PRÉFACE
La poésie, à mes yeux, a toujours été investie d'une importance capitale. Elle est l'expression verbale par excellence, celle où la chair des mots atteint sa plénitude sous la forme la plus serrée afin de marquer les mémoires.
Je suis particulièrement sensible à la poésie des commencements, celle des cosmogonies et des épopées. Je les préfère, en général, aux poèmes plus tardifs, poésie de cours, diwans aux conventions souvent excessives, alourdies d'afféteries. Cosmogonies et épopées expriment tout d'une société en ces moments d'aube historique où nommer les choses et les êtres et les exalter donne aux sociétés les cadres et les valeurs à l'intérieur desquels elles se définissent et se reconnaissent. À cet égard, la poésie populaire transmise oralement conserve l'écho de cette fraîcheur première et, lorsqu'elle est de qualité, un son d'une grande authenticité. Les poèmes que l'on trouvera dans ce recueil couvrent un large éventail de genres "poèmes épiques, où les Kurdes, à mon avis, excellent, à la fois par le sens descriptif, la force dramatique et la rigueur. Aucune redondance dans ces chants de guerre et de mort, souvent créés et chantés par des femmes, mais un dépouillement tragique, un sens de la geste, reflet d'un code strict du savoir vivre et du savoir mourir. Poèmes d'amour, très souvent oeuvres de femmes encore, qui réclament l'être aimé et refusent le choix social imposé par la tradition. Certains de ces poèmes sont l'expression d'une intense passion et il faut, pour des Occidentaux, se remémorer le temps des amours impossibles pour en saisir la violente frustration. Le refus de soumission ne peut déboucher que sur le suicide ou la mort infligée. L'humour, par ailleurs, n'est pas absent de ces chansons allègres où l'on taquine le plaisir avant qu'il ne devienne grave ; ni la tendresse des berceuses, ou, par touches, ce sens aigu et comme allant de soi de la nature chez un peuple qui a non seulement vécu en symbiose avec ses montagnes, mais leur doit d'avoir survécu jusqu'à aujourd'hui.
Les Kurdes appartiennent linguistiquement à la famille des langues iraniennes et, par voie de conséquence, au rameau indo-européen. Islamisés au VIIIe siècle et essentiellement sunnites, ils eurent des principautés autonomes sous la suzeraineté des califats abassides (dynasties des Merwanides, des Chedadides). Ces principautés, par la suite, bien que nominalement sous l'autorité de l'Empire ottoman ou de la Perse, gardèrent leur autonomie jusqu'au milieu du XIX: siècle où elles furent réduites notamment dans le cadre de la centralisation de l'Empire ottoman à son déclin.
La langue kurde est écrite depuis fort longtemps, bien que le présent recueil s'en tienne à la tradition orale. L'âge classique de la littérature kurde commence au XVe siècle, et c'est au XVIIe siècle qu'Ahmed Khani (1650-1706) produit le chef-d'oeuvre de la littérature kurde avec son Mem o Zîn, version littéraire de l'épopée populaire Mamé Alan dont on trouvera ici des extraits.
La fin de la Première Guerre mondiale, qui provoque l'effondrement de l'Empire ottoman, voit apparaître de nouveaux États au Proche-Orient (Syrie, Liban, Transjordanie, Palestine, Irak) et aboutit à une nouvelle division des Kurdes jusque-là partagés entre les Empires ottoman et persan.
Au Kurdistan de Turquie et d'Iran s'ajoute un Kurdistan d'Irak créé par les Britanniques qui adjoignent au nouvel État le Vilayet (province) de Mossoul, riche en pétrole. Des minorités kurdes se trouvent également en Syrie et en Union soviétique (celles-ci vivaient surtout jusqu'en 199/ en Arménie soviétique. Elles ont été victimes, à l'exception des Yezidis(1), des expulsions consécutives au conflit arméno-azéri).
