L’Europe et La Question Kurde 1999-2006
Jonathan Rosier
Université de Cergy-Pontoise
Au sortir de la Première Guerre mondiale, alors que se formaient conformément au traité de Sèvres1 les Etats hongrois, grec, bulgare, roumain, yougoslave, et des Etats arabes, il s’en fallut de peu qu’un Kurdistan ne naisse d’une partie des ruines de l’Empire ottoman. Pour les alliés victorieux, l’Empire ottoman était condamné à disparaître, et, avec lui, la Turquie. Aucun Etat kurde n’avait jamais existé2, et on parla alors beaucoup d’en créer un de toutes pièces. Pour autant, cela n’incita pas les Kurdes à entreprendre la lutte : les rares élites kurdes modernistes de l’époque ne comprirent pas, contrairement aux Arméniens et aux Arabes de Syrie, que la défaite de l’Empire ottoman offrait des perspectives entièrement nouvelles3. Le retard général de la société kurde ne permettait pas l’intégration de l’idéologie nationaliste importée d’Europe. Et les Anglais, lors de leur congrès de Kahta, en mai 1919, les avaient fortement découragés de faire valoir leurs revendications.
L’acte de naissance de la Turquie moderne, le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, traitait de la protection des minorités sans ...
INTRODUCTION
Au sortir de la Première Guerre mondiale, alors que se formaient conformément au traité de Sèvres1 les Etats hongrois, grec, bulgare, roumain, yougoslave, et des Etats arabes, il s’en fallut de peu qu’un Kurdistan ne naisse d’une partie des ruines de l’Empire ottoman. Pour les alliés victorieux, l’Empire ottoman était condamné à disparaître, et, avec lui, la Turquie. Aucun Etat kurde n’avait jamais existé2, et on parla alors beaucoup d’en créer un de toutes pièces. Pour autant, cela n’incita pas les Kurdes à entreprendre la lutte : les rares élites kurdes modernistes de l’époque ne comprirent pas, contrairement aux Arméniens et aux Arabes de Syrie, que la défaite de l’Empire ottoman offrait des perspectives entièrement nouvelles3. Le retard général de la société kurde ne permettait pas l’intégration de l’idéologie nationaliste importée d’Europe.
Et les Anglais, lors de leur congrès de Kahta, en mai 1919, les avaient fortement découragés de faire valoir leurs revendications.
L’acte de naissance de la Turquie moderne, le traité de Lausanne, signé le 24 juillet 1923, traitait de la protection des minorités sans toutefois les nommer4. Il s’agissait essentiellement de protéger les minorités religieuses. Très rapidement, dès 1924, les Kurdes se virent interdire les droits d’expression et de publication dans leur langue. La Constitution turque de la même année consacra « la fiction volontariste de Mustapha Kemal, selon laquelle la Turquie est strictement turque5 ». Pour les Kurdes, le drame s’intensifia, d’autant plus qu’ils étaient désormais disséminés dans quatre pays, la Turquie, où ils étaient - et sont toujours - les plus nombreux, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Or il était bien difficile de mutiler l’un de ces pays, ancien ou nouveau, sans mutiler les autres, et on ne pouvait pas créer un Etat kurde qui ne regrouperait pas tous les Kurdes6. Le peut-on davantage aujourd’hui ?
Pendant longtemps, le problème des Kurdes de Turquie fut considéré comme mutatis mutandis, mais l’opinion internationale a dû admettre qu’elle avait peut-être commis une erreur en sous-estimant sa gravité, que rien, il faut bien le reconnaître, ne laissait prévoir. Il n’y a pas de fossé entre Kurdes et Turcs, dont la cohabitation est millénaire7. Au cours des années 1960 cependant, les Turcs ont eux aussi pris conscience de l’importance de la question kurde, une prise de conscience qui fut longue et déchirante.
