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La guerre du Golfe n’a pas eu lieu


Éditeur : Galilée Date & Lieu : 1991, Paris
Préface : Pages : 104
Traduction : ISBN : 2-7186-0395-X
Langue : FrançaisFormat : 135x200 mm
Code FIKP : Liv. Fre. Bau. Gue. N°784Thème : Politique

La guerre du Golfe n’a pas eu lieu

La guerre du Golfe n’a pas eu lieu

Jean Baudrillard

Galilée

On peut se le demander. Sur la foi du matériel disponible (l’absence d’images et la profusion de commentaires), on pourrait penser à un immense test publicitaire, du type de celui qui vantait jadis une marque (GARAP), dont on n’a jamais su quel était le produit. Publicité pure, qui eût un immense succès, parce que relevant de la pure spéculation.

La guerre elle aussi est pure et spéculative, dans la mesure où l’on ne voit pas l’événement réel qu’elle signifierait, ou qu’elle pourrait être. Elle fait songer à ce suspense publicitaire récent — aujourd’hui j’enlève le haut, demain j’enlève le bas - aujourd’hui je déclenche la guerre virtuelle, demain je déclenche la guerre réelle. Avec en toile de fond cette troisième publicité …


Table


La guerre du Golfe n’aura pas lieu / 9

La guerre du Golfe a-t-elle vraiment eu lieu ? / 19

La guerre du Golfe n’a pas eu lieu / 63


LA GUERRE DU GOLFE N’AURA PAS LIEU


Dès le début, on savait que cette guerre n’existerait pas. Après la guerre chaude (la violence du conflit), après la guerre froide (l’équilibre de la terreur), voici venue la guerre morte — décongélation de la guerre froide — qui nous laisse aux prises avec le cadavre de la guerre, et la nécessité de gérer ce cadavre en décomposition, que personne aux confins du Golfe ne parvient à ressusciter. Ce que l’Amérique, Saddam Hussein et les puissances du Golfe se disputent là-bas, c’est le cadavre de la guerre.
La guerre est entrée dans une crise définitive. Il est trop tard pour la troisième guerre mondiale (chaude), elle a déjà eu lieu, distillée au fil des années dans la guerre froide. Il n’y en aura pas d’autre. On aurait pu penser que la défection du bloc de l’Est, par le déverrouillage de la dissuasion, ouvrirait à la guerre de nouveaux espaces de liberté. Il n’en est rien, car la dissuasion n’a pas pris fin, bien au contraire. Elle fonctionnait comme dissuasion réciproque entre les deux blocs, par excès virtuel des moyens de destruction. Elle fonctionne aujourd’hui, et d’autant mieux, comme autodissuasion - autodissuasion totale, allant jusqu’à l’autodissolution, du bloc de l’Est, mais autodissuasion profonde de la puissance américaine aussi, et de la puissance occidentale en général, frappée de paralysie par sa puissance même et incapable de l’assumer en termes de rapports de force.
C’est pourquoi la guerre du Golfe n’aura pas lieu. Cet enlisement de la guerre dans un suspense interminable n’est ni rassurant ni réconfortant. Dans ce sens, le non-événement du Golfe est d’une gravité qui dépasse l’événement même de la guerre : il correspond à la période, hautement néfaste, de pourrissement du cadavre, qui frappe de nausée et de stupeur impuissante. Là encore, nos défenses symboliques sont bien faibles, la maîtrise de la fin de la guerre nous échappe, et nous vivons tous cela dans la même indifférence honteuse, exactement comme les otages.

