Minorites et construction nationale en Turquie
Mickle Bouix
Françoise Rollan
MSHA
La nation comme référence identitaire et communauté d’appartenance majeure a peut-être vécu. Les communautés nationales ont été construites, puis reconstruites, lors de recompositions territoriales, sur des bases nouvelles, du XVIIe au XXe siècle. Quels ont pu être les enjeux et les stratégies des groupes minoritaires qui jusqu’alors jouissaient d’un statut particulier, ou en étaient exclus, parce qu'ils étaient considérés comme différents de par la langue, la religion, l'origine, l’ethnie ?
Deux cas de figure ont été plus particulièrement étudiés : d'une part, des groupes minoritaires religieux - réformés entre autres - et leurs tentatives pour s’inclure dans une communauté d’appartenance nationale ; d'autre part, d’autres groupes dont l’appartenance a été mise en cause après l’effondrement des empires multinationaux, les déplacements de frontières et la montée des nationalismes.
Dans l’Europe actuelle, se trouve alors posé d’une façon nouvelle le problème du rapport entre la permanence de minorités affirmées et les constructions nationales fondées le plus souvent sur le modèle de l’État-nation.
Les auteurs sont membres d’équipes de recherches du CNRS (UMR 6588 Migrations Internationales, Territorialités et Identités) et Diasporas, Échanges, Identités (UMR 5136 FRAMESPA). L’ouvrage se situe dans le cadre du programme de la Maison des Sciences de l’Homme d Aquitaine « Lieux, territoires mémoire ».
MAISON DES SCIENCES DE L'HOMME D'AQUITAINE
Françoise Rollan1
« Türkiy’ede yetmiçiki buçuk millet var »2
« En Turquie, il y a 72,5 nationalités »
La Turquie moderne a été créée au lendemain de l’effondrement de l’Empire ottoman, à la suite de la reconquête de l’Anatolie menée par Mustafa Kemal (dit Atatürk) contre les Alliés qui, au Traité de Sèvres (1920), s’étaient partagés les restes de l’Empire. Sa victoire lui a permis de renégocier le Traité de Sèvres et d’imposer aux Alliés, au traité de Lausanne en 1923, les limites de la Turquie actuelle. L’Anatolie avait accueilli, au cours des cinq siècles de l’Empire, une multitude de populations turcophones et non turcophones, musulmanes et non musulmanes. D’autres populations comme les Kurdes (musulmans sunnites ou alevi) ou les Assyro-chaldéens (chrétiens) étaient des autochtones qui vivaient au sud-est de l’Anatolie. Entre 1771 et 1989, on estime qu’environ 7850000 immigrés, originaires de Crimée, du Caucase Nord, d’Azerbaïdjan, de Grèce, Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie, Chypre, du Turkestan oriental et d’Afghanistan, se sont fixés en Turquie. Ce sont ces populations qui ont constitué, avec les Turcs, la République Turque. S’agissait-il de minorités ? Sans aucun doute, mais pour les Ottomans, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, le mot « minorité », ekalliyyet, n’avait alors aucun sens3. Ce n’est qu’au traité de Lausanne (1923) que le terme prit le sens qu’il a aujourd’hui. À la fin du XIXe siècle, Osman Nuri Pasa, vali (gouverneur) de l’Arabie4 déclarait que les Turcs devaient être la fondation de la nation musulmane ottomane alors que les « autres musulmans », c’est-à-dire les Arabes, les Kurdes, les Albanais, etc. ne seraient jamais que le soutien donc des éléments auxiliaires5. Le principal but des Ottomans devait être de créer un noyau de population fiable qui serait imprégnée de l’idéologie « correcte ». Cet objectif ne pouvait être atteint que par la création d’une école primaire par village. L’enseignement serait donné en turc par des professeurs turcs uniquement avec interdiction d’employer des enseignants grecs, serbes ou roumains6. L’idée de créer une majorité fiable était donc déjà en germe à la fin du XIXe siècle.
Il n’est pas possible de gommer les effets de cinq siècles d’histoire. Il est indéniable que les territoires et les identités (les réactions, les mentalités et les régionalismes) de la Turquie actuelle ont été façonnés au cours de la longue période de cohabitation avec des minorités et nationalités si diverses qui composaient l’Empire7. Par ailleurs les quarante années qui ont précédé la Première Guerre mondiale ont été le théâtre de graves désordres (guerres qui ont entraîné la perte de 83 % des territoires européens et de 69 % de ses populations, révoltes et terrorismes en Macédoine, Thrace et Anatolie orientale), qui ont encore accru les pertes de sujets ottomans musulmans et chrétiens8. Cependant, si le total de la population est resté stable durant cette période9, la composition ethnique a changé. Elle est devenue plus homogène du point de vue religieux.
