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Le ciel était noir sur l’Euphrate


Weşan : Robert Laffont Tarîx & Cîh : 1988, Paris
Pêşgotin : Rûpel : 386
Wergêr : ISBN : 2-221-07336-3
Ziman : FransizîEbad : 150x230 mm
Hejmara FIKP : Liv. Fre. Sou. Ave. N° 6067Mijar : Giştî

Le ciel était noir sur l’Euphrate

Le ciel était noir sur l’Euphrate

Jacques der Alexanian

Robert Laffont

Gazaros, jetc hors de son pays, avait été accueilli en France, y avait refait sa vie et s'y sentait bien. Mais il ne pouvait oublier que l’essentiel de sa famille et trois sur quatre de ses compatriotes étaient morts au cours de l’effroyable crime commis à partir de 1915 à l'encontre des Arméniens sur leurs terres ancestrales. Il ne pouvait s'empêcher de se remémorer constamment son village, son enfance, ses proches, la vie peut être pauvre mais si riche de traditions, de culture et de sentiments élevés, ses espoirs, ses projets de jeune garçon, puis sa dramatique aventure personnelle, qui lui avait fait côtoyer la mort durant huit années.
Il décrivit tout cela dans le plus petit détail — ainsi que tous les événements dont il avait été le témoin — dans un cahier qu'il garda caché. Cahier étonnant et précieux par l’abondance et la précision des faits rapportés... et découvert cinquante ans après par son fils.
C’est ainsi qu’est né ce livre, qui retrace aussi l’authentique aventure des Arméniens, encore jamais racontée. En des mots simples et graves, où (hante tout au long une mélancolie, avec une émotion pleine de retenue et de pudeur à l’image de son jeune héros, Gazaros, il nous conte, à travers l’itinéraire personnel et mouvementé de ce dernier, l’histoire passionnante d’un peuple et d’un pays oubliés.

Jacques der Alexanian est né à Valence. Quand sa proche famille fixée aux États-Unis l'engage à uenir poursuivre ses études en Amérique, il choisit de demeurer en France. À Paris, il se jette avec passion dans des études d’ingénieur, d'architecte, de designer. Depuis, il a collaboré à d’importantes réalisations auprès de grands noms de l’architecture française.


Table des Matières

Préambule / 11
Prologue / 17

1900 / 25
Arménia-América / 27
Le paradis perdu / 38

1915 / 55
Avril / 57
L’apocalypse / 67
Sauvé     89
Les braves de Morénig / 106
Turc ou Arménien ? / 115

1916 / 121
Toujours la guerre / 123

1917 / 129
Les Kurdes en rébellion / 131
La vie continue / 146
Retour en arrière / 161

1918 / 179
A nouveau arrêté / 181
Soldat turc / 190
L’évasion / 209
Entre vie et mort / 235

1919 / 259
Les liens renoués / 261

1920 / 271
Adieu à Morénig / 273

1921 / 287
Docteur Emine Effendi / 289

1922 / 315
L’impossible assimilation / 317
Chez les Kurdes / 336
... secouons la poussière / 347

Épilogue / 373 


PREAMBULE

L’étonnante Histoire
D’un Peuple et d’un Pays Oubliés

« Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots... Ils se dirent l’un à l’autre : ... Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel...

Et l’Eternel dit :... descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue les uns des autres. Et l’Eternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre... 1 »

Haïk partit avec les siens vers l’Occident. En Macédoine, vers 2350 avant notre ère, avec sa tribu il jeta les bases d’un peuple possédant sa langue et ses caractères propres. Puis, guidé par d’anciennes traditions, ce peuple traversa le Bosphore aux environs de 1250 avant notre ère et, lorsqu’il parvint dans les pays du mont Ararat, la montagne sacrée, loin des grandes communications, devant ces hauts plateaux entourés de sommets inaccessibles formant une véritable citadelle, les descendants de Haïk trouvèrent que ces lieux convenaient bien au tempérament de leur race et s’y fixèrent pour toujours.

Le peuple de Haïk, le peuple Haïkagan, établit là six siècles avant J.-C. un État qui s’intitula Haïastan et dont les citoyens se nommaient Haï, appellations qu’ils n’ont jamais cessé de porter jusqu’à présent. Des quatre fils qu’avait eus Haïk, le dernier s’appelait Arménak et s’était distingué comme héros de la nation. A la suite de quoi les autres peuples s’étaient mis à appeler les Haï Arméniens, et donnèrent à leur pays le nom d’Arménie2.

