La liberté d’expression en Turquie
Ümit Kilinç
L’Harmattan
Pour préserver le caractère laïc et unitaire du pays, la Turquie n'a pas réussi à combattre le séparatisme et le fondamentalisme et à garantir, dans le même temps, une liberté d'expression de manière conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme relative à l'article 10 de la Convention. Elle s'est trouvée confrontée à un choix dans sa quête des solutions au conflit entre le droit turc et le droit de la Convention en la matière : adapter progressivement son droit aux standards européens en commençant par améliorer sa législation dans le domaine de la liberté d’expression, ou considérer que les conditions politiques et sociales ne sont pas encore réunies pour procéder à une telle évolution et décider de maintenir les solutions actuelles, au risque de voir se multiplier les condamnations à Strasbourg. La Turquie a opté pour la première solution. Toutefois, il convient de constater que, malgré le fait que la Turquie a adopté plusieurs réformes en vue de mettre la Constitution, le droit pénal et la loi sur la presse en conformité avec la Convention et la jurisprudence de la Cour européenne, la situation de la liberté d'expression reste encore préoccupante, en particulier quant à l’article 301 du nouveau code pénal, disposition qui est à l'origine d’un grand nombre de poursuites pénales engagées, notamment à l'encontre de journalistes et d'universitaires à raison de l’expression d’opinions non violentes. De fait, la question de la liberté d’expression en Turquie continue de se poser et fait obstacle à une réelle démocratie pluraliste qui respecte la diversité des idées et de la société.
Docteur en droit, Ümit KILINÇ travaille actuellement en tant que juriste au sein du greffé de la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.
PRÉFACE
Les plus anciens racontent encore l’anecdote de tel juge national, je crois, en l’occurrence, néerlandais, qui a suspendu le procès pendant devant lui pour chercher des informations au sujet d’une certaine Convention européenne des droits de l’homme que l’une des parties invoquait. Cette période, il faut bien croire, s’est définitivement achevée. Il n’y a plus aucun juge et aucun avocat, de l’Irlande et du Groenland à Vladivostok et à la Kamtchatka, qui ignore cette Convention et qui ne cherche à pénétrer dans les arcanes d’une jurisprudence de plus abondante et sophistiquée de la Cour européenne des droits de l’homme, tentative, cette dernière, parfois aléatoire surtout si l’intéressé ne maîtrise les deux langues officielles de la Cour et du Conseil de l’Europe. Le simple justiciable s’improvise, à son tour, juriste parfois à l’occasion d’une simple lecture du texte conventionnel, texte qui devient pour lui une ultime planche de salut lorsque les juridictions nationales, les unes après les autres, refusent d’entendre sa parole contre l’un des quarante-sept Léviathans de notre continent.
La Cour de Strasbourg elle-même, le Conseil de l’Europe plus généralement et, naturellement, la doctrine, que ce soit dans une optique de recherche approfondie ou dans une optique de vulgarisation, essaient de rendre la Convention et la jurisprudence européenne mieux connue des juges nationaux et des administrations nationales, des avocats et du grand public. Et, s’il faut croire que cette œuvre est loin d’être achevée (en témoigne, entre autres, le pourcentage extraordinairement élevé de déclarations d’irrecevabilité pour non-épuisement des recours internes ou pour cause de requête « manifestement mal fondée »), on ne peut plus ignorer que les regards des responsables nationaux (administrateurs, législateurs, juges), des différents praticiens de la justice et des universitaires, voire, de plus en plus souvent, des médias, convergent vers Strasbourg. Avec des hauts et des bas, on analyse, on décortique, on magnifie, on critique, on compare la jurisprudence de la Cour européenne avec celle d’autres juridictions internationales analogues. Bref, on cherche à la connaître, ce qui, au vu de l’avalanche des requêtes et des arrêts et décisions correspondants de ces dernières années, n’est pas une mince affaire. Et l’on finit par croire que par ses vertus, la jurisprudence de la Cour fait que « règne, sur le plan social [...] un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la Déclaration puissent y trouver plein effet », comme l’exige l’article 28 de la Déclaration Universelle des droits de' l’homme.
