Jusqu’au milieu du XXe siècle, Damas, au cœur d’une oasis de montagne où fleurissent la rose et l’abricotier, dissimulait derrière de sobres murs de terre, de bois et de pierre, la splendeur colorée de ses façades intérieures et de ses monuments religieux. L’atmosphère musicale de ses soirées d’été était célèbre dans tout l’Orient. Sortant des déserts d’Arabie, les bédouins y avaient vu une image du paradis et, en 660, en firent le centre du premier empire arabe. Après 750, et pendant douze siècles, elle fut souvent dominée par des pouvoirs aux lointaines capitales. Elle continua, pourtant, grâce à ses savants, ses artisans, ses musiciens ; qui se plaisaient à rechercher l’excellence en toutes choses, d’enrichir une civilisation arabe et musulmane, toujours ouverte sur le monde.
Depuis un quart de siècle, un pouvoir autoritaire, qui justifie la brutalité de son action par la revendication d'une intégrité territoriale arabe menacée par l’expansion d’Israël, a tenté, contre le gré de ses voisins, de recomposer autour de la cité l’espace traditionnel du Bilad al-Cham syrien. La guerre a frappé le pays, amputé ses provinces, ruiné le Liban. Les paysages de la ville et de l’oasis en ont aussi été bouleversés. Surpeuplés, mangés par le béton et l’acier, ils ont acquis la banale monotonie des nouvelles capitales du tiers monde. Mais sous les attributs de la force et d’une modernité importée, celui qui connaît la richesse du passé retrouve aisément l’harmonie ancienne d’une des plus grandes civilisa¬tions de notre monde méditerranéen.
Avec, entre autres, Thierry Bianquis, Lenka Bokova, Jean-Claude David, Nikita Elisséeff, Nadia Khost, Élisabeth Longuenesse, Nadine Méouchy, Elizabeth Picard, Abdul-Karim Rafeq, Pierre Rondot, Jade Tabet...
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Sommaire
Avant-propos / 10
1 - Et le bédouin devint citadin / 17 « La fraîcheur étanche ma soif et puissent mes jours être abreuvés par le Barada et en goûter les pâturages. » As-Sanawbari
La Ghouta, un paradis entre montagne et steppe / 18 Anne-Marie Bianquis
« À l’extérieur de Damas, il existe une vallée, la vallée des Violettes, qui s’étend sur près de quatre miles. Le fleuve Barada la traverse. Toute la vallée est couverte de cyprès. » Al-Muhallabi
Reflets de la Grande Mosquée des Omayyades / 34 Nikita Elisséeff
Au cœur de la vieille ville, une des plus anciennes constructions monumentales de l’islam.
Damas et le djihad contre les croisés / 40 Nikita Elisséeff
Parmi les souverains sunnites, le prince turc Nur ed- Din, qui domina la ville de 1154 à 1174, a laissé un souvenir exceptionnel. Son biographe, Nikita Elisséeff, évoque ici quelques aspects de son œuvre.
Coupoles et tombeaux / 45 Abd al-Razzaq Moaz
Le paysage de Damas est parsemé de coupoles. Elles signalent les monuments funéraires qui se sont multipliés dans la ville à partir du XII- siècle.
Le mahmal en route pour La Mecque / 49 Abdul-Karim Rafeq
À l’époque ottomane, Damas fut supplantée par Alep dans la maîtrise des échanges commerciaux mais elle conserva le rôle insigne d’être le lieu de rassemblement des pèlerins.
2 - Histoire de rêves / 59
Damas et l’espace syrien à travers l’histoire / 60 Thierry Bianquis
Comme la France, la Syrie est un isthme, passage entre des mondes antagonistes. Ouverte à l’ouest sur la Méditerranée, elle est partagée entre l’appel de la mer et celui du continent.
Un roi arabe : Faysal, un espoir déçu / 70 Nadine Méouchy
Le récit des deux années décisives qui séparent l’entrée triomphale de Faysal et de Lawrence à Damas, le 3 octobre 1918, de la bataille de Maysalun et de l'établissement du mandat français.
