Histoire de la Turquie
Robert Mantran
PUF
Le monde musulman à la fin du Xe siècle. — Le califat abbasside, au pouvoir depuis le milieu du VIIIe siècle, n’a connu de véritable grandeur que durant son premier siècle d’hégémonie. L’Empire est trop vaste, et la décentralisation, l’indépendance et l’autonomie deviennent la règle. A la décomposition politique s’ajoute l’accentuation de la scission religieuse : sunnites et chiites se disputent le monde musulman, et, au milieu du Xe siècle, le seul souverain sunnite est le calife abbasside ; partout ailleurs triomphe le chiisme, même à la cour du calife, qui depuis 945 est tombé sous la coupe des émirs Bouyides, eux-mêmes chiites. Politiquement le Proche-Orient est en proie à l’anarchie : en Syrie, depuis que les Omeyyades ont disparu, le chaos est presque général ; une partie du pays est aux mains des Fatimides d’Egypte, mais de petites dynasties locales travaillent pour leur propre ...
INTRODUCTION
Les Turcs Avant Leur Entrée Dans le Monde Musulman
Avant de s’installer définitivement dans cette région de l’Asie occidentale à laquelle ils ont donné leur nom : la Turquie, les Turcs ont émigré, au cours des âges, depuis les régions orientales de l’Asie jusqu’en Europe centrale, et dans leur marche vers l’ouest ils ont parsemé leur route d’îlots ethniques et linguistiques qui subsistent encore aujourd’hui.
Le problème de l’origine des Turcs est demeuré assez obscur. Seules les sources chinoises nous apportent quelques renseignements sur des peuplades qui, vers le IIe millénaire av. J.-C., nomadisaient dans les étendues situées à l’ouest de la Chine septentrionale jusqu’aux environs du lac Baïkal, c’est-à-dire dans ce que l’on a appelé la Haute-Asie ou, selon la géographie moderne, la Mongolie. L’ensemble de ces territoires est isolé du reste du monde par de hautes montagnes : Altyn Tagh, Altaï, Saïan, Kingan, ou par des déserts : Lob-nor, Gobi. Dans les régions de faible altitude, le climat est désertique ou steppique : hivers très froids, étés très chauds, pluies rares ; les régions plus élevées bénéficient de quelques précipitations et sont alors couvertes de forêts ou de prairies. Plus à l’ouest, dans le Sin-Kiang (ou Turkestan chinois), la Dzoungarie et l’est du Turkestan russe, les conditions climatiques sont à peu près semblables, mais les oasis sont plus fréquentes, installées au pied des montagnes, comme dans le Tarim, où des centres tels que Kachgar, Yarkend, Khotan ont toujours été des points importants de concentration humaine et de sédentarisation.
De tout temps, les habitants de ces régions ont été avant tout des cavaliers nomades, pasteurs et chasseurs, vivant sous la tente. Ils semblent s’être organisés très tôt en tribus et en clans. Ignorant ou méprisant l’agriculture et l’industrie, en revanche ils pratiquent volontiers le pillage des pays voisins. Réfugiés dans leur contrée d’accès difficile, ils sont à l’abri des poursuites, mais constituent un danger permanent pour les régions limitrophes, et si parfois une autorité extérieure s’impose à eux, elle est le plus souvent nominale. Ces nomades ont formé trois groupes principaux : les Turcs, les Mongols et les Toungouzes, ancêtres des actuels Mandchous. Ces groupes se mélangent les uns les autres assez facilement, et ils forment alors ce que l’on pourrait appeler des confédérations de peuples, ainsi qu’il semble apparaître pour le groupe des Hiong-Nou.
Les Hiong-Nou. — Les annales chinoises du IIe millénaire mentionnent sous ce nom des peuplades qui nomadisent dans le Nord-Ouest de la Chine et dont l’habitat principal semble être la région de l’Ordos. Il n’est pas absolument sûr que les Hiong-Nou aient été tous des Turcs, mais l’élément turc devait y être prépondérant. On ne peut suivre leurs traces à travers les siècles ; on sait seulement qu’au IVe siècle av. J.-C. ils sont chassés du Chen-Si, et qu’au IIIe siècle ils sont installés en Mongolie intérieure ; leur capitale se trouve dans la région de l’Orkhon (affluent de droite de la Selenga). L'Etat Hiong-Nou atteint son apogée sous le souverain (ou Chan-Yu) Mao-Touen ou Mei-Tei (in-ne s.) : il s’étend alors du Chan-Si au bassin du Tarim. Mais, en proie à des querelles internes, les Hiong-Nou sont vaincus par les Chinois (44 ap. J.-C.) et se scindent dès lors en deux groupes : les Hiong-Nou orientaux qui, au IVe siècle, réapparaissent dans l’histoire de la Chine où ils fondent la dynastie des Pei-Han ou Han du Nord — et les Hiong-Nou occidentaux qui, poussés par la tribu mongole des Jouan-Jouan, se mettent en route vers l’ouest, traversent l’Oural, culbutent les Alaius, les Ostrogoths et les Wisigoths et s’installent en Pannonie : ce sont eux que l’Europe connaît sous le nom de Huns. Sous leur chef Attila ils remportent de brillants succès jusqu’à la défaite des Champs Catalauniques en 451 ; après cette date, ils refluent vers l’est et les derniers d’entre eux se réfugient soit au nord-ouest de la mer d’Azov, soit à l’embouchure du Don.