Le destin avait placé le peuple arménien dans cette partie de l’Asie mineure qui, certes, était d’accès difficile, mais qui allait devenir - pour son malheur - la position stratégique la plus importante et le terrain des convoitises de toutes les grandes conquêtes.

Ce furent d’abord les Perses, ensuite les Grecs avec Alexandre le Grand. Mais les Arméniens surent faire de la domination perse une période de développement sans toutefois se laisser absorber, et de l’épopée d’Alexandre une occasion de rapprochement avec la culture hellénique qui trouva chez eux un terrain favorable et dont ils devinrent d’ardents défenseurs.

Puis l’Arménie connut à son tour sa période glorieuse, celle où elle allait dominer tout le Moyen-Orient, de la mer Caspienne à la Méditerranée, du Haut-Plateau arménien à la Palestine. Ce fut le règne de Tigrane le Grand, le Roi des Rois qui, quatre-vingts ans avant J.-C., « allait assurer la survie de l’Arménie pour l’éternité en faisant le choix définitif de l’Occident3 ».

Deux apôtres du Christ, Thaddée et Bartholomé, étaient venus prêcher l’évangile dans les pays de l’Ararat. Grégoire, un moine arménien, poursuivait à leur suite l’œuvre d’évangélisation de sa patrie. Le roi Tiridate III, touché par la foi du prédicateur, se convertit et soutint Grégoire pour la conversion officielle de tout le pays. Ainsi, l’Arménie fut la première à reconnaître et à adopter le christianisme, en 301, avant Rome et avant Byzance. Cet événement considérable allait engager les Arméniens dans une voie à laquelle ils resteraient constamment fidèles, malgré les malheurs nombreux et démesurés que cela attirerait sur leurs têtes.

Tiridate aida Grégoire à bâtir la première cathédrale de la chrétienté et la ville d’Etchmiadzine - près d’Erevan, la capitale arménienne - qui devint et est restée la ville sainte des Arméniens, siège d’une lignée de 170 Catholicos, c’est-à-dire Patriarches Suprêmes, qui se sont succédé sans discontinuité jusqu’à aujourd’hui, à la tête de cette première Eglise issue des apôtres.

Le pays se couvrit d’un grand nombre d’églises et de monastères. Les constructeurs arméniens créèrent une architecture originale, avec des techniques et des formes nouvelles. Leurs réalisations servirent de modèles à l’art byzantin, permirent la construction de Sainte- Sophie. De Constantinople, l’influence se répandit en Grèce, dans les Balkans, puis en Italie, remonta du sud de la France par les vallées du Rhône et du Rhin. « L’Arménie fut ainsi, pour l’architecture du monde chrétien, ce que la Grèce avait été pour l’architecture du monde antique.4 »

Après s’être emparés de la Palestine, de l’Egypte, de la Syrie, après avoir réduit l’Iran, les conquérants arabes cherchaient à envahir l’Arménie. Ils furent surpris d’y découvrir un peuple fier, au patriotisme ardent, maître d’une culture et d’arts évolués, aux caractères moraux et physiques forts, qui leur opposa une résistance farouche. Ils durent accepter la négociation et la reconnaissance de l’autonomie des principautés arméniennes. La domination commencée en 645 dura deux siècles, mais sans que les Arabes parviennent jamais à réduire davantage les Arméniens.

Héritier de l’une des plus anciennes familles d’Arménie, les Bagratides, et rassembleur des terres arméniennes, Achot put reprendre le titre de Roi des Rois en redonnant l’indépendance à son pays. Lui et ses successeurs s’attachèrent plus particulièrement au développement culturel et à la construction d’une nouvelle capitale, l’admirable ville d’Ani, la Cité aux Quarante Portes et aux Mille et Une Eglises. La cathédrale y « préfigurait, en 989, le passage de l’art roman à l’art gothique5 », et la splendide floraison des monuments exprimait un haut niveau de civilisation, tel « un boulevard du monde occidental, face à l’Asie6 ».

Mais de terribles nuages obscurcissaient le ciel, venant de l’est. Des peuples intrépides et cruels, Turcs Seldjoukides puis Turcs Ottomans, se déversaient sur le Moyen-Orient, se succédant sans cesse avec des réserves considérables. Ils frapperont de mort la culture de l’Iran, celle des Arabes comme celle de Byzance, celle des peuples des Balkans et aussi celle de l’Arménie, en les recouvrant d’un manteau de sécheresse et de deuil. Leurs instincts étaient sanguinaires et les horreurs qu’ils commettaient apparurent démesurées comparées aux cruautés qu’avaient pratiquées les Arabes.