L’insurrection syrienne contre le mandat / 80 Lenka Bokova
À l’intérieur de l’ancienne cité, un quartier au plan moderne en damier porte le nom de Hariqa, l’incendie, souvenir souvent ignoré des Damascènes eux- mêmes de l’insurrection de 1925 et de sa brutale répression par l’armée française.
Le mandat français / 87 Christian Velud
La France obtint, contre le gré de l’opinion publique syrienne, un mandat de la SDN qui lui donnait comme mission de mener la Syrie à l’indépendance dans les plus brefs délais et de protéger son intégrité territoriale. Directives vite oubliées au profit d’un morcellement du pays.
Syrie 1929, itinéraire d’un officier / 95 Pierre Rondot
Les premiers contacts d’un jeune officier des Renseignements avec une capitale sous le choc de la répression de 1925.
Une cité en proie aux passions politiques / 105 Elizabeth Picard
Trois journées dans la capitale syrienne, trois moments clés de l’histoire de la Syrie depuis 1945.
3 – Images / 117
Quartiers et paysages / 118 Irène Labeyrie
Il faut contempler la ville du haut du Qassioun, puis se glisser au cœur de la vieille ville, passer du brouhaha des souqs au calme de la cour-jardin, mais discerner aussi la personnalité des quartiers modernes. Une promenade avec une architecte, à la découverte de paysages urbains contrastés.
« Mukhalafat » entre montagne et jardins / 128 Abdul-Karim Muhallamy
Couvrant les flancs du Qassioun, isolant la ville de l’oasis, un autre Damas, celui du pauvre, du dernier venu, celui de la patience et de l’espoir. Les quartiers que les autorités et les citadins désignent sous le simple nom de mukhalafat, « en contravention ».
Damas, Beyrouth, regards croisés / 136 Jade Tabet
Le regard d’un urbaniste libanais sur les destins comparés des deux cités. L’urbanisme planifié par un pouvoir fort contre la spontanéité et le laisser-faire économique.
Construire un Etat, dominer une nation / 146 Elizabeth Picard
Portrait du président Hafez al-Asad.
La politique régionale de Hafez al-Asad / 154 Thierry Bianquis
Damas se considère, depuis quatre mille ans, la capitale naturelle du Bilad al-Cham, un grand navire dont Asad a essayé de reprendre la barre.
4 - Damas la sainte / 165
Al-Qasim b 'Abd al Rahman a dit : « Dieu a révélé au mont Qassioun : « Donne ton ombre et ta bénédiction à la montagne de Jérusalem. « Ainsi fut fait. Alors Dieu lui révéla : « Puisque tu as obéi, je me ferai construire dans ton sein une maison, la Mosquée de Damas - où l’on m’adorera encore quarante ans après la destruction du monde. » Hadith, cité par l'historien damascène du w siècle Ibn Asakir.
L’empreinte de la sainteté / 166 Eric Geoffroy
Les pèlerinages musulmans dans les cimetières, la ville intra-muros et les faubourgs, du tombeau de Ibn Arabi à celui de cheik Arslan ou à celui de Sitt Zeinab pour les chiites.
Un Zikr chez les soufis / 175 Jean-Yves L’Hôpital
L’homme perdu dans un monde défiguré retrouve équilibre et identité en invoquant le nom de Dieu avec ses compagnons les plus proches.
Des églises dans la ville / 183 Marie-Louise Noujdim, Claude Therbault
Le devenir des communautés chrétiennes dans une ville envahie par les ruraux.
5 - Le quotidien, l’intime / 195
« Les gens de Damas sont les meilleurs, tant par leurs moeurs que par leur caractère et par leur allure. Ils sont très portés au loisir et aux jeux. » Qazwini.
Jour de fête au cimetière / 196 Nadia Khost
La visite traditionnelle des tombes en famille est l’occasion de rencontres et de bavardages à bâtons rompus.
Lycéennes en treillis et fonctionnaires voilées / 207 Elisabeth Longuenesse
Le régime baassiste a beaucoup fait pour l’amélioration de la condition des femmes. Mais la crise sociale les touche durement. La remontée des pratiques religieuses est une expression de leur désarroi.