Les Tou-Kiu. — Au début du VIe siècle, l’Asie centrale est sous la domination des Jouan-Jouan. Ceux-ci ont à réprimer de nombreuses révoltes de tribus turques ; l’une d’elles, celle des Tou-Kiu, dirigée par Boumyn, alliée à la dynastie chinoise des Wei, triomphe des Jouan-Jouan, et Boumyn prend le titre de Kagan (souverain), en même temps qu’il fonde l’Empire Tou-Kiu dont le centre est le Haut-Orkbon. A sa mort (552) son fils aîné Mou-han devient Kagan, avec souveraineté sur la Mongolie, et le cadet, Istemi, ave- le titre de Yabgou, gouverne les régions de la Dzoungarie, des Sept-Rivières et du Haut-Yrtycb ; se séparant de son frère, orienté vers la Chine, Istemi fonde la dynastie des Tou-Kiu occidentaux. Allié au souverain sassanide Kliosroès, il conquiert la Sogdiane sur les Huns Hephtalites ; la Sogdiane est alors le grand entrepôt de la soie entre l’Extrême et le Proche-Orient ; Istemi entre en contact avec l’empereur byzantin Justin II, mais il meurt en 575 et son fils Tardou se brouille avec tous ses voisins, ce qui ne l’empêche pas de conquérir le Kouban, la Crimée et la Bactriane (595). C’est ensuite l’anarchie, et, après une domination chinoise de soixante-dix ans, les Tou-Kiu occidentaux, sous Koutlouk, reconstituent leur Empire, de la Chine à la Sogdiane (711). En 716, Bilguè Kagan arrive au pouvoir, mais après lui l’Empire s’effondre peu à peu : au milieu du VIIIe siècle il a cessé d’exister. Le règne de Bilguè Kagan est important car ce souverain a laissé des inscriptions, dites inscriptions de l’Orkhon, qui nous apportent de précieux renseignements sur l’histoire et la civilisation des 'Tou-Kiu ; elles sont datées de 732 et de 735.
Les Ouïgour. — Au début du VIIIe siècle, deux grandes puissances se sont constituées sur le sol d’Asie : l’Empire chinois et l’Empire arabe. L’Empire chinois s’étend jusqu’à l’actuel Turkestan russe, cependant que les Arabes ont sous leur domination l’Iran, l’Afghanistan et la Bactriane ; le gouverneur arabe du Khorassan, Qoutaiba, est l’artisan de ces succès. En 714 il s’empare même de Tachkent, mais il est assassiné l’année suivante, et les Chinois reprennent l’avantage. En juillet 751, le général arabe Ziyâd b. Sâlih inflige aux Chinois une défaite écrasante au Talas (près de l’actuelle Aulie-Ata), assurant ainsi la domination arabe sur les régions avoisinant le Turkestan.
A cette époque, les Turcs sont répartis en trois groupes principaux : les Karlouk dans la région des Scpt-Rivières, les Kirghiz près du lac Balkach et les Ouïgour installés sur l’Or-khon, à Karabalgasoun. Ce dernier groupe a pris la succession des Tou-Kiu orientaux. Le premier kagan ouïgour, Alp Bilguè Tengri Ouïgour Kagan (745-759), intervient en Chine ; son fils Ouloug Ilig Tengridè Koutboulmoucb Erdemin Iltout-mouch Alp Koutlouk Bilguè Kagan (759-780) s’empare de la capitale chinoise Lo-Yang (762), où il entre en contact avec des missionnaires manichéens qui le convertissent ; la religion manichéenne devient alors la religion officielle des Ouïgour ; c’est par les prêtres manichéens que les Ouïgour adoptent l’alphabet sogdien, dérivé du syriaque ancien. Pendant près d’un siècle, l’Etat ouïgour de Mongolie est un centre de civilisation intellectuelle et artistique. Mais en 840 il s’effondre sous les coups des Kirghiz, et trois ans plus tard on assiste à la constitution d’un royaume ouïgour dans le Turkestan chinois, cependant qu’un groupe moins important s’est installé en Chine, dans le Kan-Sou, où il donnera naissance aux actuels Sary Ouïgour.
