, introduisant une liberté relative dans la structure, qui doit désormais refléter toutes les nuances de sens du poème.
Parti d’un projet similaire, Goran interroge davantage les formes de poésies non conventionnelles, et trouve bientôt une solution dans l’emploi d’une prosodie inspirée de la poésie orale. Le renouvellement des techniques poétiques qu’il envisage ainsi vise principalement la réappropriation par le poète d’une identité kurde longtemps ignorée par l’écrit.
Aussi, si Nimâ encourage le poète à créer un langage nouveau et à façonner des images riches en polysémie, le travail de Goran témoigne à l’inverse de la volonté de se rendre accessible au plus grand nombre. « Kurdification » du lexique et transparence de l’imagerie sont les deux mots d’ordre de
son esthétique.
Les innovations formelles de la poésie de Goran témoignent ainsi d’un souci idéologique et identitaire absent de la démarche de Nimâ. La poésie kurde moderne aurait-elle conquis son indépendance vis-à-vis du modèle persan sur la base d’une conscience nationale assumée ? L’étude conjointe des deux principaux initiateurs de la modernité poétique kurde et persane soulève du moins la question.