Luth, luthistes et luthiers / 219 Nabil Allao et Anne-Marie Bianquis
La place de la musique et du ‘ad en particulier dans la culture damascène ; portraits de luthiers.
La cuisine, manger à Damas / 226 Jean-Claude David
Le savoir-manger selon les heures, les lieux, les circonstances, autant d’éléments d’une identité culturelle.
Cartes / 240
Chronologie générale / 242
Chronologie politique de la Syrie sous mandat français, 1917-1946 / 244
Les chrétiens d’Orient / 248
Bibliographie / 251
Biographie des auteurs / 253
Table des matières / 255
AVANT-PROPOS
Le Seigneur me dit : « Relève-toi, va à Damas. Là, on te dira ce qu’il t’est prescrit de faire. » Mais comme je n’y voyais plus à cause de l’éclat de cette lumière, c’est conduit par la main de mes compagnons que j’arrivai à Damas. Actes des Apôtres XXII, 10-11
Damas est une ville qu’il faut regarder les yeux fermés. Commencez par respirer le parfum de la rose et de l’abricot, écoutez le ‘ud et le bouzouk, faites-vous conter les mille merveilles du passé, et alors seulement, vous pourrez voir la Ville derrière une ville.
Damas, un nom, et notre imaginaire s'enfièvre. - Damas est d’abord un mot, un mot chargé de sens variés et parfois opposés dans le français traditionnel. On ne sait plus guère aujourd’hui qu’une lame d’acier damassé était travaillée dans cette cité syrienne à partir d’un fer importé de l’Inde. Trempé et martelé à plusieurs reprises, le métal acquérait souplesse et résistance. La qualité de l’opération se lisait sur le dessin de fines moirures que traçaient les parties plus chargées en carbone. Cette lame pouvait être en outre damasquinée ; le métal était entaillé à la gouge pour per¬mettre d’y introduire par martèlement et d’y sertir un fin ruban d’or ou d’argent qui dessinait un motif souvent épigraphique. Quant aux damas des temps anciens, c’étaient des pièces de soieries, dont les fils monochromes étaient façonnés au brochage pour retenir la lumière et donner naissance à des moirures évoquant l’acier damassé, ou encore des brocarts multicolores, brochés ou surbrodés avec des fils d’or ou d’argent.
Les croisés échouèrent dans leur siège de Damas mais on dit qu’ils revinrent en France avec la rose de Damas. L’hybridation de la nouvelle venue avec l’antique rose romaine aurait permis de créer toutes les variétés qui sont nées depuis lors. Ils auraient pu égale-ment en rapporter la violette et l’abricot. Même si tout cela ne se révèle que légende, c’est un bel hommage aux jardins qui de tous temps ont embaumé l’oasis. Sur « le chemin de Damas » Saül de Tarse, le futur saint Paul, un inquisiteur avant la lettre, allait de Jérusalem à Damas pour faire rentrer dans le rang des coreligionnaires trop ouverts aux nouvelles idées venant elles aussi de Jérusalem quand il fut aveuglé par l’évidence de ce qu’il était venu combattre. Le nom de la cité est lié, aujourd’hui encore, à tous ceux qui, un jour, ont réorienté leur action après avoir eu le courage et la lucidité de mettre radicalement en doute ce qui jusqu’alors était leur raison de vivre ou de haïr.
Par le figuier et l’olivier. Par le mont Sinaï. Par la ville sûre.
