Introduction
Contrairement à la plupart des récits de voyageurs, qui ont eu des fortunes diverses depuis leur parution jusqu'à nos jours, les Voyages du chevalier Chardin jouissent depuis leur première édition complète en 1711 d'une réputation égale, répertoriés parmi les classiques du genre et abondamment utilisés, aussi bien par les écrivains du XVIIIe siècle, notamment Montesquieu et Rousseau, que par les historiens de la Perse jusqu'aux plus récents travaux parus. Si pourtant aucune édition importante n'a suivi celle de 1811, c'est en raison d'une part de la longueur du texte — 10 volumes in-8° dans l'édition de 1811 — et d'autre part de la désaffection générale subie par les récits de voyage avec l'avènement des sciences sociales au siècle.
On ne pouvait évidemment pas tenter une édition intégrale de l'œuvre de Chardin dans cette collection. Par ailleurs un choix de textes tenant en un ou deux volumes mais qui dépouillerait de son sens le travail encyclopédique tenté par Chardin eût été dérisoire. Restait alors la solution d'une publication par étapes. La première partie, celle qui paraît aujourd'hui, comprend le début de sa relation. Celle-ci fut éditée d'ailleurs séparément en un volume in-folio en 1686 sous le titre Voyage de Paris à Ispahan, que nous avons conservé. Le texte suivi ici est toutefois celui de l'édition de 1811, la plus complète, présentée par L. Langlès. Ont été retranchées de ce texte d'une part deux longues interpolations : la relation du père Zampi sur la religion des Mingréliens, texte qui ne figurait pas dans l'édition de 1686 et qui fut également publié séparément, et le rapport de François Caron, directeur de la Compagnie des Indes orientales, sur les possibilités du commerce en Chine et au Japon ; de l'autre, quelques références historico-archéologiques sur la toponymie antique des lieux visités, péché mignon de tous les voyageurs du XVIIe siècle.
Ce choix reporte évidemment à une date ultérieure la publication de la partie centrale de l'ouvrage, celle qui contient la description de la société persane et qui constitue encore aujourd'hui un document irremplaçable, puisque ni les observateurs occidentaux ni les auteurs iraniens ne nous fournissent de travaux comparables. On a voulu toutefois conserver l'ordre général de l'ouvrage.
Si l'histoire définitive de l'Empire safévide reste toujours à faire, les lignes générales, surtout en ce qui concerne les rapports avec l'Occident, ont été déjà suffisamment explorées. Ainsi, pour situer le cadre historique de l'ouvrage, on ne fera ici que résumer rapidement des études dont les références sont données dans la bibliographie générale à la fin du deuxième volume.
L'intérêt de l'Europe pour l'Iran, depuis que ce pays commence à réémerger comme une entité territoriale à partir du XVe siècle, est économique et politique, avec les interférences inévitables que ces termes impliquent. L'intérêt politique est motivé par la présence d'un ennemi commun : le Turc. Aussi bien l'Europe méditerranéenne et l'Europe centrale que l'Iran se trouvent directement menacés par l'expansion de l'Empire ottoman. C'est alors dans l'optique d'un front commun que des contacts sont tentés, presque toujours à l'initiative des Occidentaux.
La menace turque pour l'Europe se précise quand, après la prise de Constantinople en 1453, Mehmet II, le souverain ottoman, entreprend une longue campagne pour chasser les deux grandes puissances maritimes de l'époque, Gênes et Venise, des mers orientales. Ceci entraîne la première guerre turco-vénitienne de 1463-1479, pendant laquelle la suprématie ottomane sur terre rend nécessaire pour Venise l'ouverture d'un second front. C'est ainsi que deux ambassadeurs extraordinaires, Giosafat Barbaro et Ambrogio Contarini, arrivent en 1473 en Perse pour inciter Uzun Hasan (Hassan le Long), chef de la tribu turkmène des Moutons Blancs et maître de l'Iran, à s'engager contre les Turcs. Ce sera un mauvais conseil puisque l'année suivante Uzun Hasan sera vaincu dans une bataille mémorable et que le pouvoir des Moutons Blancs entrera dans un déclin irréversible. Cela n'empêchera pas une activité soutenue des agents vénitiens en Iran vers la fin du xve siècle, poussés par la nécessité de la découverte de nouveaux itinéraires contournant l'obstacle ottoman pour le grand commerce oriental de la soie et des épices.
Tandis que le choc reçu par les Moutons Blancs sur le champ de bataille amène la dislocation progressive de la dernière grande puissance tribale de la région et l'avènement de l'Etat safévide, les Portugais sont en train de découvrir un nouveau chemin pour les Indes. Après les premiers contacts avec le continent indien, ils tournent leurs regards vers le golfe Persique, et Albuquerque occupe en 1515 l'île d'Ormuz où un petit royaume contrôlait depuis des siècles le détroit du même nom. A l'époque Chah Ismail, le fondateur de l'Etat safévide, est loin d'avoir établi son autorité sur l'ensemble du territoire iranien et il vient lui aussi de subir un grand revers dans sa lutte avec les Turcs. En outre l'Empire safévide ne disposera jamais d'une flotte capable de maintenir l'ordre dans le golfe Persique. Toutefois Albuquerque ménage Chah Ismail en lui envoyant une ambassade et en consacrant ainsi le fait accompli de la prise d'Ormuz. Les rapports irano-portugais continueront tout au long du xvıe siècle sous le signe de la menace ottomane. Ainsi, après la prise d'Aden par les Turcs en 1538 et le siège de Diu par la flotte ottomane, les Portugais approvisionnent Chah Tahmasp en canons et armes à feu.