Dans un monde désormais fondé sur le modèle de l'État-nation, les Kurdes ont, partout au Proche-Orient, subi la domination du groupe ethnique majoritaire. En Turquie, dès 1924, toutes les organisations politiques et religieuses, toutes les écoles et les publications kurdes sont interdites. Par décret, en quelque sorte, la Turquie devient le pays des seuls Turcs et l'unique option pour les Kurdes de Turquie est l'assimilation. Les révoltes, en 1925, 1930, 1936, sont très durement réprimées et débouchent sur une combinaison de massacres et de déportations vers l'Anatolie centrale. La répression est si terrible sous le kémalisme qu'il faut attendre les années soixante pour un nouveau réveil de la conscience kurde. Depuis 1984, le P.K.K. (Parti des Travailleurs kurdes), organisation marxiste-léniniste à l'idéologie très manichéenne et aux méthodes roides anime une guérilla. L'armée turque, malgré sa combativité, sa supériorité numérique écrasante et les méthodes répressives d'une brutalité massive qu'elle déploie en cherchant à vider la région kurde de sa population, n'a pu réduire l'insurrection. Il a fallu attendre 1991 et la Guerre du Golfe pour que la Turquie admette officiellement l'existence de quelque douze millions de Kurdes, soit 20 % de sa population totale. L'armée, qui est la véritable colonne vertébrale de l'État, ne conçoit jusqu'à présent d'autre solution que militaire, et des députés kurdes ont été condamnés à quinze années de prison pour avoir prononcé quelques mots de kurde à l'Assemblée nationale.
En Iran, les Kurdes peuvent user de leur langue, mais se heurtent depuis des décennies à une fin de non-recevoir lorsqu'ils réclament l'autonomie. Celle-ci a été établie de facto par deux fois, la première au lendemain de la Seconde Guerre mondiale où, profitant de la carence de l'État iranien et des encouragements de l'Union soviétique, les Kurdes proclament à Mahabad une « République » qui est écrasée avant la fin de sa première année d'existence, la seconde après l'effondrement du régime du Shah. Entre 1979 et 1983, sous la direction de A.R. Ghassemlou, le Kurdistan iranien est autonome.
À partir de 1984, les « pasdarans » (gardiens de la révolution) reprennent le contrôle des régions kurdes. En 1989, lors de négociations à Vienne avec des émissaires du président iranien, A.R. Ghassemlou est assassiné. L'État autrichien ne réagit pas. Quelques années plus tard, en septembre 1992, trois dirigeants kurdes d'Iran sont assassinés à Berlin. En 1997, le tribunal de Berlin accuse les plus hauts dirigeants de la République islamique d'avoir commandité ces meurtres.
Dès l'incorporation du Vilayet de Mossoul à l'Irak, les Kurdes se révoltent et sont matés par la Royal Air Force. Après la chute de la dynastie hachémite en 1958, le général Kassem proclame que l'Irak est le pays de deux peuples : arabe et kurde. L'entente dure peu. En 1961, les hostilités éclatent. Les Kurdes, sous la direction de Mustapha Barzani sont, dans une première phase, appuyés par le Parti communiste irakien et l'Union soviétique. En 1968, le Baas et Saddam Hussein s’installent solidement au pouvoir. Cependant les Kurdes tiennent une importante partie du territoire et paraissent invincibles. Une trêve a lieu en 1970. Le Baas propose d'accorder une autonomie aux Kurdes dont il reste à négocier l'assiette territoriale et les conditions. En 1972, l'Irak signe avec l'URSS un traité d'amitié et de coopération. C'est le renversement des alliances. Les Kurdes sont lâchés et se tournent vers les adversaires de l'Irak: le Shah d'Iran, les Etats-Unis et Israël, ces deux derniers clandestinement, soutiennent les Kurdes. En 1975, en échange de larges concessions, l'Irak obtient du Shah d'Iran un arrêt complet de l'aide fournie aux Kurdes de Moustapha Barzani. Ainsi, Saddam Hussein se libère de l'hypothèque de l'insurrection. Malgré une dure répression, la lutte reprend dans les années quatre-vingt, animée par des mouvements kurdes rivaux.
