INTRODUCTION
La Turquie se trouve aujourd’hui au centre de la réflexion sur l’Europe, sur ses frontières bien sûr, mais aussi sur sa vocation. Ce n’est pas un hasard si la question de son intégration à l’Union européenne a suscité un véritable débat public sur celle-ci et son avenir. C’est précisément au moment où l’on est confronté à ce qui est perçu comme « autre » que l’on s’interroge sur ses propres frontières, ce qui nous différencie de cet « autre » et donc sur ce qui nous fait.
C’est cette altérité qui guide souvent les réflexions sur la Turquie. Ce pays est l’objet de projections qui font appel à des imaginaires complexes, à des peurs enfouies : l’islam bien sûr, avec son cortège de femmes voilées dans un pays aujourd’hui gouverné par un parti « islamiste » ; c’est aussi la « barbarie » de Midnight express, qui surgit dès que l’on aborde la question des droits de l’homme ; c’est enfin celle du migrant emblématique du « repli communautaire » et dont on met facilement en doute la « capacité d’intégration ».
La majorité des analyses est marquée par des alternatives catégoriques formulées en termes mutuellement exclusifs : la Turquie est-elle occidentale ou orientale ? européenne ou asiatique ? laïque ou musulmane ? moderne ou traditionnelle ? démocratique ou autoritaire ? À en croire les médias, elle serait marquée depuis des décennies - pour ne pas dire des siècles - par cette lutte ontologique et récurrente, qui n’est pas sans rappeler les travers fantasmes et normatifs dénoncés en son temps par Edward Saïd1. Cette éternelle question sur l’essence de la Turquie revient, lancinante et insidieuse, au sujet de son intégration à l’Europe.
Au-delà de ces clichés réducteurs, la Turquie est un pays mal connu. Combien de fois ne m’a-t-on pas demandé, apprenant que je parlais turc, si l’alphabet n’était pas trop compliqué à apprendre - alors qu’il s’agit de l’alphabet latin ? Pour combler ces lacunes, on peut tenter d’aborder en quelques pages tous les aspects du pays, d’en élaborer un « tableau général ». Mais l’abondance de connaissances et de chiffres ne rend pas un phénomène plus lisible. La réflexion ne peut être nourrie que par la compréhension, qui n’est pas le savoir abstrait.
A l’heure où se pose la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union, il semble utile de tenter de la comprendre comme l’Italie ou la Pologne, ou même la France. Il s’agit ici de normaliser le regard que l’on porte sur ce pays. En effet, les questions qui se posent à la Turquie sont en partie les mêmes que celles qui se posent à l’Europe. L’une d’elles concerne la diversité de la population. Elle se pose à l’Union dans son ensemble dans un contexte d’intégration, de mobilité des personnes et de migration, mais aussi à chaque pays. Chacun y apporte des réponses différentes, du « multiculturalisme » au régionalisme en passant par la répression.
La Turquie est l’un des seuls pays de la région (des Balkans au Moyen-Orient) que l’on interroge rarement en ces termes, tant l’unitarisme affiché s’est imposé aux esprits, jusques et y compris hors du pays. Il n’est guère que les nationalistes kurdes pour remettre en cause la vision monolithique de sa population sur la scène internationale. Pourtant, l’hétérogénéité de cette population est loin de se limiter aux Kurdes2 ; elle n’est pas seulement ethnique, mais aussi religieuse. De ce point de vue, on connaît en Europe les minorités non musulmanes protégées internationalement. Mais on connaît beaucoup moins l’hétérogénéité de cette « majorité ». La Turquie donne l’image d’un islam homogène. Qui, en Europe, sait qu’une grande partie de la population - les alévis - n’est pas sunnite, mais hétérodoxe ? On ne compte plus les ouvrages généraux sur le pays ou sa migration, voire sur ses minorités, qui ne les mentionnent même pas.
En octobre 2004, le rapport de la Commission européenne estimait le nombre d’alévis entre 12 et 20 millions3, ordre de grandeur comparable à celui des Kurdes de Turquie. Mais les alévis - dont le sort a été moins internationalisé - ont fait l’objet de beaucoup moins d’études que ces derniers. Un chercheur constatait récemment que « la gravité de la question kurde en Turquie a largement éclipsé ce deuxième conflit ; pourtant il est, de loin, le plus explosif puisque l’appartenance confessionnelle constitue une frontière ethnique qui traverse une grande partie de l’Anatolie [...] divisant aussi bien les Kurdes que les Turcs »4.