La troisième puissance européenne à s'intéresser à la Perse fut l'Angleterre, même si les contacts s'établirent par un chemin inattendu. Devant la suprématie espagnole et portugaise dans les mers du Sud pendant la première moitié du XVIe siècle, les Anglais tentèrent la découverte d'un passage vers la Chine par les mers du Nord. Ce qui les mena tout naturellement à Arkhangelsk et de là aux territoires du grand-duc de Moscovie. Des accords passés alors avec Ivan le Terrible leur ouvrirent le chemin de la Volga et de la mer Caspienne. Ainsi en 1562 Anthony Jenkinson, muni de lettres d'Elisabeth Ire à Chah Tahmasp, arriva à Qazvin. Le résultat de cette démarche fut l'établissement d'une colonie de marchands anglais dans le Shirvan, l'actuel Azerbaïdjan soviétique, jusqu'à la conquête de cette région par les Ottomans à partir de 1578.
Le chemin ouvert par les Anglais fut suivi par les Russes et en 1567 un premier envoyé d'Ivan le Terrible rencontra Chah Tahmasp. Les deux puissances furent bientôt voisines sur les rives de la Caspienne mais elles entretinrent des rapports pacifiques tout au long du règne des Safévides et ce n'est qu'après la chute de ceux-ci en 1722, et durant le règne de Pierre le Grand, que l'empire russe entreprit son expansion vers le sud aux dépens des possessions iraniennes.
L'avènement de Chah Abbas le Grand en 1587 et les premiers revers qu'il inflige aux Ottomans au début du siècle suivant ravivent l'espoir des Occidentaux. L'empereur Rodolphe II envoie en 1602 une ambassade en vue d'une alliance ; entreprise malheureuse dans laquelle tout le monde périra avant d'atteindre le but, sauf une seule personne, Georges Tectander, qui rencontrera Chah Abbas et retournera en son pays pour écrire ses Mémoires. De même, Philippe II, à l'époque roi d'Espagne et du Portugal — les deux trônes ayant été réunis entre 1580 et 1640 —, reprend contact avec la Perse. C'est de cette époque que date la première installation d'une mission catholique à Ispahan, fondée par les augustins qui arrivent en 1602. Les rapports entre la puissance ibérique et les Persans ne seront pas toutefois sans nuages et la fin du règne de Chah Abbas verra le premier conflit ainsi que la première alliance entre l'Iran et une puissance européenne quand les Safévides s'entendront en 1622 avec les Anglais pour chasser les Portugais d'Ormuz. Cet événement marque le déclin de la puissance portugaise dans l'océan Indien et la réussite des Anglais ainsi que des Hollandais. Les premiers avaient déjà ouvert en 1515 un comptoir au port de Gomron, rebaptisé Bender Abbas ; les Hollandais suivront en 1620.
Au début du XVIIe siècle, on assiste à un regain d'intérêt pour la Perse, qui recouvre plusieurs phénomènes, souvent contradictoires. En cette époque le territoire iranien n'est plus un lieu de passage privilégié du grand commerce d'Orient mais un sous-produit, une annexe de l'aire d'influence de l'océan Indien, allant de Madagascar aux Moluques et âprement disputée entre Portugais, Hollandais et Anglais, en attendant les Français. Dans ce grand jeu la Perse est loin d'être une pièce maîtresse ; elle fournit tout au plus certains compléments aux produits exotiques portés vers l'Europe, comme la soie, la laine et quelques substances colorantes ou pharmaceutiques, avant de devenir un marché pour les diverses compagnies des Indes orientales. Marché des produits de l'Extrême-Orient et de l'Inde transportés sur les navires des compagnies dans un premier temps, marché des produits manufacturés de l'Europe par la suite.
C'est dans cette situation géopolitique que s'insère la vision politique de Chah Abbas. L'Empire safévide, asphyxié par le rideau de fer ottoman qui court de la Crimée à la mer Rouge, à l'ouest, et par la suprématie européenne sur les mers chaudes, était condamné à survivre comme une puissance tribale-féodale vouée à terme à l'éclatement et à la disparition. D'où la nécessité d'investir les biens accumulés dans le trésor impérial, d'écouler les surplus vers les marchés extérieurs et d'acquérir ainsi des capitaux tout en renforçant le pouvoir central. Pour arriver à ses fins Chah Abbas poursuit plusieurs objectifs à la fois. Il essaie de donner à ses possessions l'aspect d'un Etat ordonné et policé, où la sécurité règne sur des routes bien tracées et parsemées de caravansérails spacieux et accueillants. Les étrangers reçoivent toujours de la part des agents du gouvernement un accueil bienveillant qui contraste singulièrement avec la suspicion et le dédain ottomans. Le caractère plus affable et surtout le goût pour le vin des dignitaires persans contribuent aussi pour beaucoup à l'acclimatation des Européens en terre iranienne. Les ambassadeurs, et même toute personne qui s'arroge cette qualité en portant quelque lettre des autorités de son pays, sont entièrement défrayés pendant leur voyage sur le territoire iranien et leur séjour à Ispahan. Enfin le souverain accorde assez facilement dispenses et privilèges commerciaux aux négociants et agents des compagnies qui en font la demande. En contrepartie, les chahs ont souvent essayé d'envoyer des ambassadeurs aux puissances européennes, mais ceux-ci se trouvèrent chaque fois impliqués dans des aventures tragi-comiques sur cette terre de perdition qu'était l'Occident pour tout bon musulman, et firent lamentablement échouer toute tentative de représentation digne de l'Empire persan dans les cours européennes. C'est pourquoi Chah Abbas et ses successeurs, découragés par le manque de qualités diplomatiques et de génie commercial de leurs sujets musulmans, firent appel à la communauté arménienne en incitant les membres les plus entreprenants de cette nation à devenir les courtiers et les messagers privilégiés de l'empire.