Durant la guerre Iran-Irak (1980-1988), les Kurdes d'Iran sont aidés par l'Irak et ceux d'Irak par l'Iran. Dans ces chassés-croisés tactiques, ce sont toujours les plus faibles qui paient. Au lendemain immédiat de la Guerre du Golfe, les mouvements kurdes, en partie leurrés par la propagande occidentale, s'insurgent en croyant Saddam Hussein vaincu et subissent une répression terrible. Mais, cette fois, les télévisions occidentales sont présentes. Les Occidentaux fournissent aux Kurdes une zone protégée qui devient autonome de facto, au grand dam de la Turquie qui craint la contagion de l'exemple.
Depuis 1991 les troupes turques sont intervenues en Irak à plusieurs reprises contre les sanctuaires du P.K.K. Dans la région autonome du Kurdistan irakien, les deux mouvements nationaux dont l'hostilité était ancienne entrent assez rapidement en conflit ouvert et bientôt recommencent l'un comme l'autre à jouer et à être le jouet d'alliances entre les États de la région.
Trois facteurs ont empêché jusqu'à aujourd'hui des solutions satisfaisantes à la question nationale kurde:
- Le retard des élites kurdes au lendemain de la Première Guerre mondiale par rapport aux États qui les dominaient: Turquie et Iran surtout.
- Les divisions tribales, objets de discorde, n'ont cessé d'être exploitées par les adversaires des Kurdes. Les chefs préfèrent tout au triomphe d'un rival. C'est ce qui se passe aujourd'hui en Irak.
-Aucun des États: Turquie, Iran, Irak, Syrie (où ils n'ont aucun droit spécifique), ne peut voir se constituer une autonomie viable dans l'une quelconque des parties du Kurdistan géographique, ni envisager l'hypothèse d'un fédéralisme. En fait le groupe ethnique ou religieux qui est au pouvoir dans l'ensemble de ces pays, tous non-démocratiques, pratique l'assimilation ou la répression. À cet égard, le cas des Kurdes, quelque 25 millions dans les quatre pays dont la moitié en Turquie, est exemplaire. Aucune instance internationale n'intervient pour protester ou condamner l'attitude d'États qui, de façon flagrante, violent des droits collectifs élémentaires comme le droit à l'identité et à la transmission d'une culture qui devrait être considérée comme imprescriptibles, ni pour favoriser une solution fédérale qui, de toute évidence, conviendrait mieux à la plupart des États nouvellement indépendants que le jacobinisme très particulier issu du modèle de l'État nation crée par la Révolution française.
La littérature orale kurde utilise surtout le kurmanji (parlé par les Kurdes de Turquie, de Syrie et la majeure partie de ceux d'Iran) et le sorani (dont les locuteurs sont les Kurdes d'Irak et d'Iran méridional). Cette littérature est abondante et a été recueillie et traduite par plusieurs générations d'orientalistes. Avant la Première Guerre mondiale, par Lerch, Muller, Mann, Mokas, Garzoni, Abovian, de Morgan, etc. ; après celle-ci, par Nikitine, Mackenzie, Mc Carus, Lescot, Tsukerman, Smirnova, les frères Bedir Khan, Eyoubi, Kurdoev ou Emin Endal. De nombreux poèmes populaires, et notamment les légendes et épopées, ont été recueillies au moment même où leur transmission par les dengbêj (bardes) commençait à devenir problématique et de plus en plus fragmentaire. Lorsque Roger Lescot(2) décide de traduire l'épopée populaire kurde, Mamé Alan(3), au cours des années trente, il en existait déjà plusieurs versions en langues européennes, particulièrement en allemand et en arménien. Aucune ne satisfait Lescot qui se met à la tâche et va s'efforcer d'établir une version nouvelle en combinant plusieurs variantes.
