À L’ouest Des Ombres
Seyhmus Dagtekin
Le Castor Astral
Nous sommes les enfants de Caïn. De ceux qui ont tué et survécu. Un peu d’Abel a dû survivre en nous. Comment éveiller alors cette part ; ne jamais oublier que tout vainqueur est un vaincu potentiel ? Savoir qu’on ne peut rester spectateur impunément face au malheur de l’autre. Si nous n’élevons pas de digues face au mal, face à la haine, le malheur, les vagues de la haine auront vite fait de nous envahir, loin de nos paradis perdus qui ne sont jamais promesses d’avenir.
Seyhmus Dagtekin est né en 1964 à Harun, village kurde dans les montagnes du sud-est de la Turquie. Après des études en audiovisuel à Ankara, il arrive à Paris en 1987 où il vit depuis. Né au français à l’âge de 22 ans, il est l’auteur d’un roman (4 la source, la nuit, Robert Laffont) et de recueils de poésie publiés par Le Castor Astral dont Les Chemins du nocturne, Prix international de poésie francophone Yvan-Goll, Juste unpont sans feu, prix Théophile-Gautier et prix Stéphane-Mallarmé, et Elégies pour ma mère, prix Benjamin- Fondane.
En couverture : toile de Pierre Dubrunquez.
Table
I. Invitation à sortir de l’abîme / 7
II L’oiseau Pénélope / 15
III. Corbeau à la cime / 25
IV. Les crocodiles de S(add)am / 59
V. Le ravissement des corps / 83
VI. Mot surgi de ton absence / 105
I
INVITATION À SORTIR DE L’ABÎME
Ça commence par les pyramides et même avant. Ça continue par les arènes, les colisées, les châteaux. Ça continue par les usines, les gratte-ciels, les bombes et les variantes, les fusées et les explosions. Les machines les plus puissantes, les vaisseaux les plus grands. Ça continue sur les terres, les mers, dans les airs ; au plus vite, au plus loin. Parce que l’homme se cherche toujours ailleurs, loin de lui. Très peu en lui-même.
La poésie et la création recèlent le pouvoir de couper court à cette course effrénée de la recherche de son devenir ailleurs qu’en soi-même, de couper court à cette soif de puissance. Puissance qui ne peut être que relative, qui est à la merci de la moindre sur-puissance, serait-ce illusoire. Parce qu’à n’importe quel virage, une force plus grande peut surgir devant le puissant et le mettre en doute, en déroute.
Faites de votre vie un chef-d’œuvre disait un penseur. Être conscient que la vie trouve sa mesure en elle-même et quelle peut se transformer en chef-d’œuvre, et que pour ce faire, elle n’a besoin ni des pierres d’Éthiopie, ni de milliers d’esclaves et de cadavres pour s’ériger des tombeaux et monuments, pour s’imaginer grandeur et éternité. Qu’on peut s’édifier à partir de ses propres ressources. Et que ce pouvoir est à la portée de tous.
La poésie, la création sont la revendication de ce pouvoir d’édification pour chacun.
Non pas de prendre le pouvoir sur l’autre ou de l’écraser de sa puissance et grandeur, mais ne pas laisser l’autre prendre le pouvoir sur soi. La poésie, la création, c’est de se mettre avec l’autre dans un rapport d’égalité, d’échange et de découverte pour sortir de la logique du pouvoir qu’est l’invasion et la soumission de l’autre.
Le pouvoir n’accepte pas la logique de l’égalité. Allez dire à ceux qui se considèrent comme les maîtres que vous êtes leur égal ! Ils ne vous riront même pas au nez, ils ne vous verront même pas. Ils n’ont aucun besoin qu’on ternisse l’éclat de leur puissance. Ils ont horreur qu’on les égale.
C’est une autre logique. Le pouvoir a besoin d’exister par ses temples et bâtisses. Il a besoin d’esclaves et d’adorateurs. Il a besoin d’être servi et adulé. Le sommet de la pyramide ne peut accepter qu’une seule pierre et le pouvoir, et celui qui veut détenir le pouvoir veut être cette pierre. Il est la pierre, l’unique, le sommet. Et ne pourrait tolérer que chacun se voit capable de devenir cette pierre, de devenir sommet, ou encore que les pierres s’éparpillent et qu’il n’y ait plus de pyramides. Que chaque pierre se déclare pyramide. Il ne veut pas se perdre parmi la multitude des pierres. Il veut trôner sur elles, seul. Ou bien tenir les pierres entre ses mains et quelles ne bougent que selon sa volonté et ses intérêts.