Les efforts de Chah Abbas et de ses successeurs renforcèrent les relations entre l'Iran et l'Europe en formant aux yeux de celle-ci une image assez positive du Persan, à l'opposé de celle du Turc. Même si aucun pays européen n'entretint au cours du xvııe siècle de représentant permanent à la cour d'Ispahan, ce titre étant souvent porté officieusement par les chefs des missions religieuses, les visites des envoyés d'États et de compagnies se multiplièrent. Des tentatives des villes de l'Allemagne du Nord pour commercer avec la Perse se matérialisèrent avec l'envoi par le duc de Holstein en 1637-1638 d'une mission dont un des secrétaires, Adam Olearius, nous a laissé un récit fort intéressant. A ce concert des nations européennes il ne manquait qu'une seule puissance, la France.
L'intérêt de la France pour un empire colonial se manifestera tardivement par rapport aux autres pays européens à façade méditerranéenne ou atlantique. Il apparaîtra sous Richelieu et se développera sous Colbert. Richelieu avait déjà voulu envoyer une ambassade en Perse en 1630, mais l'entreprise échoua. Son conseiller, le père Joseph, fut plus heureux, et dans le cadre de ses tentatives pour le développement des missions religieuses trois pères capucins, Gabriel de Paris, Juste de Beauvais et Pacifique de Provins, arrivèrent en 1628 à Ispahan et se rendirent par la suite à Qazvin où se trouvait la Cour pour obtenir l'autorisation d'ouvrir une mission à Ispahan. Ils étaient sans doute parmi les premiers Français à s'installer en Perse et la petite relation écrite par le père Pacifique et publiée à Paris en 1631 est assurément le premier récit de voyage français sur la Perse safévide.
Le même père Joseph fut peut-être à l'origine de la vocation d'un jeune protestant, fils de marchand de cartes géographiques, Jean-Baptiste Tavernier, qui entreprendra en 1632 son premier voyage en Perse, suivi de cinq autres qui feront de lui un des plus célèbres voyageurs du Xe siècle en Orient.
En 1644 arrive, à Ispahan, à la mission des capucins, un personnage hors du commun, le père Raphaël du Mans ; il résidera dans cette ville jusqu'à sa mort en 1696 et deviendra par son expérience des choses du pays et sa connaissance des langues l'informateur principal de la plupart des voyageurs en Perse pendant cette période, et l'éminence grise de toute mission française envoyée à la cour d'Ispahan. Peu après l'arrivée du père Raphaël, un autre capucin, le père Gabriel de Chinon, installera une mission à Tabriz. Les Jésuites, quant à eux, arriveront à Ispahan au début des années 1660.
Ainsi, progressivement, un véritable intérêt pour la Perse se manifestera en France. Il culminera avec l'avènement de Colbert et la création de la Compagnie française des Indes orientales, c'est-à-dire dans les années 1660. Colbert commande alors au père Raphaël son rapport qui porte le titre : L'Etat de la Perse en 1660 et ne sera publié qu'en 1890. Le père capucin y décrit d'une façon très personnelle, mais assez perspicace, les moeurs qui règnent, sinon en Perse, au moins à Ispahan. Un autre rapport écrit vers la même époque par Gabriel de Chinon, mort en 1668, sera édité à Lyon en 1671. Et les relations de voyages les plus importantes de cette période, celles de Pietro della Valle, Adam Olearius et Garcias da Silva Figueroa, sont traduites et publiées quasi simultanément, respectivement en 1663-1664, 1666 et 1668. A cette dernière date est également publié le récit d'un voyageur français, Poullet, qui a fait le voyage de la Perse en 1658-1660. Ainsi une masse d'informations concernant un pays auparavant inconnu devient soudain disponible.
La fortune, étalée au grand jour, d'un Tavernier parti sans le sou et devenu marchand privilégié et compagnon de beuverie du chah d'Iran, montre également le chemin. Certains, il est vrai, n'avaient pas attendu pour partir que la Perse devînt à la mode et un petit groupe de Lyonnais, horlogers, arquebusiers, orfèvres, se trouvait déjà en 1648 à Ispahan ; parmi eux Isaac Boutet de l'Estoile dont le fils Louis deviendra le premier représentant de la Compagnie française des Indes orientales. C'est précisément la création de cette compagnie qui déclenche une nouvelle vague de voyages : vers la fin de l'année 1663 et quelques mois avant la fondation de la compagnie, Tavernier, qui a déjà derrière lui cinq voyages et plus de trente ans de pérégrinations, part pour son sixième et dernier voyage, et Thévenot qui avait déjà publié un volume de voyages en Turquie et en Egypte entreprend son deuxième voyage. C'est à ce moment qu'un joaillier de Paris, protestant comme Tavernier, Daniel Chardin, finance une opération en envoyant son fils Jean, âgé alors de vingt-deux ans, en compagnie d'un autre marchand appelé Raisin, vendre des joyaux à la cour persane.
Comme pour la plupart des voyageurs de cette époque on ne connaît de Jean Chardin que ce qu'il veut bien nous raconter de lui-même, plus quelques bribes glanées dans les textes des voyageurs contemporains et dans les archives.