Alors que la question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est sous les feux des projecteurs et donne lieu à des prises de positions très tranchées, le problème kurde - non résolu à ce jour et qui ne semble pas réellement en voie de l’être - semble souvent laissé de côté. Malgré les réformes importantes entreprises par l’Etat turc, visant à rendre celui-ci plus conforme à l’idée qu’on se fait d’un Etat de droit, la question kurde constitue l’une des principales pierres d’achoppement à un agrandissement possible de l’Union européenne à la Turquie. Au delà des discours pseudos-historiques qui invoquent des raisons de cultures, politique et religieuse le plus souvent, nous voulons revenir dans ce travail de recherche sur l’importance de cette question dans les négociations de pré-adhésion.
Cet angle de vue ne doit pas nous faire oublier que la question kurde est une question qui intéresse plusieurs pays, comme nous l’avons dit plus haut : la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie. Mais de ces quatre pays, seule la Turquie frappe aux portes de l'Europe, et ce depuis quelques dizaines d'années déjà, puisque les premières velléités turques d'adhésion à l'Europe datent de 1959. D’aucuns pourraient se demander s’il est vraiment raisonnable de « couper » les Kurdes de Turquie de leurs voisins syriens, iraniens ou irakiens. Nous verrons plus avant que les réalités kurdes sont multiples, et que l’histoire les a fait se rattacher - partiellement - aux destins des Etats de la région. En effet, ces quatre Etats sont parvenus, non sans difficulté et au prix d’une répression souvent massive, à intégrer les « régions » kurdes dans leurs espaces économiques et politiques. Hamit Bozarslan explique que si ces pays « n’ont pu entièrement détruire les axes interkurdes, ils ont pu néanmoins créer des axes économiques et culturels intra-étatiques8 ». L’exode rural et les émigrations politiques ont abouti à l’implantation d’une partie importante de la population kurde dans des régions non-kurdes, entraînant des mécanismes d’intégration qui ont rendu pour un temps les Etats moins vulnérables à la contestation kurde9.
L'Europe ne joue pas - pas encore, c’est ce que certains souhaitent pour les droits de l'homme - un rôle essentiel dans la question kurde. Pourtant, elle exerce depuis longtemps des pressions sur la Turquie pour que soient reconnus les droits des Kurdes, dans le cadre du respect des minorités. En droit international, la question kurde est une question intérieure qui ne regarde - à priori - que la Turquie. Il est clair que l'Europe n'a pas à statuer sur les droits des Kurdes à disposer d'eux-mêmes dans un cadre national, hors de l'État turc. Cependant, il a été fait état et il est toujours fait état de graves manquements aux droits de l'homme en Turquie, des manquements qui ne s'appliquent d'ailleurs pas qu'aux Kurdes.
L’objectif de ce mémoire de recherche, s'il ne fait pas l'impasse sur la question d'un possible État kurde, n'est pas destiné à confronter les arguments des partisans ou des adversaires d'une plus ou moins grande autonomie kurde. Il s'agit ici d'étudier les corrélations des enjeux entre l'Europe et la Turquie. La question kurde, au travers des droits de l'homme, deviendra-t-elle l'un des enjeux majeurs des négociations entre la Turquie et l'Union européenne ?
Sous les pressions européennes, l’Etat turc a dû concevoir un certain nombre de réformes. Parmi celles-ci, citons l’abolition par le Parlement de la peine de mort en août 2OO210, des procédures pénales et la loi relative à la constitution des cours de sûreté de l’Etat amendées afin de réduire les périodes de détention. Le pouvoir judiciaire peut aussi être sommé de reconsidérer tout verdict d’un procès qui aurait été apprécié comme non-équitable par la Cour européenne des droits de l’homme. Désormais existe la possibilité d’être jugé une nouvelle fois. La poursuite des fonctionnaires ou des agents de l’Etat accusés de torture ou de mauvais traitements n’est plus soumise à une procédure d’autorisation. Et la suppression de l’interdiction de l’usage de langues proscrites par la loi a conduit implicitement à reconnaître la pratique de la langue kurde11.