Il y eut à cette invasion sanglante des survivants arméniens qui ne voulurent point abandonner la terre de leurs aïeux, acceptant l’esclavage pour se maintenir sur place, surmontant la honte mais sans renoncer ni à leur foi, ni à leurs traditions. D’autres continuèrent de résister, luttant pied à pied, et se replièrent avec leurs seigneurs vers les montagnes du Taurus. Profitant des problèmes que subissait aussi l’Empire byzantin, ils installèrent sur ses frontières, en Cilicie, des petites principautés arméniennes. S’étant trouvé ur chef digne de leur détermination, le Prince Rouben, de la famille des Bagratides, ils affirmèrent bientôt leur indépendance en créant un Royaume de Nouvelle Arménie qui occupait l’ensemble de la Cilicie avec son rivage méditerranéen. Ainsi, seize années seulement après la chute d’Ani, un nouvel État arménien allait assurer la continuité jusqu’au seuil des temps modernes.

« Lorsque les Croisés de la Première Croisade arrivèrent, en fort mauvais point, exténués, aux défilés du Taurus, les Arméniens reçurent en frères ces chrétiens venus de si loin. Ils guidèrent les Croisés, les approvisionnèrent, leur rendirent possible la prise d’Antioche, puis celle de Jérusalem.7 » Des princes arméniens épousèrent des Françaises et vice versa : presque toutes les reines du Royaume latin de Jérusalem furent des Arméniennes. Le roi d’Arménie Léon Ier avait épousé la fille d’Amaury de Lusignan, roi de Chypre, et d’Isabeau Plantagenet, et n’avait eu pour enfant qu’une fille, Isabelle. C’est ainsi que la couronne d’Arménie allait passer à la famille des Lusignan, de la noblesse française d’Auvergne.

Deux cents ans après la première croisade, il ne restait plus, sur la côte du Levant, qu’un seul État chrétien, le royaume d’Arménie, qui allait pourtant se maintenir encore pendant près d’un siècle. N’acceptant pas de composer avec ses voisins musulmans, Léon V de Lusignan fut contraint de capituler en 1375. D’abord prisonnier du sultan d’Égypte, il regagna la France et, malgré la sollicitude de Charles VI, ne parvint pas à reprendre possession de ses États. Le dernier roi français des Arméniens repose à Saint-Denis, auprès des rois de France.

Les Arméniens demeuraient encore nombreux et souvent majori-taires, en Cilicie, dans tout l’Est de l’Anatolie et toujours dans les pays de l’Ararat. Jusqu’au XXe siècle, malgré l’asservissement imposé par le pouvoir islamique de l’Empire ottoman qui traitait ses chrétiens comme des peuples captifs, à force de ténacité, de comportements parfois héroïques, ils maintiendront pourtant d’anciens privilèges et même des parcelles d’autonomie et continueront de considérer ces pays comme leur pays. Éparpillés aussi au gré des circonstances, il n’y avait pas un seul État des côtes méditerranéennes où ils n’aient implanté une communauté, et ils y ont été longtemps regardés comme des protégés français.

En fonction des rapports toujours maintenus avec Byzance, les Arméniens avaient fourni à celle-ci non seulement des soldats, des officiers, des généraux, des gouverneurs, mais aussi, durant trois siècles, plus de vingt empereurs ou impératrices ! Devenus sujets d’un Empire ottoman aux nationalités nombreuses et fort différentes, ils firent preuve de réalisme en admettant l’idée d’une Arménie englobée dans cet Etat immense, dont ils se voulaient des citoyens légitimes. A tel point que les Turcs leurs avaient décerné l’appellation de « Nation fidèle ». Travailleurs infatigables, animateurs de la vie économique, ils tenaient l’essentiel de l’artisanat, des manufactures, des échanges commerciaux. Ils fournirent des fonctionnaires, des conseillers, des médecins et architectes au Palais impérial. Ils eurent des diplomates, des ambassadeurs, des gouverneurs, des ministres au Gouvernement. Traditionnellement portés vers les arts, ils construi¬sirent les palais les plus fameux, créèrent même le Théâtre turc !
Mais ils ne s’habituaient pas à cette inégalité qui faisait que tout musulman pouvait soumettre impunément le sujet chrétien à la servitude, à des exactions et des violences constantes. Et lorsque celles-ci devinrent insupportables à leurs yeux, ils se tournèrent tout naturellement vers les pays d’Europe. Ces derniers se préoccupèrent de ce que l’on commença à appeler la Question arménienne et exigèrent du pouvoir ottoman la promesse que des réformes seraient appliquées.