Ses biographes ont trouvé en compulsant l'état civil que son grand-père s'appelait Daniel Chardin et qu'il était marchand à Sainte-Marie-aux-Mines. Son père, qui s'appelait aussi Daniel, se maria au temple de Charenton en mai 1634 avec Jeanne Guiselin, fille d'un marchand de Rouen. C'est également à Charenton que la naissance de Jean fut enregistrée le 26 novembre 1643. Par la suite il faut se référer à ses préfaces aux éditions de 1686 et 1711 pour apprendre qu'il partit en 1664 de Paris pour son premier voyage pour la Perse « par voie de terre » et qu'il y arriva en 1666. On ne connaît ni son itinéraire ni les raisons d'une aussi longue durée. Toutefois, aussi bien Thévenot que Tavernier avaient mis cette fois-ci environ un an pour faire le même voyage en suivant des routes différentes. Le premier passa par l'Egypte, la Syrie, le nord de la Mésopotamie et Bagdad ; le deuxième débarqua à Smyrne et suivit la route caravanière par Tokat, Erzeroum, Erivan et Tabriz. On peut supposer que Chardin et Raisin quittèrent Paris vers la fin de l'année 1664 pour arriver au début de l'année 1666 à Qazvin où se trouvait alors la Cour. Ils y rencontrèrent deux envoyés français, Nicolas Claude de Lalain, représentant le roi, et le sieur Mariage, de la Compagnie française des Indes orientales. Tous deux faisaient partie d'un groupe de cinq ambassadeurs envoyés à la fin de l'année 1664 au chah d'Iran et à l'empereur des Indes pour obtenir des privilèges au nom de la Compagnie. Les autres étaient le sieur La Boullaye le Gouz, représentant le roi, et les sieurs Dupont et Beber pour la Compagnie. L'ambassade arriva le 13 juillet 1665 à Ispahan où elle dut attendre le retour de la Cour du Mazenderan. Reçue par Chah Abbas le 12 septembre, elle obtint un décret exemptant les marchandises de la Compagnie des droits de douane perçus à Bender Abbas. Par la suite, La Boullaye, Beber et Dupont partiront pour les Indes, Dupont mourra en route à Chiraz et les autres obtiendront également un décret d'Aurangzeb, l'empereur indien, daté du 11 août 1666 et autorisant la Compagnie à s'établir à Surate. Quant à Lalain et Mariage, ils suivront la Cour vers le nord de la Perse afin d'essayer d'obtenir des sauf-conduits pour les agents de la Compagnie. Là, leur rencontre avec Chardin et Raisin leur permettra d'emprunter de l'argent aux deux négociants pour faire des cadeaux à la Cour et obtenir les sauf-conduits ainsi que le monopole du vin de Chiraz pour les besoins de la Compagnie.
Des lettres écrites par le père Raphaël à Baron, consul à Alep, nous apprennent que Chardin et Raisin arrivent à Ispahan le lei juin 1666 après avoir vendu au chah des bijoux pour 3 mille tomans, ce qui fait environ 135 000 livres tournois ou 13 500 louis d'or, et avoir obtenu des lettres royales les exemptant des péages. Puis ils partent au mois d'octobre avec Lalain, Mariage et Louis de l'Estoile pour Bender Abbas. Ils manquent probablement l'époque du passage vers l'Inde, qui se situe dans les derniers mois de l'année, puisqu'ils passent l'hiver là et rencontrent en avril 1667 Thévenot et Tavernier de retour des Indes. Les trois voyageurs assistent début mai à la mort de Lalain près de Bender Abbas et remontent vers Chiraz, où ils visitent les ruines de Persépolis, vraisemblablement pour éviter les chaleurs mortelles du littoral en attendant la saison propice pour la traversée qui doit amener Chardin et Raisin à Surate. Cette traversée s'effectuerait en novembre 1667 avec une arrivée à Surate au début de l'année suivante. L'année 1668 sera presque entièrement consacrée à l'Inde mais Chardin est peu prolixe sur ses pérégrinations indiennes. Il dit toutefois être revenu et être resté en Perse pendant six mois en 1669. On ne connaît pas non plus son itinéraire de retour mais il a dû emprunter le chemin le plus court puisqu'il est à Paris au printemps de l'année 1670.
C'est durant ce séjour, sur le chemin du retour, que Chardin recueillera les informations, ou plutôt le manuscrit qu'il traduira et publiera à Paris en 1671 sous le titre : Le Couronnement de Soleïmaan, troisième roi de Perse et ce qui s'est passé de plus mémorable dans les deux premières années de son règne. Süleyman étant monté sur le trône en octobre 1666, les événements relatés dans cet ouvrage vont jusqu'à la fin de l'année 1668.
La réussite commerciale du premier voyage et la répression qui commençait à s'abattre sur les protestants, jointes au démon du voyage qui devait déjà le posséder, décident Chardin à repartir pour de bon après quinze mois de séjour en France. Cette fois-ci l'opération fut sans doute montée avec plus de soin. Son père, Daniel Chardin, mentionné dans les registres de la Compagnie parmi les actionnaires depuis 1666 et jusqu'en 1675, s'adjoint Mme Lescot, « négociante fameuse » mais aussi amateur d'art, veuve de François Lescot, secrétaire de Mazarin. Son nom figure également parmi les « marchands bonnetiers » de la liste des actionnaires de la Compagnie. Raisin, précédemment associé, est encore du voyage et une grande somme d'orfèvrerie d'une valeur sans doute supérieure à 200 000 livres tournois est réunie. Chardin part de Paris le 17 août 1671, Raisin l'ayant précédé en Italie. Les deux associés se retrouvent à Livourne d'où ils s'embarquent pour Smyrne le 10 novembre.
Ainsi commence un long périple qui durera près de deux ans et qui constitue l'objet de cette première partie de l'œuvre. Trois entités différentes seront traversées et diversement dépeintes pendant ce voyage : l'Empire ottoman, la Géorgie et la Perse.
Chardin, qui centre volontairement l'ensemble de son ouvrage sur la Perse, ne prétend pas donner une vue d'ensemble de l'Empire ottoman. Ainsi on ne retrouve pas chez lui les banalités mille fois répétées du schéma classique des voyages en Turquie : description de Constantinople, description du palais et des institutions politiques de l'Empire, présentation de la religion musulmane et des religions des minorités grecque et arménienne. Rien de tout cela ne se trouve dans le texte. En revanche, profitant de sa présence à la cour ottomane à Edirne pendant les négociations franco-ottomanes pour le renouvellement des capitulations — les privilèges accordés par les Turcs aux Occidentaux —, il trace un aperçu des rapports de l'Empire ottoman avec l'Europe chrétienne en cette seconde moitié du XIIe siècle.