Toutefois, en concentrant l’essentiel de ses efforts à la connaissance et à l’analyse de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, le juriste, parfois naïf, perd de vue que, pour l’essentiel, la Convention est appliquée et interprétée non pas par la Cour de Strasbourg mais bien par les juges nationaux. Pour le commun des justiciables, on peut dire, pour paraphraser l’école américaine réaliste de droit, que ce qui compte n’est pas l’application des dispositions conventionnelles par le juge européen mais par le juge national. Le succès de l’aventure entreprise le 4 novembre 1950 dépend et dépendra toujours de l’utilisation que fera de la Convention le juge national. Au-delà des difficultés de l’application correcte, complète et, l’on dirait, honnête des arrêts de la Cour par les Etats condamnés pour violation de la Convention, problématique qui, à juste titre, intéresse et alerte la doctrine depuis maintenant une dizaine d’années, se pose avec acuité le problème de la réception et de la perception de la jurisprudence européenne par les juridictions nationales. On constate qu’ici fait défaut cet instrument majeur du droit de l’Union européenne qui s’appelle recours en manquement et qui, de manière plutôt efficace, assure la bonne exécution de leurs obligations par les États membres. Fait également défaut une jurisprudence analogue à celle de la Cour de justice de l’Union assurant sans ambages la primauté du droit de l’Union sur le droit national. Les esprits chagrins pourraient même dire que, dans une certaine mesure, l’article 53 de la Convention européenne des droits de l’homme contient une sorte d’antijurisprudence Costa c. EN EL en ce que la Convention cède volontiers le pas devant un droit national davantage protecteur d’un droit de l’homme donné (même s’il convient de relativiser de beaucoup la portée de cette concession). Et si une condamnation d’un État par la Cour européenne peut s’analyser, dans les faits, comme un désaveu des juges nationaux, il n’est pas sûr qu’un État puisse toujours réagir (en tout cas, rapidement) contre la mauvaise volonté des juges nationaux suprêmes. Bien plus que dans le droit de l’Union européenne, dans le cas de la Convention européenne des droits de l’homme, le dialogue des juges est nécessaire. Et l’on parle ici d’un vrai dialogue auquel ne pourra se substituer aucun dictât analogue à celui du recours en manquement et surtout de la condamnation de l’État membre fautif à des astreintes. La modicité des satisfactions équitables allouées (et, encore, le cas échéant...) par la Cour de Strasbourg n’a rien à voir avec les astreintes que peut demander la Commission et auxquelles peut condamner la Cour de justice.
C’est ce domaine méconnu du dialogue compliqué entretenu par la Cour de Strasbourg avec les juges nationaux que Monsieur Ümit Kilinç, juriste au greffe de la Cour européenne des droits de l’homme, a choisi comme sujet de sa thèse doctorale dont il nous présente dans ce volume une version remaniée et actualisée. Certes, son objectif n’est point de se livrer à une étude exhaustive et abstraite des aléas de ce nécessaire dialogue. L’exemple de la liberté d’expression qu’il a choisi est, néanmoins, un exemple topique. Il l’est à plus d’un titre. Tout d’abord, la liberté d’expression est une garantie fondamentale pour l’existence d’une société démocratique et, l’on peut présumer, dans une société non démocratique aucun droit de l’homme ne peut réellement prospérer (même pas, on le sait, les droits dits de la deuxième génération). La liberté d’expression, parce qu’elle peut justement rendre publiques les violations des droits de l’homme, est une garantie absolue de leur respect. La liberté d’expression ne vaut donc pas seulement pour elle-même comme c’est, en revanche, le cas de bien d’autres droits consacrés par la Convention. Elle est, au contraire, une question existentielle pour les autres droits, presque au même degré que le droit à la vie. De nos jours, en effet, l’assassin, le tortionnaire, l’embastilleur a, en règle générale, une préférence marquée pour le secret de ses activités.
Placée donc stratégiquement au carrefour de la plupart des droits reconnus par la Convention, la liberté d’expression est un poste d’observation idéal pour le déroulement de ce fameux dialogue des juges européens et nationaux. L’auteur du présent ouvrage en est conscient qu’il n’hésite point à donner à ses analyses une envergure considérable embrassant plusieurs domaines d’activité sociale. C’est que la liberté d’expression, surtout sous sa plume, mène presque partout. Les grands problèmes de la Turquie actuelle passent facilement sous le prisme de la liberté d’expression : séparatisme kurde menant jusqu’à une guerre civile, place de la religion dans une société restée profondément croyante, rôle social des intellectuels et des artistes, rôle des politiciens, rôle, dans la société, des juges eux-mêmes, défense d’une idéologie officielle (qui a tant apporté, il va sans dire, au développement d’une Turquie moderne) face aux vents de la contestation et, finalement, de la liberté d’expression dans ce qu’elle a de plus profond : sa capacité d’interroger et de démystifier et de démythifier.
L’analyse, rigoureusement juridique, ne devient jamais, vu sans doute aussi les enjeux de la problématique, totalement abstraite, ce qui fait que le non-juriste peut aussi y trouver son compte.
Mais c’est au lecteur de découvrir l’intérêt de cet ouvrage en le lisant. Ce n’est pas au préfacier de le faire pour lui en le résumant et en déflorant de la sorte la sève du raisonnement, de l’analyse, de la synthèse, de l’érudition de l’auteur.