Les alévis obligent donc à reconsidérer la diversité humaine du pays dans ses différentes dimensions, et à s’interroger sur ses modes de gestion par les institutions et ses évolutions dans le temps, de l’Empire ottoman à la République. Une telle entreprise implique de retracer les processus et modes de politisation de la religion et des différences. Cette diversité est aujourd’hui un enjeu majeur pour la Turquie unitaire, pour deux raisons principales. D’une part, elle est sommée par les institutions européennes de protéger et de traiter équitablement ses « minorités » ; plus généralement, on s’interroge sur sa capacité à se départir d’un modèle nationaliste pour s’intégrer dans un ensemble supranational. D’autre part, comme beaucoup d’autres, mais de manière relativement violente, ce pays est confronté depuis les années 1980 à l’essor de mouvements identitaires qui revendiquent la reconnaissance de la différence, principalement le nationalisme kurde et l’islamisme. Un mouvement aléviste a également vu le jour depuis la fin des années 1980. Dans ce pays qui ne se veut pas multiculturel - même si l’unitarisme officiel a été quelque peu relativisé depuis les années 1990 —, comment la diversité et le particularisme sont-ils revendiqués par les intéressés, comment l’identité nationale turque est-elle débattue et reformulée ?
Par rapport aux mouvements identitaires qui se sont opposés, souvent de front, aux institutions, l’alévisme représente un avantage pour l’analyse : a priori moins directement opposé à l’idéologie officielle que les mouvements islamiste et nationaliste kurde, il permet de questionner de manière plus fine la complexité de l’identité turque et de ses recompositions. C’est un mouvement multiple et polymorphe, actif dans les domaines politique, religieux, culturel. Il force évidemment à repenser de manière radicale la laïcité à la turque et à réexaminer les rapports entre Etat et religion. Mais il oblige aussi l’observateur à ne pas se cantonner à un seul domaine, à en embrasser plusieurs et à s’interroger sur leurs liens. L’alévisme constitue une bonne porte d’entrée pour comprendre, en creux, la Turquie contemporaine et les enjeux auxquels elle est confrontée.
Il permet aussi d’éclairer comment se construisent ses rapports avec l’Europe et sa migration. Avec près de 3,5 millions de personnes, la migration de Turquie est numériquement la plus importante population non communautaire dans l’Union européenne. Peu connu en France en raison de la moindre taille de cette population, ce fait est beaucoup plus présent en Allemagne, mais aussi en Belgique ou en Suisse.
Or, comme tous les mouvements de Turquie, l’alévisme est également actif en migration. Faire du particularisme une ressource politique, stratégie difficile au pays, semble plus facile en Allemagne, voire encouragé par les institutions européennes dans le cadre de la « protection des minorités ». Cette donnée fondamentale modifie les rapports de force et les règles du jeu pour le mouvement aléviste - en Allemagne et en Europe, voire en Turquie même -, mais aussi pour l’Etat turc et les institutions européennes. Les alévis permettent de saisir ces changements avec précision, l’européanisation de cette question étant relativement récente. À travers ce prisme, on peut donc analyser les multiples interdépendances, par le haut (les institutions) et par le bas (les mouvements sociaux), qui relativisent la vision de l’Europe et de la Turquie comme étant des espaces politiques distincts et clos - ce qui rend nécessaire de traiter ensemble les développements qui y ont lieu, ainsi que leurs relations. L’alévisme permet d’éclairer les manières de faire de la politique dans un monde d’interdépendances multiples, réflexion qui peut être portée sur de nombreux autres terrains et sujets.
Comment Définir Les Alévis ?
Mais qui sont les alévis ? Leur relative occultation s’accompagne d’une large méconnaissance. Il est vrai qu’il s’agit d’un groupe difficile à délimiter et à appréhender. L’unitarisme résolu de l’État turc le rend statistiquement invisible et insaisissable5. En outre, l’alévité n’a pas - ou peu - de signes extérieurs. Des comportements publics identifiables comme alévis sont rares. De plus, la dissimulation (takiyye6), qui permet de passer sous silence cette appartenance ostracisée dans les situations où elle peut être nuisible, reste pratiquée pour échapper à d’éventuelles discriminations. Enfin, les alévis se sont certes mobilisés politiquement, mais la plupart du temps dans des cadres universels - par exemple dans la gauche - et rarement en tant qu’alévis, alors même que le nationalisme kurde était internationalisé et fortement médiatisé. Depuis la fin des années 1980 cependant, un mouvement identitaire clame l’existence et revendique la reconnaissance de l’alévité, en Turquie et dans la migration en Europe de l’Ouest simultanément. En l’exhibant pour la première fois sur un mode souvent spectaculaire, il a mis fin, au moins en partie, à l’invisibilité et au mystère qui l’entourait ; la mise de la question à l’ordre du jour européen de la Turquie en est la meilleure preuve.