Pour les musulmans, ces trois premiers versets de la sourate XCV du Coran évoquent les Lieux saints des trois religions abrahamiques, la Grande Mosquée de Damas, implantée sur un figuier, le Haram de Jérusalem voisin du mont des Oliviers, le mont Sinaï et La Mecque. En effet, à leurs yeux, les correspondances secrètes entre Jérusalem et Damas sont nombreuses, parmi elles l’impor¬tance dans les deux cités des sanctuaires consacrés à Khidr, « l’homme vert », qui symbolise dans la tradition musulmane l’hom-mage de la nature sauvage à la Révélation. Or, à Damas, dans la plus vénérable mosquée de l’islam, construite sur une église chrétienne, elle-même édifiée sur un temple païen, on conserve le chef de Jean-Baptiste, le Yahya du Coran, le successeur d’Élie. Sorti de la steppe afin d’annoncer la venue de Jésus-Christ, il fut mis à mort pour cela. Sur les mosaïques des églises byzantines, Jean-Baptiste est figuré comme un homme vert, le sauvage sorti du désert pour annoncer l’avènement de la forme la plus achevée de la vie civilisée, celle que prêchait l'Église de Cons¬tantinople. Sur les mosaïques dont le calife al-Walid fit orner les murs de la mosquée des Omayyades, une ville céleste est offerte en rêve aux Bédouins sortis de la steppe pour adhérer à une nou-velle révélation civilisatrice. Leur enracinement dans la cité islami-que fut « le chemin de Damas » de toutes ces tribus qui avaient jusque-là refusé de se fixer et de construire des monuments durables.
Intégristes, baassistes, chrétiens, quel avenir... - Entre un Baas, laïciste et fortement structuré autour d’une hiérarchie militaire majo-ritairement alaouite, et le courant intégriste du sunnisme, courant sans doute encore minoritaire, une forte tension a prévalu depuis un quart de siècle. Encouragés de l’extérieur, Arabie Séoudite, Jor-danie, Iraq, selon les époques, des mouvements islamistes ont tenté à plusieurs reprises de s’emparer du pouvoir. En 1982, ceci s’acheva dans un bain de sang à Hama. Le régime n’en demeure pas moins fragile. En dehors de cercles étroitement délimités, il ne bénéficie plus d’aucune adhésion populaire spontanée. Pourtant, la rude contrainte policière bloquant toute expression réelle d’opposition politique et les privilèges exorbitants accordés à certains agents économiques influents n’expliquent pas à eux seuls la résignation de la population. Dans un pays où aucune relève n’est assurée, car les élites intellectuelles émigrent et le système universitaire et social actuel ne permet pas leur renouvellement, la peur du chaos que déclencherait une vacance inopinée du pouvoir est sans doute plus déterminante. Les chrétiens syriens, minoritaires, qui avaient en général, et notamment à Damas, su profiter de la situation créée par le Baas, craignent un renversement toujours possible du rapport des forces. Ils ont perdu leur rôle traditionnel de médiation culturelle et commerciale entre l’Occident et l’Orient arabe et ils souffrent de la terrible crise économique qui frappe la région. Aussi, comme beaucoup en Syrie, ils s’efforcent d’émigrer vers l’Europe, l’Amérique ou l’Océanie.
Des rapports passionnés avec la France. - D’autres images vio-lentes nous hantent. En 1860, les chrétiens de Damas furent mas-sacrés quand les Français débarquèrent au secours des maronites sur le littoral du pays près de l’embouchure du Nahr al-Kalb. Ce fut l’émir Abdel Kader, chassé d’Algérie, qui offrit un refuge aux survivants. En 1920, les soldats français écrasèrent à Maysalun la jeune armée syrienne. En 1925, puis en 1945, les canons français tonnè-rent sur la ville et leurs obus y allumèrent des incendies. En 1956, lors du débarquement à Port-Saïd, tous les Français sauf un médecin et quelques hommes de bonne volonté quittèrent la Syrie.
Aujourd’hui encore les sentiments sont de part et d’autre mêlés. Grâce à la patiente action des meilleurs fonctionnaires du mandat, de vieux Damascènes de toutes confessions avaient intégré dans leur culture un sens du service public, sinon de la laïcité de l’Etat, du moins de son équité face à chaque communauté. Certes, à l’épo-que du mandat et encore après l’indépendance acquise à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France n’a cessé de manifester ouver-tement sa préférence pour le Liban. Elle n’a pas toujours soutenu l’unité syrienne et, encore dans la décennie 1970, certains services ont été tentés d’encourager les courants communautaires au détri-ment des forces d’union nationale. Le malentendu entre la France et la Syrie s’est aggravé durant la seconde phase de la crise armée libanaise, alors que la coopération indulgente et fructueuse, engagée précédemment avec Saddam Hussein, s’accentuait imprudemment. Mais au total, l’incompréhen-sion qui persiste à l’égard de la Syrie dans l’opinion française est due plutôt à l’ignorance dans laquelle celle-ci est tenue par les médias de la réalité des choses en Orient qu’à des désaccords fon-damentaux entre Etats.