Toutefois, le préfacier, bénéficiant à son tour de la liberté d’expression, a le droit de dire, de manière libre et donc forcément subjective, ce qui l’impressionne à la lecture de l’ouvrage. Et ce qui l’impressionne est la découverte d’un nouveau monde qui, forcément sans l’ouvrage qu’il préface, lui serait resté largement inconnu et inaccessible. Ce nouveau monde est tout simplement la Turquie, un grand pays, voisin, connu, inconnu. Loin de faciles poncifs (une société écartelée entre- l’Occident et l’Orient, un pays écartelé entre une bourgeoisie dynamique et libérale et une paysannerie conservatrice et suiviste, un parti musulman apportant un air de liberté sous lequel peut pourtant se cacher la charia, une armée omniprésente défendant l’héritage kémaliste de la modernité et de la laïcité, un kémalisme oscillant entre démocratie et autoritarisme, Turcs et Kurdes, sunnites et alévies, et Grecs et Juifs et Arméniens), l’ouvrage dévoile une société qui réfléchit, espère, s’angoisse, s’adapte. Il y a du va-et-vient, des pas de géant et des retours en arrière, de la nostalgie et du modernisme, le tout vu sous le prisme voilant et dévoilant du droit. D’un droit en ébullition, surtout depuis une vingtaine d’années. Ébullition à laquelle participent les universitaires, les avocats, le législateur, le constituant, le juge ou plutôt les nombreux juges qui, tous, n’ont pas la même position sur des points délicats de la vie nationale et sociale. Et, naturellement, tout ce monde s’exprime dans des ouvrages, un grand nombre de revues juridiques, des recueils d’arrêts et de décisions (les juges turcs peuvent joindre leurs opinions séparées et ne s’en privent manifestement pas). On saura gré à l’auteur de cet ouvrage d’avoir mis à la disposition d’un public non turcophone l’intensité des débats juridiques (et politiques) qui traversent et structurent la Turquie actuelle, d’avoir donc bien voulu devenir un introducteur du lecteur occidental dans la complexité du grand pays qui frappe à la porte de l’Union européenne. La thèse porte bien sûr sur la liberté d’expression en Turquie à l’épreuve (dans toutes les acceptions du terme) de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Mais cette thèse est aussi autre chose : une clef pour comprendre un pays.
Syméon Karagiannis Professeur à l’Université de Strasbourg
INTRODUCTION
En Turquie, la liberté d’expression « dérange »' les autorités publiques. Le pays, loin d’atteindre le standard européen de protection de la liberté d’expression, souffre du processus du respect de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « la Convention ou la Convention européenne ») et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour ou la Cour européenne »). Depuis la reconnaissance du recours individuel et de la compétence de la juridiction obligatoire de la Cour, les atteintes au droit à la liberté d’expression en Turquie engendrent la mise en accusation de ce pays devant les organes de la Convention. Elles ne cessent de poser de sérieuses questions et d’aboutir à des condamnations sévères et systématiques à Strasbourg sur le fondement de l’article 10 de la Convention.
Par ailleurs, les organisations nationales, internationales ou non gouvernementales chargées d’assurer le respect des droits de l’homme ou de les rapporter et de les dénoncer, de même que la presse européenne et les Etats européens se font l’écho de violations persistantes au droit à la liberté d’expression. La Turquie est considérée par ces derniers, comme un Etat ayant des difficultés à assimiler les valeurs et les principes démocratiques sur lesquels s’est pourtant construite l’Europe. Les atteintes à la liberté d’expression sont également un des arguments le plus souvent avancés pour mettre en cause la capacité de la République laïque et unitaire turque à promouvoir une démocratie pluraliste et durable. Le non-respect de la liberté d’expression affecte l’image de la Turquie et gêne plus particulièrement ses relations avec l’Union européenne (ci-après « l’UE ») à laquelle elle souhaite adhérer.
La présente étude suppose, pour pouvoir être menée à bien, la résolution d’un certain nombre de points préliminaires, qui sont liés à la question principale. Il convient de s’interroger tout d’abord sur la définition, l’importance et la valeur de la liberté d’expression qui font qu’on accorde à cette dernière un mérite particulier (I). Ensuite, les évolutions historiques doivent être expliquées, puisque la situation actuelle de la liberté d’expression dans le pays ne saurait être détachée de l’histoire des droits de l’homme (II) et de celle de cette liberté (III). En outre, il faut examiner l’attitude de la Turquie…
1 Expression utilisée par M. Gonzalez pour la liberté de religion en général (G. GONZALEZ, La Convention européenne des droits de l’homme et la liberté de religion, Paris, Economica, 1997, p. 5).