Pourtant, cette mobilisation identitaire n’a pas véritablement permis de donner plus de lisibilité à l’alévité. L’étude des publications pléthoriques élaborées à cette occasion et des prises de position des uns et des autres a de quoi laisser perplexe. En effet, les auteurs ne s’accordent pas même sur la nature du phénomène. Certains le définissent comme phénomène religieux - comme le véritable islam, une branche de celui-ci, teintée de chiisme ou de turcité, voire comme une religion propre... ou l’essence même de la laïcité ! D’autres en font un phénomène avant tout politique - qui peut aller d’une philosophie de résistance et de lutte contre l’injustice à une manière de vivre tolérante, en passant par la démocratie par excellence. D’autres, enfin, mettent en avant ses éléments chamanistes (turcs) ou zoroastriens (kurdes) pour définir l’alévité par des aspects ethniques7. Paradoxalement, on est donc confronté à un mouvement identitaire à l’identité indéterminée.
Comment expliquer cette situation ? On pourrait supposer qu’elle résulte de la nature sui generis de l’alévité. La présenter de manière précise et concise pose d’emblée problème, car elle n’entre véritablement dans aucune catégorie. Les alévis sont un ensemble de groupes hétérodoxes8. Mais dès que l’on tente de les qualifier plus avant, les difficultés commencent : l’alévité fait- elle partie de l’islam, comme le laissent supposer certaines références et pratiques proches du chiisme, l’adoration d’Ali (cousin et gendre du prophète Mahomet) par exemple ? Mais que faire alors d’autres pratiques, qui semblent n’avoir aucun lien avec l’islam, par exemple la hiérarchie religieuse et les cérémonies spécifiques, ou encore la croyance en la transmigration des âmes ? Peut-on parler de syncrétisme ? Quels sont alors ses traits prépondérants ? Ceux d’origine chrétienne - reliquats éventuels d’un substrat anatolien ancien - ou ceux qui s’apparentent à des cultes préislamiques évoquant le chamanisme ou le zoroastrisme ? Comment expliquer cette résultante originale ? Et où placer alors ce que l’on appelle couramment la culture alévie, la philosophie, le mode de vie, les poèmes chantés ?
Ainsi, l’alévité semble être un mode de vie englobant de groupes ruraux, à la fois religion, culture, appartenance à un groupe avec ses règles propres9. Pour des raisons historiques, elle n’aurait pas connu la différenciation sociale et la spécialisation propre à certaines religions, ni été unifiée et structurée par une organisation centrale. C’est dans cet état, peu après son implantation en ville avec l’exode rural, qu’elle aurait été projetée par le mouvement identitaire dans les débats publics, d’où cette difficulté de classification.
Une autre explication possible de cette confusion est la diversité interne du groupe, à la fois linguistique, sociale et religieuse. Dans les frontières actuelles de la Turquie, on peut distinguer trois groupes linguistiques. Couramment appelés Nusayri, les alévis arabophones sont localisés dans le sud du pays, notamment autour d’Adana et dans la région d’İskenderun (voir notre carte p. 339). Peu nombreux, ils sont proches des alaouites de Syrie et ont peu de liens historiques avec les alévis de Turquie. Les deux groupes linguistiques les plus importants sont turcophone et kurdophone10. Avant l’exode rural, la plus grande concentration d’alévis turcophones se situe en Anatolie centrale, en particulier les zones rurales du triangle Kayseri-Sivas-Divriği, mais aussi autour d’Hacibektaş (département de Nevşehir) et d’Ankara, et dans les régions de Çankırı, Çorum et Tokat jusqu’à Gümüşhane. On trouve également des poches importantes en Thrace ainsi que dans les régions côtières égéenne et méditerranéenne. Avant l’exode rural, les alévis kurdophones se trouvent principalement dans la région de Tunceli, mais aussi à Elazig, Erzincan, Bingol et Kars, et par poches dans les provinces de Sivas, Malatya, Kahramanmaraş, Adana, Gaziantep, Erzurum et Muş. Aujourd’hui, après un exode rural massif, les plus grandes concentrations d’alévis se situent dans les grandes villes et en Europe de l’Ouest.