Dans les années trente, il recueille en Syrie trois versions: la première de la bouche d'un dengbêj, nommé Miso, de la tribu des Berazi du sud (qui en tenait le texte de son père qui, lui-même, l'avait appris d'un Kurde du Badinan en Irak) ; la seconde, d'un dengbêj nommé Sebri auquel Lescot doit d'avoir recueilli une série de contes(4). Enfin d'un dengbêj des Serhedan, aux confins turco-iraniens.(5)
Mamé Alan conte l'histoire d'une quête. Magiquement unis pour une nuit seulement et se liant d'un serment solennel, Mamé et Zin échangent leurs anneaux. Mamé Alan est un jeune souverain kurde, maître de la cité d'Occident. Zîn, la fille du prince de Djézira Botan.
Au matin, Mamé Alan s'éveille seul. Sa compagne de la veille a disparu. S'il ne portait au doigt la bague offerte par Zin, il croirait avoir rêvé. Dès lors il n'est plus habité que d'une pensée: retrouver celle qui a empli son coeur de nostalgie et de désir.
Et Mamé Alan, plein de mélancolie, se met il la recherche de Zin. Il chevauche vers Djézira Botan où l'attendent, au terme d'une quête semée d'embûches, l'amour et la mort. Cette épopée que je place(6) parmi les chefs-d'oeuvre du genre a été admirablement servie par la traduction de Roger Lescot. Celui-ci appartenait il une génération d'orientalistes plus enclins il la traduction juxtalinéaire qu'il une transcription poétique fidèle au texte et il son esprit. Lescot, lui, joignait il la rigueur scientifique le sens poétique sans lequel la traduction dessert le texte auquel est consacré une introduction enthousiaste. Lorsque j'étais aux Langues-O et que je passais une partie de mon temps à lire les poèmes des civilisations extra occidentales, j'ai été souvent déçu, après lecture de la savante présentation, par celle du texte traduit. Lescot était un traducteur poète. Mamé Alan date probablement du XVe siècle (les diverses hypothèses varient du XIVe au XVIe siècle), et conte une histoire d'amour où le héros meurt victime d'une trahison sans que sa vie n'ait rien d'édifiant.
Au XVIIe siècle lorsque Ahmed Khani prend Mamé Alan pour thème et crée le chef-d'oeuvre de la littérature classique kurde, Mem o Zin, il ajoute au thème initial une coloration patriotique et sa version est empreinte de religiosité. Le Mem du poète termine sa vie en martyr de l'amour mystique, en saint délivré d'attaches terrestres. On peut lui, préférer la passion insensée de Mamé Alan, la folie mutuelle des amants frustrés et la mort tragique du héros.
Comme toute poésie orale, Mamé Alan est d'abord faite pour être dite. Il n'y a pas de trace, métrique dans ce poème. Comme l'indiquait Roger Lescot: « Il s'agit de versets assonancés dont la longueur est variable et déterminée uniquement par le souffle de l'improvisateur. »
On trouvera dans ce recueil des poèmes exprimant le génie poétique kurde.
Les traductions ont été faites principalement par Roger Lescot ou par moi-même (7), avec l'aide précieuse et experte du regretté Kamuran Ali Bédir Khan. Quelques poèmes ont été traduits par Pierre Rondot, Herekol Azizan et Lucie-Paule Marguerite. Une partie des textes originaux, publiés ici et là, au gré des exils, dans des revues de fortune, ont été perdus ou sont introuvables. Les tribulations tragiques des Kurdes à travers l'histoire contemporaine en sont la cause et rendent les traductions ici publiées d'autant plus précieuses.
Gérard Chaliand
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(1) Secte religieuse proche du zoroastrianisme
(2) Roger Lescot est par ailleurs le traducteur de la Chouette aveugle, de Sadegh Hedayat, José Corti, 1995.
(3) Mamé Alan, Institut français, Beyrouth, 1942.
(4) Textes kurdes, tome 1. Librairie orientale Geuthner, Paris, 1940.
(5) Version publiée dans la revue kurde éditée en Syrie « Hawar » aux cours des années trente et quarante.
(6) Voir: Trésor des récits épiques de l'humanité, Plon, 1995.
(7) Diverses versions de cette anthologie ont été publiées au cours des années : Poésie populaire kurde, Maspéro, 1961, Ed. Aujourd'hui 1974, Stock 1980.