Un pays ouvert au regard d’autrui, un art de vivre ensemble. - A l’écart du tohu-bohu politique, quelques savants étrangers, aux côtés de collègues syriens, ont depuis un siècle consacré leur vie à faire ressurgir du sol ou des manuscrits le passé de la Syrie. Cette tradition s’est perpétuée et leurs successeurs continuent d’explorer et de consigner la mémoire prodigieuse de ce pays, un de ceux où l’être humain apprit son métier d’homme. Un institut français naquit à Damas dès 1922 pour retracer le passé arabe de la région et pour faciliter cette coopération historique et archéologique. Il y prospère toujours et, récemment, d’autres instituts se sont ouverts dont certains se spécialisent dans l’étude archéologique de l’espace syrien avant le surgissement de l’islam. Dans l’effort intellectuel comme dans la pratique manuelle, Européens et Syriens partagent le goût d’un travail artisanal soigné, ils manifestent le même attrait pour des options convaincues, mais modérées et rationnellement fon¬dées. A Damas, tout cela est sagement équilibré par le plaisir de déguster avec ses hôtes une cuisine variée et parfumée et par une capacité commune de jouir à loisir de l’instant qui passe, pour peu que le décor et la musique incitent au rêve.
Damas, capitale de quelle Syrie ? - Si le mot Damas porte en lui de nombreux sens, Syrie désigne, selon ceux qui l’utilisent, des espaces variés. Pour les géographes arabes médiévaux il s’agissait des terres utiles situées à l’est du littoral oriental de la Méditerra¬née, entre le Taurus et le Sinaï, la steppe des Arabes la limitait à l’est, l’Euphrate moyen, au nord-est. La Syrie administrative et fiscale comprenait alors les cinq circonscriptions ou jounds de Pales¬tine, du Jourdain, de Damas, de Homs et de Qinnasrin-Alep ainsi que les régions limitrophes de Byzance aux confins de la Djéziré et de l’Anatolie. Ces géographes notaient la vieille tradition de refuge offert à des ethnies, des confessions variées, qui avait toujours honoré le pays. La capitale naturelle de cet ensemble riche mais fragile ne pouvait être à leurs yeux que Damas.
Le XXe siècle fut cruel pour les tenants de la Grande Syrie ; de coups de force en consultations d’opinion retouchées ou occultées, de conquêtes en accords pétroliers, la république syrienne fut réduite à ses frontières de fait actuelles. Peut-être pas pour toujours, mais on ne pourrait comprendre les méandres d’une politique extérieure, parfois brutale et souvent habile, si on oubliait qu’un chef d’Etat syrien ne peut construire l’avenir de son pays qu’en fonction du destin des autres parties prenantes de cet ancien héritage, Pales¬tine, Israël, Jordanie, Liban. Au-delà de ce premier cercle, il doit, comme ses lointains prédécesseurs, prendre en compte les ambitions de puissants voisins en Iraq, en Turquie et en Egypte, toujours prêts à intervenir en Syrie et surtout ne pas oublier que le Moyen-Orient, Lieux saints et réserves de pétrole obligent, est depuis longtemps un enjeu dont aucun Etat, se prétendant gestionnaire du monde, ne peut se désintéresser.