Même si la majeure partie des croyances et des rituels est commune à l’ensemble, on note une grande diversité des pratiques religieuses. Ainsi, des groupes de métier comme les Tahtaci (bûcherons) ou Abdal (musiciens et circonciseurs) à l’ouest du pays ont des croyances et des rituels funéraires spécifiques. Selon Martin van Bruinessen, les croyances et les pratiques des kurdophones de la région de Tunceli, telles qu’elles nous sont rapportées par les sources du XIXe siècle, semblent plus hétérodoxes que celles des turcophones d’Anatolie centrale11.
On pourrait donc supposer que la confusion sur l’alévité est le reflet de sa diversité sociologique : brutalement confrontés dans un même espace urbain après des siècles d’isolement, ces groupes ont du mal à se mettre d’accord sur leur origine (si tant est qu’elle soit commune) et donc sur la reconnaissance qu’ils revendiquent. Est-ce alors tout simplement cette diversité socio- logique qui explique les différentes versions de l’alévité défendues aujourd’hui par les activistes ? Dans cette hypothèse, les kurdophones mettraient en avant les éléments de l’alévité qu’ils considèrent comme kurdes ou oppositionnels. Or, cette explication ne résiste pas à l’analyse. C’est ainsi que, parmi les militants promouvant une vision de l’alévité légitimiste, voire nationaliste turque, on trouve des membres de grandes familles kurdes. Les diverses définitions de l’alévité défendues publiquement depuis l’apparition du mouvement identitaire ne sont donc pas réductibles aux différentes appartenances de leurs auteurs.
Un Mouvement Identitaire Sans Identité
On entrevoit ici le caractère politique de la question. Pour mieux comprendre ce phénomène, il semble impératif de distinguer l’alévité de l’alévisme, de la même manière que l’on distingue l’islam de l’islamisme. L’alévité désigne le phénomène sociologique, l’appartenance transmise. En revanche, l’alévisme désigne la mobilisation au nom de l’alévité, qui l’érige en cause et la rationalise ; il s’agit d’un mouvement apparu dans les années 1960, mais présent surtout depuis la fin des années 1980, et porté par des organisations de type moderne, principalement des associations12. L’intérêt de cette distinction est de mettre en évidence la nature éminemment politique de l’alévisme, qui n’est pas une conséquence naturelle de l’alévité, et qui répond à d’autres logiques. Alors que la majorité des études est consacrée à l’alévité - jusqu’à présent l’apanage d’ethnologues et d’historiens s’intéressant surtout au système de croyance et à ses racines -, cet ouvrage prend pour objet l’alévisme. Loin de prendre le groupe alévi comme un « donné » et de chercher à déterminer sa nature, nous voulons mettre en avant son caractère problématique et comprendre pourquoi et comment, dans ces conditions, se construit un mouvement identitaire.
Notre hypothèse est que cette confusion identitaire s’explique non par la nature de l’alévité, mais davantage par les conditions dans lesquelles a pris forme et s’est concrétisé le mouvement aléviste en Turquie. Tenter d’éclairer ces phénomènes implique tout d’abord de retracer pourquoi et comment apparaît, à un moment donné, un mouvement au nom d’une identité stigmatisée et tue durant des siècles. Il s’agit également de comprendre les contours originaux qu’il prend, et notamment sa spécificité principale : le caractère fluctuant et disputé de l’identité qu’il revendique. U convient ici d’avoir recours à la sociologie des constructions identitaires.
Cette indétermination oblige tout d’abord à rompre avec une vision essentialiste encore trop répandue : même brandie, exhibée et revendiquée, une identité peut ne pas être établie. Cette caractéristique fait de l’alévisme un cas d’école pour étudier la manière dont les identités sont forgées et retravaillées dans et par le mouvement lui-même ; phénomène qui ne se limite pas à la production de discours, mais s’étend aux inventions de la tradition : une même tradition peut être réinventée et recomposée diversement, sur des registres divergents.