Il y a peu, la Turquie a également renoncé officiellement à la torture12, principal grief retenu contre elle, et a reconnu officiellement le problème kurde. Mais, comme le rappellent Sabri Cigerli et Didier Le Saout dans Questions internationales13, la fragilité des réformes rend fragile la recherche d’une solution à la question kurde. Le nationalisme turc, toujours prégnant, ressemble fort à de l’ultranationalisme. Un Kurde ne peut toujours pas revendiquer ouvertement la défense de son identité. Si la Turquie a fait des efforts non négligeables, notamment dans le domaine du respect des droits et des libertés des minorités, il n’en demeure pas moins que les réformes entreprises ne sont pas appliquées dans leur totalité : dans le cas de l’enseignement de la langue kurde, il existe une multitude d’entraves justifiées par des prétextes14. La faute à une administration turque locale réticente, mais aussi à l’armée, toujours omniprésente dans la vie politique du pays. Une cour d’assise poursuivait encore en 2000 une journaliste pour « atteinte au moral de l’Armée » ! La Turquie, pays militariste, possède une armée de 800 000 soldats, classée 6e du monde, derrière la Chine, les Etats-Unis, la Russie et la Corée du Nord. En 1999, près de 40 % des forces armées turques, soit 300 000 soldats15, étaient mobilisées au Kurdistan turc16. Le pourcentage était même supérieur au début des années 1990-17.
On ne peut nier cependant que la possibilité d’une adhésion turque à l’Union européenne est un important catalyseur pour le changement, et pour inspirer des réformes politiques radicales. La démocratie, les droits humains, le bon exercice de la loi et la protection des minorités y gagneraient assurément beaucoup. Pour autant, la décision du Conseil européen de décembre 2004 d’ouvrir les négociations de pré-adhésion n’était-elle pas quelque peu prématurée, malgré les efforts considérables accomplis par la Turquie18 ? Quel est l’impact réel du processus de réforme sur la question kurde ? Ceux qui sont catalogués comme déloyaux à l’Etat continuent de souffrir de mauvais traitements et de l’oppression, et sont exclus de toute participation sociale et politique. Les droits humains ne sont-ils pas aussi violés ponctuellement par les agissements d’autorités publiques récalcitrantes à l’autorité d’Ankara19?
L’Union européenne est aujourd’hui placée devant un choix : elle peut se satisfaire du niveau de démocratisation arrêté par la Turquie et fermer les yeux sur les progrès qui restent à faire ou exiger de la Turquie qu’elle se plie totalement aux critères de Copenhague en exerçant une tolérance zéro de la torture et qu’elle s’engage à respecter scrupuleusement les droits de l’homme et des Kurdes, ce qui ne semble pas être actuellement le cas, malgré les efforts non-négligeables réalisés dans ce sens20. Nous verrons plus avant si cette impression est justifiée.
Sur un plan plus géopolitique, la question kurde est, comme nous l’avons dit, une question régionale avant tout. Depuis des décennies, la Turquie est hantée par le syndrome de Sèvres, la crainte de la remise en cause de l’intégrité du territoire national. Au nord de l’Irak, les Kurdes jouissent d’une autonomie qui inquiète Ankara21. Si la Turquie devenait un pays européen, alors l’Europe devrait composer autant avec un problème régional que national. Ajoutons que le problème déborde aujourd’hui les régions kurdes puisque les Kurdes se sont urbanisés et forment aujourd’hui un prolétariat dans les grandes villes comme Istanbul, Ankara, Izmir ou Antalya, où ils assurent la plupart des métiers les plus rudes et les plus mal rémunérés22.
Le présent mémoire couvre la période allant de l’arrestation d’Abdullah Öcalan, en février 1999, à nos jours, en s’intéressant à trois axes de recherches : la perception qu’ont les Kurdes de Turquie et d’Europe de l’Europe comme acteur d’avancement de leur cause, mais aussi leur positionnement par rapport à la volonté turque d’adhésion à l’Europe ; un bilan des avancées réalisées en Turquie, le plus souvent des réformes, visant à faire évoluer la question kurde ; et enfin un tour d’horizon géostratégique régional de la question kurde et de ses implications possibles pour l’Europe.