La visite de Chardin dans cette région correspond à la fin d'une longue et sanglante guerre menée par les Turcs contre les Vénitiens pour la conquête de la Crète et qui avait duré un quart de siècle, de 1645 à 1669. Cette guerre, gagnée par les Turcs contre une puissance méditerranéenne déjà à son déclin, montrait en même temps les limites de la puissance ottomane dont la terrible efficacité, fondée sur des méthodes nouvelles pour le XVIe siècle, s'essoufflait devant les progrès techniques de l'Europe du XVIIe. Le long siège de Candie, qui coûta plusieurs centaines de milliers de victimes aux Turcs, avait fait la preuve que les progrès dans l'art des fortifications et dans l'artillerie pouvaient stopper l'avance ottomane. Ainsi la difficile victoire de 1669 annonçait la défaite de 1683 devant les murs de Vienne. Toutefois en cette année 1669 l'Empire ottoman, toujours en expansion, était une immense puissance territoriale aussi crainte que convoitée. Et la France, traditionnellement alliée des Turcs contre l'Empire germanique, mais qui avait cédé au réflexe de la solidarité chrétienne en envoyant un corps expéditionnaire en Crète, s'empressait de renouveler les relations en envoyant à la Sublime Porte un nouvel ambassadeur, le marquis de Nointel.
En réalité le contentieux franco-turc était beaucoup plus complexe, mais Chardin donne un aperçu aussi juste que complet et il n'y aurait rien à ajouter ici pour les grandes lignes. D'ailleurs Hammer, dans son oeuvre classique de l'Histoire de l'Empire ottoman, utilise abondamment Chardin ainsi que les autres voyageurs, d'Arvieux et Galland, pour relater cette période. Toutefois, à notre avis, le mérite de Chardin consiste plus dans l'interprétation des faits que dans leur simple exposition. Quand, non seulement dans les textes des voyageurs, mais aussi dans les rapports plus ou moins officiels, tel ou tel événement est représenté comme le caprice d'un sultan infatué, d'un eunuque aigri, d'un vizir cupide ou d'un mufti fanatique, Chardin arrive à dégager, au-delà de tous ces facteurs qui n'étaient sans doute pas absents, une vraie politique impériale, celle d'un empire étalé sur trois continents et aux prises avec des problèmes internes et externes d'une extrême complexité. Il est vraiment étonnant qu'un négociant relativement jeune et de passage à Constantinople parvienne à une conception des choses qui va souvent à l'encontre des idées reçues de son époque. Chardin a pu sans doute dégager ces impressions en discutant longuement avec de vieux routiers de la politique ottomane comme d'Arvieux ou le balle, l'ambassadeur de Venise, mais cela ne fait qu'ajouter à son mérite.
Pour la Géorgie le problème se pose différemment. Ici il s'agit d'un pays nouveau pour l'Occident. Aucune ambassade, celles envoyées par les Russes mises à part, ne s'y rendra avant le XVIIIe siècle. Il n'est, par ailleurs, traversé que par très peu de voyageurs ayant laissé des témoignages. Les seules sources d'information consistent en celles de la mission théatine fondée en 1630 en Mingrélie et des capucins installés à Tiflis et à Gori depuis 1640. Les informations fournies par ces religieux composent également, sans doute, la seule source de Chardin qui n'avait aucune connaissance de la langue du pays et probablement aucune notion préalable de son histoire et de ses structures. Le récit géorgien de notre auteur comporte ainsi deux aspects : la relation de son séjour mouvementé et de ses propres aventures, et des aperçus de l'histoire récente ; ces deux aspects se complètent pour donner une image colorée de ce pays à la fois doux et sauvage qui essaie de préserver avec succès son identité, coincé entre deux puissants voisins, l'Empire ottoman et l'Empire persan, en attendant un troisième, l'Empire russe.
Après la publication exhaustive des chroniques géorgiennes par M.-F. Brosset au milieu du siècle, le témoignage historique de Chardin a perdu beaucoup de son importance, même si Brosset le cite souvent pour corroborer un certain nombre de détails. Toutefois ce travail de Chardin, très utile pour son époque qui ignorait presque tout de la Géorgie, l'est encore aujourd'hui. En effet le récit souvent inextricable des Atrides iméréthiens et des autres héros shakespeariens des petits royaumes perdus dans les forêts et les montagnes constitue par sa complexité même le fond indispensable pour la compréhension de la société géorgienne de l'époque. Le lecteur qui ne fera pas l'effort nécessaire pour démêler les aventures de Bagrat III d'Iméréthie ou le sort de Theimuraz de Kakhétie à travers le récit de Chardin, l'appareil d'annotations et le tableau généalogique qu'on a ajoutés, retiendra tout de même ce bruit de fond de sang et de fureur, d'amour et de trahison qui constitue l'arrière-plan indispensable de toute société féodale digne de ce nom.
C'est pourtant cette propriété du texte qui a rendu Chardin suspect de diffamation aux yeux de certains historiens géorgiens. Or rien de tout ce qui est raconté n'est en contradiction fondamentale avec les chroniques et ne paraît exagéré pour une société féodale durement pressurée et cyniquement manipulée par deux voisins sans merci ; ceux-ci, incapables de la mater définitivement, y entretiennent savamment l'anarchie pour la dominer et alimenter leurs harems et leurs cours de ce fameux « sang géorgien » si justement célèbre. L'originalité propre à cette société, si marquée dans le récit de Chardin, devait même amener ses critiques à lui rendre hommage.