En réponse, le sultan Abdul Hamid lança ses troupes régulières, aux côtés de populaces aveuglées par l’ignorance et le fanatisme, dans une abominable œuvre de tuerie. Plusieurs centaines de milliers d’Arméniens innocents de toute faute allaient être horriblement massacrés durant des mois, et particulièrement pendant la semaine de Noël 1895.

Sous l’impulsion d’intellectuels turcs regroupés à Paris, avec la sympathie de la France, le régime d’Abdul Hamid fut renversé. Les dirigeants arméniens apportèrent tout leur soutien à ces réformateurs. Cela parut être une aurore de la liberté, l’ère nouvelle de la réconciliation des nationalités, des religions et des races - mais de façon très éphémère... Un noyau de nouveaux responsables, trahissant les précédents, établit au contraire toute la doctrine de son action sur la turquification forcée des musulmans de toutes nationalités de l’Empire et la liquidation pure et simple des chrétiens.

L’entrée en guerre auprès des Allemands, en 1914, allait fournir aux meneurs de cette politique la circonstance la plus favorable pour régler une fois pour toutes la question arménienne, par la suppression totale des Arméniens. « Une occasion se présentait pour faire disparaître de l’Empire ottoman une race chrétienne gênante.8 » La nation arménienne allait être anéantie, son patrimoine, ses trésors artistiques saccagés. Crime unique par son ampleur, crime resté impuni, tellement immense qu’il est impossible de le comprendre d’un seul coup. « Le premier peuple devenu historiquement chrétien avait suivi un chemin de croix qui n’était comparable qu’à celui du fondateur du christianisme.9 »

Un grand voile viendra recouvrir ces provinces d’un pays qui s’appelait Arménie, devenues sauvages, abandonnées, d’accès difficile et de grande insécurité pour le voyageur étranger indésirable. Mais « ... tant de sites débaptisés, d’étymologies trahies, de temples violés, de cimetières souillés et de monastères pervertis en pénitenciers restent encore là pour conjurer l’oubli...10 »

Texte établi d’après les ouvrages de :
Jacques de Morgan {Histoire du peuple arménien, Berger-Levrault), Paris 1919.

H. Pasdermanjian {Histoire de l’Arménie, Librairie Samuélian), Paris 1971.

1. La Genèse.
2. Données légendaires et historiques d’après Jacques de Morgan, Paris 1919.
3. René Grousset, Paris 1947.
4. J. Strygowski, Vienne 1918.
5. J. Strzygowski.
6. W.S. Davis, New York 1923.
7. J. Laurent, Paris 1919.
8. Winston Churchill, Londres 1929.
9. Élisabeth Bauer, Lausanne 1977.
10. Tashin Celai, universitaire turc (Paris 1980... ?).

PROLOGUE

Connaît-on vraiment la place occupée par ces Français différents, venus d’ailleurs, qui ont épousé la France car ayant dû fuir leur terre d’origine et se sont pris d’amour et d’un attachement irréversible pour ce pays d’accueil ? Ne veut-on pas ignorer leur faculté à pouvoir aussi perpétuer une histoire, une culture originale, des traditions respectables et dignes d’intérêt, pour ne retenir, comme seul signe distinctif qui leur resterait encore, qu’un nom en ski, en itch, en off, en mann... ou en ian... tel celui de Manouchian, le patriote de l’Affiche Rouge, qui, devant le tribunal de l’Occupation qui allait le condamner à être fusillé, déclarait : « Nous, nous avons combattu pour la France, pour la libération de ce pays... Vous aviez hérité de la nationalité française, nous, nous l’avons méritée.

Gazaros était en France depuis plus de dix ans maintenant. Il y avait recommencé une autre vie, s’était marié et avait trois enfants, tous trois nés en France et français mais portant le nom d’un apatride. Gazaros était un réfugié qui avait tout perdu et dont le destin n’était pas encore fixé. De son passé, de toute sa famille, il ne lui restait qu’un frère et deux sœurs établis depuis longtemps aux États-Unis.

Lui aussi partirait peut-être pour l’Amérique. C’était son projet depuis toujours, aussi loin que remontait sa mémoire, comme une chose écrite dès sa naissance. Il en était ainsi très souvent, dans sa …


Jacques der Alexanian

Le ciel était noir sur l’Euphrate

Robert Laffont

Robert Laffont
Le ciel était noir sur l’Euphrate
Arménie, Arménies* 1900-1922

Couverture : Dans les montagnes d’Anatolie,
vestiges d’église arménienne. (Photo D.R.)

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1988

ISBN 2-221-07336-3

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