Cette caractéristique du mouvement semble liée à sa faible hiérarchisation, à sa nature polymorphe et concurrentielle, elle- même liée à ses relations avec les institutions et les autres mouvements. Il faut ainsi introduire dans l’analyse les comportements des autorités et des autres acteurs politiques, et leurs interactions.
Un Analyseur de la Turquie Contemporaine
Dès lors, on se trouve au cœur de la sociologie politique. Or, la Turquie demeure à ce jour un « objet politique non identifié13 », difficile à qualifier car ni vraiment démocratique, ni vraiment autoritaire. La perspective européenne polarise les interrogations autour des critères de Copenhague, notamment du « respect des minorités » et de la « démocratie ». Mais il est douteux que se focaliser sur ces critères formels et plaqués de l’extérieur - outre leurs dimensions normatives - permette de comprendre réellement le fonctionnement de ce pays. Plus généralement, la grille de lecture majoritaire de ces dernières années (ou décennies ?) est celle de la démocratisation. Mais elle revient à penser de manière téléologique, en termes de never ending process : le résultat final - la démocratie - est fixé d’avance, mais la transition n’en finit plus de continuer. Puisque la situation évolue perpétuellement et que les résultats sont toujours remis à demain, on court le risque de s’empêcher de voir l’essentiel : comment on fait de la politique en Turquie, ce qui change et comment.
Or, analyser la question alévie oblige à déplacer le regard et à sortir des sentiers battus des interrogations posées à ce pays. Loin de nous l’idée de répondre à ces questions dans des termes ontologiques s’inscrivant dans les oppositions dénoncées plus haut, par exemple de placer l’alévisme - ou même les alévis - du côté de la laïcité ou de l’islam, de la démocratie ou de la République. Au contraire : à partir de l’étude de ce mouvement, de ses formes, de ses implantations et de son évolution, on peut éclairer la manière dont on fait de la politique en Turquie : les ressources et les marges de manoeuvre des acteurs politiques, les contraintes (matérielles, légales, discursives) auxquelles ils sont confrontés, les registres et les formes d’action envisageables. Autant de clés pour comprendre la structuration de l’espace politique dans ce pays et les interactions entre institutions et mouvements. Par son illégitimité en tant que mouvement identitaire dans un Etat unitaire, par son caractère hétérodoxe et tabou, l’alévisme est dès lors un prisme exceptionnel pour analyser le fonctionnement du système politique turc. Pour ce faire, nous ne partons pas d’un contexte posé a priori, statique et extérieur au mouvement, qui expliquerait automatiquement les formes qu’il prend. Au contraire, nous partons de l’observation d’un mouvement pour rendre compte des aspects contextuels qui permettent d’en resituer les logiques14.
En outre, si ce mouvement est revendicatif, il n’est pas vraiment oppositionnel : seuls, certains de ses éléments le sont, à certaines périodes et dans certaines conditions. Face à cela, les institutions ont également réagi de manière complexe, non pas militairement, mais avec des réponses différenciées selon les domaines et changeant selon les équilibres politiques. C’est ainsi que l’analyse de la mobilisation aléviste permet de mieux comprendre les stratégies d’acteurs politiques oscillant entre intégration et exclusion, leurs marges de manœuvre, les contraintes de leur action. Pour rendre justice à cette complexité, l’observateur ne peut pas avoir recours à des simplifications - telle une « société civile » démocratique et opposée à l’État - mais doit faire preuve de nuance.
Pour cela, il est utile de mettre à profit les outils forgés par la sociologie politique, en particulier ceux de la sociologie des mobilisations. Or, élaborés dans des contextes occidentaux et dits démocratiques, ces instruments sont rarement appliqués à la Turquie. Depuis les années 1990, ils ont pourtant été étendus à de nouveaux contextes — à la faveur de l’effondrement de l’Union soviétique et de l’accélération des transitions démocratiques en Amérique latine -, mais relativement peu au monde musulman15. Pourquoi ? Probablement parce que ces pays sont souvent considérés comme ontologiquement différents, soit en raison de leur islamité, soit en raison de leur caractère démocratique discutable... voire des deux. Peut-on dès lors leur appliquer les mêmes questions, les mêmes outils ? S’empêcher d’y avoir recours condamnerait d’entrée de jeu la Turquie à être « autre », alors que c’est précisément la question qui se pose. Utiliser les instruments de sociologie politique - même au prix d’ajustements - implique au contraire de considérer que la Turquie, qui offre moins de moyens d’expression politique et de canaux de représentation des intérêts que les démocraties occidentales, n’est pas pour autant radicalement différente, mais qu’elle peut être étudiée de la même façon.