Si, dans ce mémoire, par souci de clarté, nous parlerons parfois de « Turcs » et de « Kurdes », que le lecteur n’en conclue pas que l’auteur de ce mémoire considère les Kurdes comme distincts de la population turque en général, et qu’il introduit une opposition d’ordre politique. Pour l’auteur, un Kurde est un Turc, jusqu’à preuve du contraire, et malgré les injustices dont sont victimes les Kurdes. C’est un fait que les représentations du PKK en Europe et dans le monde ont contribué à introduire une séparation exagérée des notions de turcité et de kurdicité, pendant la période troublée des années 1980 et 1990, période de revendications indépendantistes très fortes de la part de ce parti. Il aurait été peut-être plus juste - mais moins simple - de parler de « Turcs » et de « Turcs Kurdes ».
Remarques bibliographiques, travaux universitaires
Si l’on trouve une production littéraire assez abondante sur l’histoire des Kurdes, en revanche, la dimension européenne de la question kurde - car elle existe - apparaît comme trop souvent laissée de côté : ceci semble démontrer que peu de gens - et donc peu de chercheurs - considèrent que l’Europe est à même de jouer un rôle, sinon décisif, du moins important dans le règlement du problème kurde. On trouve dans les ouvrages des chapitres qui traitent des pressions exercées par l’Europe sur la Turquie, généralement sous forme …
1 Signé le 10 août 1920 entre les forces alliées et le gouvernement de Constantinople. La victoire de Mustapha Kemal obligera finalement les Alliés à revenir sur leur décision et à entériner, trois ans plus tard, la victoire de la République de Turquie.
2 Jean-Paul Roux, Histoire des Turcs. Deux mille ans du Pacifique à la Méditerranée, Editions Fayard, Paris, 2000 (2e édition), p. 382
3 Gérard Chaliand, Le malheur kurde, Editions du Seuil, Paris, 1992, p. 16
4 Traité de Lausanne, section III, art. 39, cité par Gérard Chaliand, dans Le malheur kurde, Editions du Seuil, Paris, 1992, p. 65
5 Idem
8 Hamit Bozarslan, La question kurde, Etats et minorités au Moyen-Orient, Editions Presses de Science Po, Paris, 1997, p. 147
9 Idem
10 Honnis les situations de guerre ou de menaces de guerre. Cette restriction a cependant été levée en 2004.11 est vrai qu’aucune exécution capitale n’avait eu lieu - officiellement bien sûr - depuis 1984.
11 Questions internationales, n° 12, mars-avril 2005, La documentation française, p. 58
12 Officiellement, parce que dans les faits, on sait que l’Etat turc a toutes les peines du monde à faire appliquer l’interdiction de torturer.
13 Op.cit., p. 59
14 A titre d’exemple, l’étroitesse des portes d’entrée des établissements auxquelles il manque cinq centimètres par rapport aux normes en vigueur.
15 The Middle East, 02/1999, BLI, janvier-février 1999, p. 55. D’autres estimations présentent le chiffre de 400 000 soldats, et comprennent alors les forces de gendarmerie locales, les milices, et les forces de sécurité.
16 L’auteur de ce mémoire, qui a également effectué des recherches sur les dimensions internationales de la guerre d’Algérie, se rappelle que la France avait mobilisé jusqu’à un demi-million de soldats en Algérie, officiellement pour des opérations de « maintien de l’ordre ». Pour lutter contre la guérilla kurde, la Turquie est obligée de maintenir aujourd’hui encore dans les régions kurdes une partie très importante de son armée, et cela lui coûte très cher. La IVe République française sombra parce que son économie ne pouvait supporter le poids financier extravagant de cette mobilisation d’effectifs.
17 Selon Hamit Bozarslan, 54 % de l’armée se trouvaient dans la région kurde. Voir Hamit Bozarslan, La question kurde, Problèmes politiques et sociaux, 709, 1993, pp. 46-48
18 Kerim Yildiz, The Kurds in Turkey. EU Accession and Human Rights, Pluto Press, London, in association with Kurdish Human Rights Project, Londres, 2005, p. 41
19 Idem
20 Questions internationales, n° 12, mars-avril 2005, La documentation française, p. 59
21 Ibid., p. 67