Enfin, le récit sur la Perse contenu dans cette partie et qui commence à Erivan — contrairement à Tavernier et à Tournefort, Chardin a été assez peu intéressé par les Arméniens, si l'on tient compte de l'étendue de son oeuvre — constitue en quelque sorte une introduction au sujet principal. Introduction géographique d'abord avec le récit du voyage d'Erivan à Tabriz et de là à Ispahan, lequel est aussi parsemé de considérations sur tel ou tel aspect de la société iranienne. Introduction également au style de l'ouvrage qui se présente sous la forme d'un journal où, entre les événements quotidiens, s'ouvrent des parenthèses de quelques pages, et même parfois de quelques chapitres, traitant de tel ou tel problème. Ainsi, à travers des prétextes fournis par le séjour à Erivan, on a droit à des dissertations sur le mariage, la prostitution, les fêtes du Nouvel An et les usages de la correspondance persane entre autres.
L'auteur arrivera à Ispahan le 24 juin 1673 et cette partie du récit se terminera par le journal de son séjour dans cette ville jusqu'à la fin de l'année, les principaux sujets traités étant ses marchandages avec la Cour et les relations de la Perse avec l'Europe à travers les ambassades arrivées à Ispahan. Là aussi on a voulu parfois présenter son récit des mésaventures de l'ambassade française comme tendancieux à cause de son protestantisme et de ses affinités ultérieures avec la Compagnie anglaise des Indes. Toutefois aucun des faits relatés n'a été contesté et le récit dithyrambique de cette même ambassade fait par la Compagnie française dans son rapport à Louis XIV paraît bien plus tendancieux et éloigné de la vérité.
Le récit contenu dans la première édition du Voyage de Paris à Ispahan et repris ici s'arrête donc au 31 décembre 1673. Mais voyons la suite des « Voyages », telle qu'elle figure à partir du Ville volume de l'édition de 1811, l'intervalle étant consacré à la Description de la Perse. Chardin part le 2 février 1674 pour Bender Abbas. Il visite en chemin Persépolis, sur laquelle il laisse un récit circonstancié d'une centaine de pages accompagné de plusieurs dessins, et arrive sur le golfe Persique le 12 mars. Ne pouvant pas s'embarquer pour l'Inde et ne voulant pas passer l'été dans ces parages, il revient en arrière mais tombe gravement malade en route. Il échappe de peu à la mort et retourne à Ispahan. Il passe l'année suivante dans cette ville et fait entre le 18 mai et le 7 octobre un séjour à Qazvin auprès de la Cour où il aura pour la première fois une rencontre personnelle avec le chah Süleyman. Rencontre tardive et formelle si on l'oppose aux beuveries fréquentes de Tavernier avec le chah précédent, Abbas II. Cette différence est due au caractère plus affable du souverain défunt, que Chardin semble d'ailleurs avoir rencontré lors de son premier voyage.
De retour à Ispahan Chardin part pour Bender Abbas où il arrive le 22 novembre 1675. Mais ici le récit s'arrête. Or on sait par l'Introduction que Chardin ne quittera définitivement Bender Abbas pour Surate qu'en 1677 et probablement à la fin de cette année. Il est fort possible que l'auteur, qui nous promet aussi dans l'Introduction une Géographie persane et un Abrégé de l'histoire de la Perse, nous réservait une autre partie contenant le journal de la suite du séjour persan, agrémenté selon son habitude de considérations historiques et géographiques, et que cette partie n'ait jamais vu le jour ou qu'elle soit restée sous forme de manuscrit, perdu par la suite. Un certain nombre d'éléments peuvent corroborer l'une ou l'autre hypothèse. Chardin, comme Tavernier et d'autres voyageurs illustres, avait un rédacteur qui était l'académicien Charpentier. Or Charpentier mourut en 1703, bien avant la première édition complète de la relation, qui n'interviendra qu'en 1711. Il est donc possible que Chardin, privé de rédacteur, se soit arrêté là. Mais par ailleurs on sait que ses manuscrits ont été vendus à sa mort et que ses Notes sur divers endroits de I'Ecriture sainte, également annoncées dans l'Introduction, ne furent retrouvées qu'après 1770 — à la suite d'une promesse de récompense de son petit-fils, Sir Philip Musgrave — et incorporées dans un ouvrage publié en 1776.
L'absence d'une suite rend obscure la dernière partie de ses voyages et conserve entier le mystère de la transformation de Jean Chardin en Sir John Chardin, sociétaire de la Royal Society et représentant de la Compagnie anglaise des Indes orientales aux Pays-Bas. Si on peut supposer avec plus ou moins de vraisemblance qu'il est arrivé début 1678 à Surate, qu'il a quitté l'Inde en 1679 pour revenir en Europe par mer en contournant le cap de Bonne-Espérance, on ne sait pas pourquoi il a débarqué en Angleterre sans passer par la France ni pourquoi, une semaine après son arrivée, il se trouva anobli, le 17 mars 1681, par Charles II. Lui-même motivera le choix de cette deuxième patrie par les prémices de l'orage qui allait s'abattre sur les protestants en France. Ce qui serait satisfaisant en soi s'il n'y avait pas cette gratification précipitée. Le fil des hypothèses s'établit alors ainsi : anoblissement sans doute pour des services rendus ; ces services ne pouvaient être rendus qu'aux Indes et à la compagnie anglaise dans laquelle Sir John fera carrière par la suite ; dans le contexte du commerce indien de l'époque ces services ne pouvaient que léser directement ou indirectement la compagnie française ; d'où débarquement direct en Angleterre sans passer par la France.