Les Territoires du Mouvement Aléviste
Étudier ces pays avec les mêmes instruments a d’autant plus de sens que, à l’heure de la mondialisation, ils constituent un continuum politique. En effet, l’alévisme concerne également l’Europe dans deux dimensions : l’Europe - l’Allemagne notamment - en tant qu’espace de migration, d’implantation et de mobilisation aléviste ; et l’Union européenne, productrice de normes, de ressources et de contraintes pour la Turquie, pays candidat, mais aussi pour le mouvement aléviste. Comment la migration de Turquie en Europe de l’Ouest et la perspective d’adhésion à l’Union européenne changent-elles la donne pour le mouvement aléviste en Turquie, mais aussi dans son ensemble ?
L’alévisme est apparu en migration en même temps qu’en Turquie, à la fin des années 1980, ce qui rend nécessaire de traiter les deux espaces ensemble. Si l’on a souvent comparé les mobilisations de différents groupes de migrants dans un même pays ou encore d’un même groupe de migrants dans plusieurs pays d’accueil, on a rarement tenté de considérer un mouvement à la fois dans le pays d’origine et en migration. Cette démarche permet pourtant d’appréhender les effets des différents contextes sur la mobilisation, qui prend des formes différentes en migration et au pays - plus intéressant encore, elle se manifeste sous des formes sensiblement distinctes dans différents pays de l’Union; on entrevoit là la pluralité interne de l’Europe, même si l’analyse se centre sur l’Allemagne.
Il est évident que l’on ne peut comparer dans les règles de l’art la mobilisation en Turquie et en Allemagne. Il est impossible de comparer par exemple le taux d’organisation ou l’affluence aux manifestations des alévis dans les deux pays, tant les conditions et les significations de ces phénomènes y divergent. S’engager en tant que citoyen dans son pays et en tant que migrant n a pas et ne peut pas avoir le même sens. Il reste que l’alévisme dans son ensemble ne saurait être compris sans la dimension migratoire ni celle des mobilisations sur plusieurs espaces.
Un second facteur central est l’inscription récente et progressive, mais de plus en plus pressante, de la question alévie à l’ordre du jour de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne. Là encore, l’alévisme ne saurait en sortir indemne : s’inscrire dans une arène politique signifie se plier à ses règles et intérioriser ses modes de discours.
On voit donc à quel point il est nécessaire de dépasser le cadre national et de changer d’échelles d’observation et d’analyse pour comprendre les dynamiques du mouvement. Deux horizons se révèlent particulièrement pertinents, car potentiellement pourvoyeurs de ressources : trans-étatique16, mais aussi local — les espaces politiques locaux obéissant à des logiques propres car pouvant être caractérisés par des structures sociales ou des rapports de force spécifiques.
Loin d’être le simple prolongement de la mobilisation en Turquie, ces espaces d’inscription portent des dynamiques nouvelles, déterminantes pour le mouvement dans son ensemble. Mais elles sont parfois inattendues : qui eût cru que la Commission européenne qualifierait les alévis de minorité musulmane, alors même qu’un grand nombre de militants et d’organisations revendiquent n’avoir rien à voir avec l’islam ? Surtout, ces développements localisés dans des contextes porteurs de logiques spécifiques sont souvent contradictoires.
De ce fait, il est parfois difficile de faire passer ces dynamiques, ou les ressources accumulées, d’un espace à l’autre. Certaines ne sont pas transférables, changent de sens ou de valeur outre-Bosphore. L’enseignement de l’alévité à l’école publique en Allemagne n’a pas encore été réimporté en Turquie, pas plus que dans d’autres pays d’Europe. On prête souvent aux « mouvements transnationaux » une unité d’action à travers les pays dans lesquels ils se manifestent. Or, l’alévisme montre que la cohérence d’action d’une mobilisation implantée dans plusieurs espaces est loin d’être une évidence.
Ce livre vise donc finalement à éclairer comment on fait de la politique à l’heure où les perspectives trans-étatiques ouvrent des ressources spécifiques, mais aussi des contraintes propres. Le défi reste de penser la complexité et l’enchevêtrement des espaces politiques dans lesquels s’inscrivent nombre de mouvements contemporains, et qui influent également sur les conduites des États.