Dans un premier temps, nous verrons comment était organisée la société ottomane pluriethnique et pluri-communautaire, et dans laquelle le concept de nationalité n’existait pas, les différences étant basées seulement sur l’appartenance religieuse. Dans un deuxième temps, nous examinerons les mouvements de population qui ont eu lieu au XIXe et au XXe siècle et ont profondément modifié l’équilibre qui existait entre les différentes populations de l’Empire au sens religieux. Ces mouvements ont conduit le pouvoir central à organiser des recensements de population afin de connaître de quelles forces il pouvait disposer pour lutter contre les ennemis de l’Empire. C’est ce que nous essaierons de montrer en examinant cette diversité et en essayant de cartographier la répartition de ces minorités à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ce qui n’a jamais été fait. Pour cela nous nous appuierons sur la publication des derniers recensements de l’Empire10.
Comment s’est faite l’intégration des minorités et nationalités qui composaient l’Empire et plus spécialement sur le territoire de ce qui allait devenir la Turquie ? Et comment ces minorités ont-elles participé à la construction de l’État-nation (sur le modèle occidental) voulu par Atatürk ? Ces minorités n’ont-elles pas aussi contribué à forger le nationalisme turc, tel Yusuf Akçura, un tatare émigré dans l’Empire ottoman ? Ce sera l’objet de la quatrième partie. Dans la cinquième partie, nous essaierons d’apporter quelques réponses aux questions qui se posent. La « communauté imaginée » turque, au sens de Benedict Anderson11, existe-t-elle vraiment aujourd’hui ? Quelle est la situation de nos jours ? L’œuvre d’Atatürk est-elle totalement réalisée ?
De l’Empire ottoman multi-ethnique à l’état-nation Turc
L’étendue de l’Empire ottoman impliquait une multitude ethnique, linguistique et religieuse. Le succès de l’Empire est d’avoir su gérer pendant plusieurs siècles des territoires sur lesquels cohabitaient des populations si différentes et en relativement bonne entente. Ce qui fait dire à Roderic H. Davison que l’Empire ottoman était un cocon12. Mais ce cocon a été détruit par les assauts répétés de l’expansion coloniale européenne affirme Georges Corm13.
L’étude des minorités et des nationalités, dans l’Empire ottoman et plus particulièrement en Turquie à la fin du XIXe siècle14, se révèle riche en enseignement. L’afflux de populations d’origines diverses, à la fin de l’Empire, conditionne tout ce qui se passe dans cette partie du monde aujourd’hui: Même si certaines nationalités sont peu représentées dans la Turquié du XXIe siècle, elles ont profondément marqué la population turque. Ainsi à Kayseri, la présence jusqu’en 1914, des Arméniens en grand nombre (20 % de la population) et dès Grees en forte minorité aussi (14 %) ; ce qui était une exception dans la Turquie intérieure, a contribué à la formation d’un esprit d’entreprise chez les habitants de cette région. Les Turcs de Kayseri sont connus pour leur sens du commerce. Déjà Vital Cuinet distinguait les Grecs orthodoxes de Césarée15 « pour leur intelligence …
1. Françoise Rollan, UMR 6588 MITI, équipe TIDE, CNRS, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 10 Esplanade des Antilles, Domaine Universitaire, 33607 Pessac cedex, France ; Tél. : +33 556 84 68 27 ; Fax : +33 556 84 45 61 ;
e-mail : Françoise. Rollan@msha.fr
2. Peter Alford Andrews (ed.), 1989, p. 18.
3. Selim Deringil, 1998, p. 217. Aujourd’hui, le terme employé est azmlik.
4. L’Arabie faisait partie de l’Empire ottoman depuis les débuts du XVIe siècle. Le Hedjaz est conquis en 1517, La Mecque en 1538 et Aden et le Yemen en 1547. La création de la Turquie au traité de Lausanne en 1923, signe pour les Turcs la perte définitive de tous les territoires arabes.
5. Selim Deringil, 1998, p. 220.
6. Selim Deringil, 1998, p. 221.
7. Cem Behar, 1996.
8. Stanford J. Shaw, 1980, p. 192-193 ; Daniel Panzac, 1988, p. 45-67.
9. Stanford J. Shaw, 1980, p. 192.
10. Kemal H. Karpat, 1985 ; Justin Andrew Mac Carthy, 1983 ; Meir Zamir, 1981.
11. Benedict Anderson, 1996, 215 p.
12. Roderic H. Davison, 1995, p. 190.
13. Georges Corm, 1992.
14. À ce sujet voir : B. Braude, B. Lewis, (ed.), 1982 ; Raymond Kevorian, Paul Paboudjian, 1992 ; Justin Andrew Mac Carthy, 1983, op. cit. ; Vital Cuinet, 1890-1900.
Françoise Rollan
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Sous la direction de Mickle Bouix
Françoise Rollan