Les documents concernant la compagnie française conservés dans les archives coloniales ne font aucune mention de Chardin pour cette période. Ceci prouverait — mais ces archives donnent l'impression d'être assez disparates — que, même s'il y a eu une affaire Chardin, elle n'a pas été jugée digne d'être rapportée en France Par contre il serait inconcevable que les archives de la compagnie anglaise, laquelle constitua le fondement de l'Empire britannique des Indes, ne gardent quelque mention de Chardin. Une investigation dans les papiers de l'India Office, où ces archives sont conservées, serait alors nécessaire pour éclairer ce mystère, si mystère il y a...
Quoi qu'il en soit, une carrière brillante s'ouvre devant Chardin après son établissement au Royaume-Uni. Peu après son arrivée — il a trente-huit ans à l'époque — il épouse la fille d'un conseiller au parlement de Normandie, Esther Peigné, également réfugiée à Londres, et il est nommé joaillier de la Cour. L'année suivante il devient sociétaire de la Royal Society et en 1684 il est l'envoyé personnel du roi au Pays-Bas où il restera plusieurs années comme représentant de la Compagnie des Indes orientales. Il mourra dans ses domaines près de Londres le 26 janvier 1713, laissant deux fils et deux filles.
Même s'il faut renvoyer à une publication ultérieure, contenant la description de la Perse, une étude plus précise de l'oeuvre et de l'écrivain, on peut dès à présent fournir quelques éléments. S'il peut nous sembler au long du récit que l'érudit s'oppose à l'homme d'affaires, on finit par s'apercevoir que ces deux éléments se complètent assez bien, le trait d'union pouvant être la confession réformée de l'auteur. La mesure et la rigueur se dégagent bien plus nettement que dans les autres textes de l'époque. On n'y trouvera ni la mégalomanie latente de Tavernier, ni la modestie de Thévenot, ni les exercices de style de Tournefort. S'il relate avec complaisance ses mésaventures et ses frayeurs lorsqu'il risque de perdre son bien en Mingrélie, ses angoisses au cours des marchandages à Ispahan, il emploie un langage critique à l'égard des autres Européens résidant en Orient, les prêtres en particulier, ce qui lui confère par contrecoup une certaine supériorité. De même, connaissant le persan et utilisant des auteurs iraniens pour ses digressions historico-géographiques, il n'hésite pas à attaquer le mythe de la prépondérance gréco-romaine, encore bien solide à son époque, en attribuant telle ou telle primauté ou invention aux Orientaux. Mais ce qui frappe le plus ce sont ses efforts d'objectivité et la façon dont il évite les jugements de valeur sur des hommes et des sociétés qui lui sont étrangers. S'il lui arrive d'être ému, parce que directement concerné, des turpitudes géorgiennes, il relate avec une précision froide les cruautés de la cour persane et les moeurs qu'il découvre, en s'abstenant de jugements personnels ou en cherchant à ébaucher des hypothèses générales, comme ce principe de l'influence du climat sur les moeurs et l'activité sociale qu'il développera tout au long de son livre. En même temps il est homme d'enquête et semble se méfier des impressions. Ainsi il nous dit ne rien avoir écrit sur l'Inde parce qu'il n'y est resté que trop peu de temps. Or la durée de son séjour ne fut pas inférieure à trois ans et d'autres ont écrit des volumes en y restant bien moins longtemps. De même sa très longue description d'Ispahan, qui figure dans les VIe et VIIe volumes de l'édition de 1811, est le fruit d'une enquête exemplaire menée quartier par quartier en travaillant « sur le terrain », en y interrogeant les responsables et en consignant par écrit leurs réponses, fait très exceptionnel pour l'époque. Il a également utilisé abondamment les sources écrites persanes. Ses renseignements historico-géographiques viennent en grande partie de l'œuvre du grand géographe persan du XIVe siècle Hamdullah Mustawfi, qui n'était pas encore connu en Europe, et dans sa très longue et minutieuse description des pratiques religieuses persanes, au lieu de se fier à ses propres impressions et interprétations, il insère des traductions de textes originaux qui décrivent ces pratiques.
Cet homme précis dans son récit semble l'être également dans ses affaires et ses relations, même si cette rigueur appliquée à son entourage atteint parfois la tyrannie, comme le montrent les deux témoignages qu'on possède sur son séjour à Ispahan. Le premier se trouve dans le rapport du visiteur général des carmes déchaussés en cette ville, rédigé en 1678, dans lequel le révérend père, se plaignant du manque d'esprit d'affaires des carmes, cite le cas suivant comme exemple à suivre :
« Il y avait en ce moment un hôte dans notre maison d'Ispahan. C'était un négociant calviniste nommé M. Chardin. Il avait déjà eu quelques échanges profitables avec Mirza le musulman et par la suite il lui avait donné quelques montres à vendre. Quelques jours plus tard il lui demanda de lui rendre les montres ou de payer leur prix (le tout ne dépassant pas les 10 tomans). Mirza répondit que les montres étaient données à l'essai à quelques personnages importants et qu'il ne pouvait pas les reprendre si inopinément ; mais qu'il les retournerait dans quelques jours, sinon il payerait alors leur prix. M. Chardin feignit se contenter de cette réponse et faisant semblant de passer à un autre sujet demanda à Mirza de lui amener en gage un collier de perles d'une valeur d'environ 50 tomans, disant qu'il lui avancerait 30 tomans contre l'article gagé. Aussitôt dit, aussitôt fait, le musulman amena les perles. Chardin les prit dans sa main et Mirza reçut de lui la promesse de paiement de 30 tomans, Chardin lui promettant de lui verser cette somme pour le lendemain. Mais au lieu de faire cela il refusa et garda le collier qui appartenait à un esclave du roi, lequel, voyant qu'il ne pouvait pas recevoir la somme convenue en échange de ses perles, se mit à faire du bruit. Mirza fit alors tout son possible pour trouver l'argent et régler avec M. Chardin l'affaire des montres. »