Une ville moderne, banale mais... - Un touriste ou un homme d’affaires qui débarque à Damas n’aperçoit tout d’abord qu’une ville banale, grands immeubles de béton, boulevards poussiéreux. Dans le vacarme des moteurs et des klaxons, se croise une double noria de véhicules civils ou militaires ; nombre d’entre eux pour-raient figurer dans un musée. Sur les trottoirs, passe et repasse inlas-sablement une foule d’hommes jeunes. La vigueur de la démarche et la simplicité de l’habillement dénotent une origine rurale récente. Certains ont revêtu une veste et un pantalon assortis et portent une arme, soit ostensiblement, soit vaguement dissimulée dans une poche. Eux ne passent pas, ils sont attachés par une chaîne invisi¬ble à tel carrefour ou à tel immeuble. Des femmes traversent avec une superbe indifférence la foule, les uniformes militaires, les mini¬jupes et les jeans côtoient les imperméables longs et les foulards ou même quelques archaïques voiles noirs.
Il faut gagner le centre ancien, se rapprocher de la grande mos-quée, pour retrouver dans les souqs bondés ou dans les ruelles bor-dées de murs de pierre, surmontés par des hourdis de bois et de terre, un accès visuel à l’histoire. Invité à entrer par un passant, il faut accepter de franchir une modeste porte de bois pour décou¬vrir la lumière d’un jardin intérieur, l’eau qui s’écoule dans le bas¬sin, les arbres, les fleurs, les oiseaux, les motifs soignés qui per¬sonnalisent chaque façade intime ou les plafonds et les murs des pièces de réception. Il faut aussi visiter les quartiers hors réglementation de la péri-phérie pour sentir combien, même surpeuplée, même misérable, la Damas nouvelle demeure une ville arabe. Enfin, après avoir tra¬versé des faubourgs vite et mal bâtis, il faut s’aventurer dans les chemins de terre de l’oasis et retrouver au détour d’un pont sur un canal quelques bribes de ce qui fut pour des millions d’hom- mes pendant plus d’un millénaire une préfiguration terrestre du paradis. Découvrir les paillettes d’or dissimulées sous une gangue épaisse de terre et de ciment, mieux connaître des femmes et des hom¬mes, si proches par leur tolérance, par leur curiosité pour le vaste monde, par le respect qu’ils portent à leur histoire et à notre his¬toire, une promenade, les yeux ouverts, dans Damas, aujourd’hui et autrefois. 1 - Et le bédouin devint citadin
« La fraîcheur étanche ma soif et puissent mes jours être abreuvés par le Barada et en goûter les pâturages. « Les ruisseaux de cristal r ’y répandent à profusion au milieu des vergers enclos où pousse une abondante végétation. « Par ici, une pomme que l’on prendrait pour une joue ; par là, une grenade qu'on prendrait pour un sein. « Comme il est agréable le séjour de Darayya ! Là, j'ai mené une vie aussi limpide que le miel. « J’ai à Bab Djayrun des “gazelles” et je fais don de mon amour à l’une puis à l'autre. « Le monde de Damas est agréable pour celui qui l'a choisi et je ne veux pas d'autre lieu que Damas pour vivre ici-bas. »
Vers du poète As-Sanawbari, mort en 945, cités dans la description de Damas d’Ibn Asakir (trad. N. Elisséeff).
La Ghouta, un paradis entre montagne et steppe
Anne-Marie Bianquis
« À l’extérieur de Damas, il existe une vallée, la vallée des Vio-lettes, qui s’étend sur près de quatre miles. Le fleuve Barada la traverse. Toute la vallée est couverte de cyprès. Le soleil ne peut arriver à frapper la majeure partie de son sol qui est com-plètement couvert de violettes dont les plants se touchent. Spec¬tacle de la plus grande beauté. A Damas on trouve un grand nombre de couleurs de roses, certaines sont d’un jaune vif, d’autres noires, d’autres d’un rouge marbré, la rose “distinguée” (muwajjah) a les pétales de deux teintes, l’une à l’intérieur, l’autre à l’extérieur. On ne trouve dans aucun pays autant de fleurs que sur le terroir de Damas. »
Al-Muhallabi, Xe siècle.