La poésie, la création, c’est insuffler cette énergie aux pierres que nous sommes. Chaque pierre peut se donner les moyens d’être pyramide, elle est un univers à elle seule. Ce n’est pas en étant au- dessus des autres quelle existe, ni en les écrasant. Mais en étant à côté des autres. Dans le voisinage des autres. Dans la tradition, il est dit d’Abraham qu’il était une nation à lui seul. La poésie, la création, c’est inviter chacun à tenter de réaliser cette plénitude dans sa vie et dans sa personne.
N’est-il pas dit dans les livres sacrés que l’homme a été créé à l’image de Dieu ? La poésie consiste à revendiquer cette ressemblance pour chacun des êtres. Il y a une égalité première devant cette image qu’il faut revendiquer et qui ne doit pas se perdre en route.
Et le poète, l’artiste n’est pas là pour dire, regardez-moi, admirez- moi, c’est moi le voleur du feu ; il se confondrait alors avec des gourous de la pire espèce, mais il œuvre à une prise de conscience, à ce que chacun puisse voler de son propre feu.
Les anciens, parlant de l’alchimie, considéraient comme vulgaire l’opération qui consisterait à transformer la terre en or. Pour eux, la véritable alchimie était celle qui s’opérait chez l'homme. L’homme qui, issue de la boue, pouvait devenir l’égal des dieux. Le combat à mener est donc contre cette course à l’or, aux richesses, à la puissance, que chacun mène à son niveau, et qui sont autant de leurres extérieurs à l’être, autant de gouffres pour la vie des autres. Le combat contre l’abrutissement à grande échelle que provoque cette course.
Être ou ne pas être, telle est la question, n’est-ce pas ? Alors, soyez de telle manière qu’on ne puisse pas couvrir et cacher votre existence d’un simple rideau de fumée, de trois jolies images, de trois sous mal assortis. Soyez de telle manière qu’on ne puisse pas vous nier le droit à l’existence. Soyez de telle manière que votre destruction ne soit pas possible par les puissants et les pouvoirs. Que ne soit plus possible le mépris des uns pour les autres. Que nul ne puisse être effacé par plus fort que lui. Que le Sud ne soit pas maltraité par le Nord, l’Orient par l’Occident et vice versa. Que le Noir ne soit pas méprisé par le Blanc, que la femme ne soit pas humiliée par l’homme. Que le modeste employé ne puisse être écrasé par le riche surpuissant. Que notre étroit cerveau ne puisse être broyé par de grosses machines à décerveler... Bien sûr que c’est utopique. Mais sous prétexte que c’est utopique, pouvons-nous raisonnablement laisser nos vies, notre devenir entre les mains du pouvoir et des puissants qui en useront et en abuseront tant qu’ils ne rencontreront aucune résistance ? C’est utopique, mais nous pouvons au moins nous poser en obstacle devant leur marche, devant leur vorace appétit de richesses et de puissance pour les entraver à défaut de pouvoir les arrêter. C’est utopique ?
Mais pour moi, la poésie est cette utopie, cet entêtement à ne pas se résigner devant l’injustice, à ne pas abdiquer face au pouvoir. Dire qu’une autre manière de vivre doit être possible, qu’une autre façon d’exister ensemble doit être possible. Non plus une poésie dans les marges, dans les périphéries, mais une poésie au centre des choses, au cœur des êtres. Revendiquer et assumer la centralité de la poésie, de la création dans la vie des êtres pour qu’à leur tour les êtres puissent apprécier l’étendue des possibilités qu’offrent la poésie et la création pour une refondation complète de leur vie.
En servant d’exemple les uns aux autres, en vivant dans notre propre chair ce qu’on dit à l’autre.
Une mère souffrait de la boulimie particulière de son fils. Il n’arrêtait pas de manger du miel et elle ne savait plus comment faire face. Ses maigres richesses s’engloutissaient dans cet appétit de luxe. Toutes remontrances et tous conseils étant restés sans effet, et ne sachant plus comment s’y prendre, elle le présente au sage de la contrée pour demander secours.