Le second témoignage concerne Joseph Grelot, le dessinateur de Chardin, qui laissa également une Relation nouvelle d'un voyage de Constantinople publiée à Paris en 1680. Galland mentionne dans son journal la présence de Grelot à Constantinople au début de l'année 1672. Chardin a dû le rencontrer dans cette ville et l'emmener. Il l'a sans doute suivi tout au long de son voyage de Constantinople à Tiflis et de là à Ispahan et à Persépolis puisqu'il a dessiné les vues des lieux les plus importants qu'ils ont traversés ainsi qu'une série des monuments de Persépolis. Mais Chardin, qui raconte tous ses démêlés avec ses valets, ne souffle mot de Grelot et ne le cite même pas comme l'auteur des dessins qu'il publie dans son ouvrage. La raison est donnée par l'extrait suivant de la relation d'Ambrogio Bembo, gentilhomme vénitien qui se trouve à Ispahan en 1674 :
« Il y avait alors à l'hostellerie du couvent un Français hérétique nommé M. Chardin, marchand de grande considération, qui était venu plusieurs fois dans ces parages avec de grands capitaux. C'était un érudit et possédait les langues turque et persane. Il avait rédigé un livre sur le couronnement du roi de Perse vivant et était en train de composer un itinéraire de la Perse avec les dessins de toutes les villes et les choses les plus remarquables ; maintenant avec lui à cet effet un dessinateur français qui sera celui que j'amènerai avec moi pour faire mes dessins qui se trouvent dans cet ouvrage, comme je le dirai plus loin. [...] Revenant de la maison des susdits pères déchaussés j'ai eu l'occasion de parler plusieurs fois avec le dessinateur du susmentionné M. Chardin, qui s'appelait Joseph Grelot, lequel confessa au père Giacomo qui était avec moi le désir qu'il avait de retourner en Europe ; se lamentant des mauvais traitements qu'il subissait de la part dudit Chardin, à cause desquels se trouvait dans un état si désespéré qu'il était réduit à la nécessité de l'abandonner et de partir avec Domenico Santi le Romain. Mis au courant de cela, et considérant la possibilité de pouvoir réunir par son intermédiaire une bonne partie des dessins des choses les plus curieuses qu'il avait vues et qui me restaient à voir, de quoi je conservais toujours un vif désir, sachant qu'il s'agissait de choses fort à propos pour l'embellissement d'un itinéraire, je lui ai proposé de m'accompagner avec la promesse de le conduire avec moi jusqu'en Europe. Il accepta le parti et fit entendre à M. Chardin qu'il partirait de son service s'il n'obtenait pas la promesse d'un meilleur traitement. Mais Chardin, sachant que le pauvre jeune homme n'avait pas le sou ni les moyens de s'offrir un voyage si long et si cher, n'a tenu aucun compte de ses dires. Puis, ayant pénétré l'accord qu'il avait avec moi, il en conçut un grand dépit et tenta de le faire échouer ; n'ayant pas réussi à cela il lui refusa à son départ le paiement de vingt mois pendant lesquels il lui avait servi non seulement avec des dessins mais en recopiant également son itinéraire et en lui rendant plusieurs autres services. Et étant sollicité par plusieurs de ses amis, aussi bien français qu'anglais, afin qu'il paye l'argent dû, pour lequel faisait semblant de ne rien savoir, il répondit qu'il n'était nullement obligé eu regard aux conventions établies entre eux au début, lesquelles prévoyaient le paiement en France, une fois le voyage terminé, avec un cadeau en plus dont le montant restait à sa seule discrétion ; et que s'il faisait une copie d'aucun de ses dessins ou qu'il en faisait don à quelqu'un, ou s'il quittait sous n'importe quel prétexte son service avant le terme du voyage, il ne serait tenu ni au cadeau, ni à la convention, ni au paiement lui-même. Et avec cette assurance il le maltraitait encore plus, l'accablant d'injures sans aucune raison, pour lesquelles le pauvre homme lui avait demandé congé plusieurs fois ce que lui ne niait point, protestant seulement et disant qu'il serait parti de son propre gré sans être chassé et qu'il n'aurait aucune obligation de lui donner quoi que ce soit, ce qu'il a fait en toute injustice. Et pourtant ce Grelot était un garçon très discret, d'une grande bonté et modestie, et qu'en plus de sa langue naturelle française il entendait plusieurs autres comme le latin, l'espagnol, le grec littéral, l'arabe et le persan, sinon à la perfection au moins pour traiter des affaires, et à toute occasion du voyage il s'attelait avec amour à toute besogne sans aucune ambition, nous faisant plusieurs fois goûter en pleine campagne des mets préparés de sa main. Avant de partir on avait, lui et moi, en mémoire quelques choses vues et avec l'aide de croquis qu'il conservait il m'a fait plusieurs dessins de la cité même et des environs d' Ispahan. »
Quelle que soit la querelle entre un gentilhomme vénitien et un négociant français pour s'approprier un dessinateur capable de rehausser leur prose, le soin pris par Chardin pour éliminer de la postérité l'auteur de ses dessins suffirait pour lui donner tort dans cette affaire.
Voici donc une esquisse rapide de l'homme et du contexte dans lequel il se meut. Cette présentation reste toutefois incomplète puisqu'elle n'aborde pas le sujet principal qui est la société iranienne elle-même. Mais ceci étant l'objet de la partie de l'œuvre destinée à une publication ultérieure et la partie présentement publiée se trouvant principalement sous le signe des rapports de l'Empire safévide avec l'Occident, on a voulu suivre le même plan dans l'Introduction, laissant les problèmes posés par la société persane et son approche par Chardin à la seconde phase de ce travail.
Stéphane Yerasimos
Septembre 1982