Avec Samarcande, c’est Damas que les poètes évoquent le plus souvent pour désigner ces paradis terrestres où l’homme, après avoir traversé le désert, trouvera repos, abondance et bonheur. Le grain de beauté de la terre, la fiancée du monde, le plumage du paon du paradis, les images foisonnent dans la poésie arabe pour décrire l’oasis de Damas. La Ghouta - le mot arabe désigne un espace en creux où les eaux se rassemblent - est une oasis d’alti-tude, 600 à 700 mètres, sans palmiers. Le paysage varie selon les saisons, arbres dénudés l’hiver, explosion de fleurs au printemps, ombre dense de l’été et fraîcheur des soirées quand l’humidité monte de la terre à la tombée du jour, poussière des chemins au mois de septembre avant que ne s’abattent les premières pluies.
Adossée à la bordure orientale de l’Anti-Liban, tournant le dos à la Méditerranée, dont, à vol d’oiseau, elle n’est éloignée que de moins de 80 kilomètres, Damas regarde vers le désert. Les deux chaînes parallèles au littoral, le Liban et l’Anti-Liban, coupent la Syrie centrale de l’influence des vents marins qui ne franchissent ce double obstacle qu’en saison froide ; il peut alors pleuvoir ou même neiger abondamment. Mais la moyenne annuelle des précipitations dans la Ghouta ne dépasse pas les 200 millimètres avec de très forts écarts d’une année à l’autre.
L’oasis doit son existence à la présence d’un petit fleuve, le Barada, « l’eau glacée ». Il prend sa source (1 à 15 mètres cubes par seconde, en moyenne 3 mètres cubes) au cœur de l’Anti-Liban, à 1 100 mètres d’altitude, puis, après avoir reçu l’abondante source vauclusienne d’Aïn al-Figé (3 à 25 mètres cubes par seconde, moyenne 8 mètres cubes), il traverse en direction de l’est le dernier chaînon de l’Anti-Liban par la cluse de Rabwé, débouche dans la plaine à 700 mètres d’altitude, créant, étalée en demi-cercle au pied de la montagne, une vaste oasis prise sur la steppe. Le fleuve, à une quarantaine de kilomètres de sa source montagnarde, atteint la ville pour, moins d’une quarantaine de kilomètres plus loin, se perdre dans la steppe au lac d’Ateïbé. Le Sud de l’oasis reçoit l’appoint d’un cours d’eau venu de l’Hermon, l’Aawaj, qui termine son cours dans la dépression d’Hijané, autrefois occupée par un lac qui rejoignait parfois celui d’Ateïbé.
Les neiges, abondantes l’hiver sur le massif calcaire de l’Anti-Liban, fondent au printemps, alimentant une importante réserve karstique qui s’écoule sous la plaine de Damas. Les eaux, rejetées par la ville ou utilisées pour l’irrigation de l’oasis, donnent naissance à une nappe supérieure qui, jusqu’à une époque récente, affleurait en surface en hiver et au printemps, à la limite de la steppe à l’est de l’oasis. Des canaux profondément encaissés, qanat romani ou des galeries souterraines, foggara, aménagées sur le pourtour de l’oasis, récupéraient autrefois une part des eaux superficielles.
Un très ancien réseau d'irrigation Six dérivations donnent naissance aux branches majeures du réseau du Barada. Appelées nahr, fleuves, elles se succèdent tout au long de la cluse de Rabwé. Dans cette gorge resserrée s’étagent du fond à mi-hauteur de la pente le Barada, une route, l’ancienne voie ferrée Damas-Beyrouth, et les dérivations. Au débouché dans la plaine, le réseau s’ouvre en éventail sur le cône de déjection, donnant à l’oasis son dessin en demi-cercle. Certains canaux remontent aux époques araméenne ou nabatéenne. Deux dériva-tions, le Yazid et le Tawra, se situent sur la rive gauche, et vont …
Anne-Marie Bianquis
Damas : Miroir brisé d’un Orient arabe
Edition Autrement
Edition Autrement Série Monde HS n° 65 Damas : Miroir brisé d’un Orient arabe Dirigé par Anne-Marie Bianquis Avec la collaboration d'Elizabeth Picard