Le point de départ de cet ouvrage est une recherche universi-taire17. Les analyses qui suivent reposent principalement sur des observations et entretiens semi-directifs plus ou moins formels selon les cas, au nombre d’environ 250, réalisés en Turquie et en Allemagne principalement auprès de militants et de responsables politiques entre 1999 et 2002, puis poursuivis par des visites régulières jusqu’en 2004. L’analyse des périodes antérieures s’appuie sur des entretiens historiques et des dépouillements de la presse généraliste et associative18.
Le prologue retrace l’histoire de l’alévité, de sa gestion et de sa politisation sous l’Empire ottoman puis la République de Turquie. La première partie est consacrée à l’analyse du phénomène et de ses caractéristiques afin d’expliquer son apparition et les formes spécifiques qu’il prend : son caractère multiple et conflictuel, l’enjeu que constitue dans ce contexte la définition de l’alévité revendiquée, et la prégnance des tiers dans ces dynamiques. La seconde partie est consacrée au difficile ancrage du mouvement en Turquie : elle retrace le fonctionnement et les limites du registre de mobilisation identitaire, puis les tentatives d’inscription de l’alévisme dans les domaines religieux, politique et culturel, avant d’analyser les évolutions récentes des modes d’action. La dernière partie est consacrée à la localisation de l’alévisme : d’une part, à son implantation différentielle dans divers contextes localisés, d’autre part, aux dynamiques en Europe, et à la question de leur transfert en Turquie et du caractère trans-étatique de l’alévisme.
À travers l’analyse de l’alévisme, cet ouvrage voudrait apporter un éclairage original sur le jeu des identités et le fonctionnement du système politique turc ; il analyse les changements et recompositions entraînés par la migration et le rapprochement avec l’Union européenne. Il aspire enfin à proposer une réflexion novatrice sur les mouvements transétatiques à l’heure de la « mondialisation ».
1. Edward Saïd, Orientalism, New York, Panthéon, 1978, trad. fr. C. Malamoud, l’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980.
2. Peter Alford Andrews (ed.), Ethnie Groups in the Republie of Turkey, Wiesbaden, Reichert, 1989.
3. Commission des Communautés Européennes, Rapport Régulier 2004 sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l’adhésion, Bruxelles, p. 45.
4. Hamit Bozarslan, « L’alévisme, la métahistoire et les mythes fondateurs de la recherche », in Isabelle Rigoni (dir.), Turquie : les mille visages, Paris, Syllepse, 2000, p. 78.
5. La particularité alévie est encore plus tue que d’autres. Jusqu’en 1965, les recensements mentionnent les langues parlées, reconnaissant implicitement la diversité linguistique. Ils définissent également cinq groupes religieux : musulmans, chrétiens, juifs, athées et « autres ». Pour les chrétiens, sont distingués catholiques, orthodoxes, protestants, grégoriens ; mais pour les musulmans, ne sont jamais distingués de la même façon sunnites et alévis. Il s’agit d’une politique délibérée : dans son discours radiophonique du 12 octobre 1940, le directeur de l’Institut étatique de statistique prescrit explicitement aux agents de recensement d’enregistrer tous les musulmans comme musulmans « sans mentionner les confessions (mezhep) et confréries, comme sunnite, chaféite, alévi, etc. ». Fuat Dündar, Türkiye Nüfus Sayimlarında Azinliklar [Les minorités dans les recensements de Turquie], Istanbul, Doz, 1999, p. 56. Seuls les inventaires de village réalisés dans les années 1960 recensent l’appartenance alévie ; cette donnée n’a cependant pas été publiée.
6. Les termes turcs sont définis à leur première occurrence. Le lecteur peut aussi se référer au glossaire en fin d’ouvrage.
7. On trouvera un bon aperçu de ces définitions dans Karin Vorhoff, Zwischen Glaube, Nation und neuer Gemeinschaft : alevitische Identitat in der Türkei der Gegen- wart, Berlin, Klaus Schwarz, 1995, p. 77-181.
8. Sur le système de croyance, voir Krisztina Kehl-Bodrogi, Die Kizilbaç/Aleviten. Untersuchungen über eine esoterische Glaubensgemeinschaft in Anatolien, Berlin, Klaus Schwarz, 1988, p. 120-161.