Les Ouïgour du Turkestan recréent dans cette région une civilisation encore plus brillante qu’en Mongolie, qui durera jusqu’au XIIIe siècle. L’Etat qu’ils constituent est à la fois agricole, commerçant et intellectuel, et trois religions : bouddhisme, manichéisme et nestorianisme, y sont pratiquées, mais le manichéisme disparaîtra assez vite. C’est seulement avec les Ouïgour que le Turkestan occidental, jusqu’alors région indo-iranienne, se turquifie. Ainsi on assiste à un déplacement progressi des éléments turcs vers l’ouest : supplantés en Mongolie par une tribu mongole, les Kitan, ils font des régions comprises entre le Turkestan et la mer d’Aral leur domaine propre. C’est à partir de ce moment qu’ils voisinent directement avec les Sogdiens et les autres tribus iraniennes qui sont islamisées depuis plus d’un siècle.
Premiers contacts avec l’Islam. — C’est par les Iraniens que les Turcs vont être convertis à l’Islam, selon un procédé très simple : en Transoxiane domine la dynastie iranienne des Samanides, dont la capitale est Boukhara. Ces Samanides organisent des expéditions en pays turc et en ramènent des prisonniers qui deviennent esclaves ou sont incorporés comme soldats dans l’armée. De plus en plus, i’armée samanide se turquifie. tandis qu’au contact des musulmans les Turcs se convertissent à l’Islam. En 961, Alp Tekin, esclave turc du souverain samanide Abd al-Malik I, est nommé gouverneur du Khorassan ; destitué par le fils d’Abd al-Malik, il se retire à Balkh, puis à Ghazna, en Afghanistan (962), où il va fonder l’Etat des Ghaznévides. En 977, le souverain de cette nouvelle dynastie, Sebuk Tekin, intervient chez les Samanides pour protéger leur roi contre les assauts d’autres Turcs, les Kara-Khanides ; il se fait payer cette aide par la cession du Kborassan. En 998-9, son fils Mahmoud lui succède : c’est le plus grand souverain de la dynastie. Il attaque et défait le Samanide Abd al-Malik II, assailli d’un autre côté par les Kara-Khanides : c’est la fin des Samanides. Mahmoud profite de leur disparition pour prendre le titre d’émir et le calife abbasside lui confère par la suite le titre de Yamîn ad-dawla, auquel il ajoute ceux de ghazi et de sultan. Mahmoud est surtout célèbre par ses incursions dans l’Inde : en 1025, il s’avance jusqu’au Gange. A l’ouest, il guerroie ou négocie, alternativement, avec les Kara-Khanides. Il meurt en 1030, après un règne consacré plus aux conquêtes et aux pillages qu’à l’établissement d’un royaume solide ; à aucun moment, il ne s’est soucié de turquiser ou d’islamiser les pays conquis ; il a même plutôt contribué à étendre le domaine de l’iranien aux dépens de l’arabe.
Son fils Mas’oud (1030-1040) lutte aussi contre les Kara-Khanides, mais en 1040, il est vaincu par de nouveaux arrivants turcs qui constituent la tribu des Seldjoukides. Les Ghaznévides sont alors rejetés hors du Khorassan vers l’est, en Afghanistan et aux Indes. A côté des Ghaznévides, la dynastie des Kara-Khanides (peut-être descendants des Karlouk), installée en Transoxiane et dans une partie du Turkestan chinois, la Kachgarie, a beaucoup plus contribué à la turquisation et à l’islamisation des régions qu’ils occupent : ce sont eux qui ont formé le premier Etat turc musulman, au début du Xe siècle. Si leur rôle est important dans l’extension de la civilisation turque et dans la conversion à l’islam de nombreux groupes turcs, leur domination politique n’a jamais connu un grand essor. Mais l’élan vers l'Ouest est commencé, et désormais l’histoire du Moyen et du Proche-Orient va devenir un fait « turc » et non plus un fait « arabe ».
Chapitre Premier
LES SELDJOUKIDES
Le monde musulman à la fin du Xe siècle. — Le califat abbasside, au pouvoir depuis le milieu du VIIIe siècle, n’a connu de véritable grandeur que durant son premier siècle d’hégémonie.
L’Empire est trop vaste, et la décentralisation, l’indépendance et l’autonomie deviennent la règle. A la décomposition politique s’ajoute l’accentuation de la scission religieuse : sunnites et chiites se disputent le monde musulman, et, au milieu du Xe siècle, le seul souverain sunnite est le calife abbasside ; partout ailleurs triomphe le chiisme, même à la cour du calife, qui depuis 945 est tombé sous la coupe des émirs Bouyides, eux-mêmes chiites. Politiquement le Proche-Orient est en proie à l’anarchie : en Syrie, depuis que les Omeyyades ont disparu, le chaos est presque général ; une partie du pays est aux mains des Fatimides d’Egypte, mais de petites dynasties locales travaillent pour leur propre compte, en particulier les Hamdanides qui, sous la conduite de Saïf ad-dawla, mènent la guerre sainte contre les Byzantins. En Egypte, la dynastie fatimide est en proie à des difficultés intérieures dues à la prépondérance successive des mercenaires Berbères, Soudanais ou Turcs. Si l’Etat fatimide a perdu l’Afrique du Nord, il tient encore momentanément la Sicile et la Crète, mais il ne peut s’opposer …