Après avoir écouté les doléances de la mère, le sage lui demande de retourner chez elle et de revenir dans quarante jours. Quand ils reviennent après le délai, le sage prend le fils en face de lui et lui dit simplement de ne plus manger de miel. La mère, dubitative quant à ces paroles, repart avec son fils, sans rien dire. Les jours passent, et à son grand étonnement, son fils ne cherche plus à manger de miel. Elle veut retourner chez le sage et lui demander le secret de cette parole dont elle n’avait pas pris la mesure et qui a transformé son fils. Quand je vous ai demandé le délai de quarante jours, lui dit le sage, c’était pour mettre à l’épreuve de la privation ma propre envie de miel que j’avais du mal à réfréner. Durant ce délai, je n’ai pas consommé de miel, et c’est ainsi prémuni qu’à votre retour, j’ai dit à votre fils de n’en plus manger.
Sortir des postures du paraître et ne dire, ne donner à l’autre que ce qu’on a éprouvé dans son propre être. La poésie comme une manière, un état d’être, donnée en partage pour sortir de nos servitudes intérieures et de celles que l’extérieur peut nous imposer.
Le plus grand bien qu’on puisse faire aux puissants, c’est de les empêcher d’exercer leur pouvoir sur nous, qu’on soit individu, groupe ou minorité. Et si on n’arrive pas à les en empêcher, de les fuir, de se forger des armes dans la fùite, comme disait Deleuze. Mais ne jamais abdiquer devant qui que ce soit.
Être, rien de moins, rien de plus. Être simplement mais fondamen-talement pour que l’autre ne puisse pas jouer avec notre existence qui, par-là même, met la sienne en danger. Ne pas devenir chien avec le chien, tyran avec le tyran, mais empêcher le chien de nous mordre et le tyran, d’exercer sur nous sa tyrannie, en se plaçant à sa hauteur, en instaurant un rapport d’égalité qui le dissuaderait de toute tentative hasardeuse. Parce qu’un rapport d’égalité veut aussi dire une égaie capacité de nuisance. Et le puissant, tout puissant qu’il soit, tout chien qu’il soit, a peur qu’on ne le morde à notre tour.
La poésie est cette force de résistance que chacun peut, que chacun doit opposer à l’oppression, pour qu’une existence sans oppression puisse être possible entre les vivants. Pour que l’avidité, la voracité des uns ne se transforme en gouffre, en tombeau pour tous. Pour qu’un rapport d’amour puisse remplacer le rapport de mépris et de force qui continue de régir notre présent.
II
L’Oiseau Pénélope
Le couchant précédera-t-il notre fin alors que nous aurions voulu
la terre plus avisée que la chair quelle porte
Une pomme. Dans une tombe
Que nous croquerons
Toutes dents retroussées
Et nous nous retrouverons
Avec nos pelures
Dans la fosse
Commune
Le son que je pousse ne me définira plus comme la géographie de
nos amours, séduite par un taureau qui voudrait ponctuer l’image
par sa noyade
Le feu a été volé et mis dans nos bouches
Pour que le mot comporte un peu de braise, un peu de lumière
Et qu’on puisse dire
le monde
qui se consume
sous nos yeux
…..
Seyhmus Dagtekin
À L’ouest des Ombres
Le Castor Astral
À L’ouest des Ombres
Le Castor Astral
À L’ouest des Ombres
Seyhmus Dagtekin
À l’Ouest des Ombres
est le mille soixante-quatorzième ouvrage
publié par Le Castor Astral
Toile de couverture :
Pierre Dubrunquez
Le Castor Astral
52, rue des Grilles — 93500 Pantin (F)
castor.editeur@wanadoo.fr
www.castorastral.com
Maison de la poésie de Rennes
47, rue Armand Rébillon — 35000 Rennes
maisondelapoesie.rennes@gmail.com
© Le Castor Astral, 2016
ISBN 979-10-278-0074-2
Achevé d’imprimer
le 28 avril 2016
par les Ateliers Graphiques
de l’Ardoisière 33130 Bègles
Dépôt légal : mai 2016
Imprimé en France