9. Cette question de la nature de l’alévité - à la fois plus et moins qu’un groupe religieux — entraîne le problème de la majuscule : doit-on parler d’alévis ou d Alévis ? Ce choix implique une décision sur la nature de l’alévité. Or ce choix m’est impossible, puisque sa nature ambiguë constitue, pour moi, l’une des variables essentielles. Je m’en tiens donc à la minuscule, pour la raison simple qu’elle est moins réifiante.
10. On entend par kurdophones ceux dont la langue maternelle est le kurde kurmanci ou le zaza, indépendamment de leur auto-perception. Le zaza, parlé principalement dans la région de Tunceli, est un idiome du groupe iranien dont le stanit (dialecte ? langue à part ?) et les liens avec les idiomes kurdes sont discutés. Sur les alévis kurdophones, voir Erdal Gezik, Alevi Kürtler. Dinsel, Etnik ve Politik Sorunlar Baglaminda [Les Kurdes alévis. Au croisement des problèmes religieux, ethniques et politiques], Ankara, Kalan, 2000.
11. M. van Bruinessen, « “Aslini inkar eden haramzadedir!” [“Celui qui renie son origine est un bâtard !”] The Debate on the Ethnie Identity of the Kurdish Alevis », in Krisztina Kehl-Bodrogi, Barbara Kellner-Heinkele, Anke Otter-Beaujean (eds.), Syncretistic Religions Communities in the Near East, Leyde, Brill, 1997, p. 4-5, 10-11.
12. Ce phénomène n’est pas sans rappeler la constitution de l’hindouisme en religion moderne par les activistes hindous. Voir Christophe Jaffrelot, Les nationalismes hindous. Idéologie, implantation et mobilisation des années 1920 aux années 1990, Paris, Presses de la FNSP, 1993, en particulier le chapitre X.
13. Denis-Constant Martin (dir.), Sur la piste des OPNI (objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 1996.
14.Voir Johanna Siméant, La Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 67.
15. Quelques travaux récents intègrent cependant la problématique des mouvements sociaux. Mounia Bennani-Chraïbi, Olivier Fillieule (dir.), Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, Presses de Sciences Po, 2003. Pour la Turquie, citons les travaux de Nilüfer Göle, ainsi que Gilles Dorronsoro (dir.), L action collective en Turquie., Paris, CNRS Éditions, à paraître, 2005.
l6. Nous n’employons pas le terme transnational car ce dernier part du fait national, peu adapté si l’on considère qu’il peut être, pour les alévis, turc ou kurde ; le terme trans-étatique est mieux adapté à notre approche centrée sur la territorialité.
17. Élise Massicard, Construction identitaire, mobilisation et territorialité politique : le mouvement aléviste en Turquie et en Allemagne depuis la fin des années 1980, IEP de Paris, thèse de doctorat, dir. Gilles Kepel, 2002.
Prologue
Des trajectoires historiques complexes
Cette rétrospective n’a pas la prétention de fournir une « histoire des alévis » exhaustive, mais de faire le point des connaissances, ainsi que des incertitudes et des débats — étape nécessaire au regard de l’état des savoirs sur la question, entre occultation et célébration. D’un côté, les alévis sont quasiment absents de l’historiographie officielle, qui a longtemps dissimulé la complexité humaine de la Turquie sous 1 idéologie du nation-building. Ce biais unitariste et centré sur les institutions, largement repris par l’historiographie occidentale sur la Turquie, a pour conséquence la relative méconnaissance du fait alévi. D’un autre côté, depuis les années 1980, des alévis prennent la parole sur eux-mêmes et entreprennent de rédiger « l’histoire alévie ». Élaborés à des fins identitaires, ces écrits s’adonnent souvent à des généralisations peu scrupuleuses et reposent fréquemment sur des présupposés idéologiques se propageant parfois à la recherche scientifique.
Comment, dans ce contexte, présenter le passé des alévis ? On tentera d’aborder celui-ci en prenant appui sur un maximum d’éléments concrets, malgré la rareté et la difficulté d’utilisation des sources. Notre approche généalogique implique également de s’affranchir de l’idée répandue, finaliste, selon laquelle on peut - ou l’on doit - trouver une origine unique de l’alévité, qui déterminerait à la fois son essence et le but de son développement. On tentera au contraire de réintroduire les aléas des trajectoires …