La non-guerre se caractérise par cette forme dégénérée de la guerre que sont la manipulation et la négociation des otages. L’otage et le chantage sont les produits les plus purs de la dissuasion. L’otage a pris la place du guerrier. Il est devenu l’acteur principal, le protagoniste du simulacre, ou plutôt, dans son inaction pure, le protagonisant de la non-guerre. Les guerriers s’ensevelissent dans le désert, seuls les otages occupent la scène, y compris nous tous comme otages de l’information sur la scène mondiale des media. L’otage est l’acteur fantôme, le figurant qui occupe l’espace impuissant de la guerre. Aujourd’hui, c’est l’otage sur site stratégique, demain l’otage comme cadeau de Noël, l’otage comme valeur d’échange et comme liquidité. Dégradation fantastique de ce qui était la figure même de l’échange impossible. Avec Saddam Hussein, qui s’est fait le capitaliste de la valeur d’otage, le vulgarisateur commercial du marché de l’otage, après celui des esclaves et des prolétaires, même cette valeur forte s’affaiblit et devient le symbole de la guerre faible. Prenant la place du défi guerrier, il devient synonyme de la débilité de la guerre. Et nous tous, otages de l’intoxication des media, induits à croire à la guerre comme naguère à la révolution en Roumanie, assignés au simulacre de la guerre comme à résidence, nous sommes déjà tous, in situ, otages stratégiques - notre site, c’est l'écran, où nous sommes jour pour jour virtuellement bombardés, tout en servant aussi de valeur d’échange. En ce sens, le vaudeville grotesque de Saddam Hussein joue comme diversion — à la fois diversion de la guerre et diversion du terrorisme international. Par son terrorisme mou, il aura du moins mis fin au terrorisme dur (palestinien ou autre), ce en quoi il se révèle, comme en bien d’autres choses, le parfait complice de l’Occident.

Cette impossibilité du passage à l’acte, cette absence de stratégie, entraîne le triomphe du chantage comme stratégie (de la part de l’Iran, il y avait encore un défi; chez Saddam, il n’y a plus que du chantage). L’abjection de Saddam Hussein, c’est ainsi d’avoir tout vulgarisé : le défi religieux en fausse guerre sainte, l’otage sacrificiel en otage commercial, la dénégation violente de l’Occident en magouille nationaliste, la guerre en comédie impossible. Mais nous l’y avons bien aidé. En lui laissant croire qu’il avait gagné la guerre contre l’Iran, nous l’avons poussé vers l’illusion d’une victoire contre l’Occident — cette révolte du mercenaire est bien le seul trait ironique et réjouissant de toute cette histoire.

Nous ne sommes ni dans une logique de guerre, ni dans une logique de paix, mais dans une logique de dissuasion, qui s’est frayé son chemin, inexorablement, en quarante ans de guerre froide, jusqu’à son dénouement dans nos événements actuels - une logique des événements faibles, dont font partie aussi bien ceux de l’Est que la guerre du Golfe. Péripéties d’une histoire anorexique, d’une guerre anorexique, qui n’arrive plus à dévorer l’ennemi, faute de concevoir l’ennemi comme digne d’être défié et anéanti — et Dieu sait que Saddam Hussein n’est digne ni d’être défié ni d’être anéanti — et donc se dévore elle-même.
C’est l’état dés intensifié de la guerre, celui du droit à la guerre, avec le feu vert de l’ONU, d’un luxe de précautions et de concessions. C’est l’usage du préservatif étendu à l’acte de guerre : faites la guerre, comme l’amour, avec un préservatif! Sur l’échelle de Richter, la guerre du Golfe n’atteindrait même pas le degré deux ou trois. L’escalade est irréelle, c’est comme si on créait la fiction d’un séisme en manipulant les instruments de mesure. Ce n’est ni le degré fort, ni le degré zéro de la guerre, c’est le degré faible, phtisique, la forme asymptotique qui permet de frôler la guerre sans la rencontrer, le degré transparent, qui permet de voir la guerre du fond de la chambre noire.

On aurait dû se méfier avec la disparition de la déclaration de guerre, disparition du passage à l’acte symbolique, qui présageait déjà la disparition de la fin de la guerre, puis de la distinction des vainqueurs et des vaincus (le vainqueur devient facilement l’otage du vaincu, toujours le syndrome de Stockholm), puis des opérations elles-mêmes. Guerre interminable donc, parce qu’elle n’aura jamais commencé. A force d’avoir rêvé de la guerre pure, guerre orbitale expurgée de toutes les péripéties politiques et locales, on est tombé dans le mou de la guerre, dans son impossibilité virtuelle, qui se traduit par cette fantasia dérisoire où les adversaires rivalisent dans la désescalade, comme si l’éclat, l’événement de la guerre, était devenu obscène, insupportable, comme tout événement réel d’ailleurs — on ne peut plus l’assumer. Donc, tout se transfère dans le virtuel, et ce à quoi nous avons affaire, c’est à une apocalypse du virtuel — hégémonie bien plus dangereuse à terme que l’apocalypse réelle.
La croyance la plus répandue est celle d’un enchaînement logique du virtuel à l’actuel, selon lequel toute arme disponible ne peut pas ne pas servir un jour, ni une telle concentration de forces ne pas mener au conflit. Or, ceci est une logique aristotélicienne qui n’est plus du tout la nôtre. Notre virtuel l'emporte définitivement sur l’actuel, et nous devrons nous contenter de cette virtualité extrême qui, au contraire de chez Aristote, est dissuasive du passage à l’acte. Nous ne sommes plus dans une logique du passage du virtuel à l’actuel, mais dans une logique hyperréaliste de dissuasion du réel par le virtuel.

Dans ce processus, l’otage est une fois de plus révélateur. Prélevé comme une molécule dans un processus expérimental, distillé ensuite un à un dans l’échange, c’est sa mort virtuelle qui est en jeu, non sa mort réelle. D’ailleurs il ne meurt jamais, au mieux il disparaît. Et il n’y aura jamais de monument à l’otage inconnu, tout le monde en a trop honte — cette honte collective qui s’attache à l’otage reflète la dégradation absolue de l’hostilité réelle (la guerre) en hospitalité virtuelle (les « invités » de Saddam Hussein).

Le passage à l'acte est communément mal famé : il correspondrait à une levée brutale du refoulement, et donc à un processus psychotique. Il semble que cette hantise du passage à l'acte règle aujourd’hui tous nos comportements : hantise de tout réel, de tout événement réel, de toute violence réelle, de toute jouissance trop réelle. Contre cette hantise du réel nous avons créé un gigantesque appareil de simulation qui nous permet de passer à l’acte « in vitro » (c’est même vrai de la procréation). A la catastrophe du réel nous préférons l’exil du virtuel, dont la télévision est le miroir universel.

La guerre n’échappe pas à cette virtualisation, qui est comme une opération chirurgicale : offrir le visage lifté de la guerre, le spectre fardé de la mort, son subterfuge télévisuel, plus déceptif encore (on l’a bien vu à Timisoara). Les militaires eux-mêmes ont perdu le privilège de la valeur d’usage, le privilège de la guerre réelle. La dissuasion est passée par là, et elle n’épargne rien. Eux non plus, pas plus que les politiques, ne savent plus quoi faire de leur fonction réelle, de leur fonction de mort et de destruction. Ils sont voués au leurre de la guerre, comme les autres au leurre du pouvoir.

P.-S. — Montrer l’impossibilité de la guerre juste au moment où elle doit avoir lieu, où s’accumulent les signes de son événement, est un pari stupide. Mais il aurait été encore plus bête de ne pas en saisir l’occasion.



La guerre du golfe a-t-elle vraiment eu lieu?

On peut se le demander. Sur la foi du matériel disponible (l’absence d’images et la profusion de commentaires), on pourrait penser à un immense test publicitaire, du type de celui qui vantait jadis une marque (GARAP), dont on n’a jamais su quel était le produit. Publicité pure, qui eût un immense succès, parce que relevant de la pure spéculation.

La guerre elle aussi est pure et spéculative, dans la mesure où l’on ne voit pas l’événement réel qu’elle signifierait, ou qu’elle pourrait être. Elle fait songer à ce suspense publicitaire récent — aujourd’hui j’enlève le haut, demain j’enlève le bas - aujourd’hui je déclenche la guerre virtuelle, demain je déclenche la guerre réelle. Avec en toile de fond cette troisième publicité …

 


Jean Baudrillard

La guerre du Golfe n’a pas eu lieu

Galilée

Éditions Galilée
La guerre du Golfe n’a pas eu lieu
Jean Baudrillard

© Éditions Galilée, 1991

ISBN 2-7186-0395-X

Cet ouvrage
a été composé
et achevé d'imprimer
pour le compte des Editions Gaulée
par l'Imprimerie Floch
À Mayenne en avril 1991

N° d'édition : 407.
N° d ’impression : 30628.
Dépôt légal : mai 1991.
(Imprimé en France)

« La guerre du Golfe n'aura pas lieu »
a été publié dans Libération du 4 janvier 1991.
« La guerre du Golfe a-t-elle vraiment lieu ? »
est relatif à la période du mois de février 1991.
« La guerre du Golfe n’a pas eu lieu »
succède évidemment à la fin des hostilités (mars 1991).
Un fragment en est paru dans Libération du 29 mars 1991.

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