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La nuit kurde


Éditeur : Gallimard Date & Lieu : 1981, Paris
Préface : Jean-Richard BlochPages : 320
Traduction : ISBN :
Langue : FrançaisFormat : 118x185 mm
Code FIKP : Liv. Fr. 1974Thème : Littérature

La nuit kurde

La nuit Kurde

Adieu à l'Asie

Et maintenant, Asie, nous devons nous quitter. Est-ce moi qui le fais? Est-ce toi? Tu es en train de devenir un continent raisonnable, organisé; ton long sommeil t'a rendu la jeunesse; tu t'ébranles pour une nouvelle destinée; et l'on nous assure que la lumière aujourd'hui va venir de toi.

Si cela doit être, que cela soit, et pour le bien de tous.

Pardonne en ce cas l'image que j'ai donnée de toi dans cette fable, et qui n'est plus toi. Il faut une toile au peintre. Quand décidément nous saurons que tu ne la veux plus être, nous chercherons un autre paravent. (Mais comme elle s'étrécit la terre! Qu'ils deviennent rares, les continents de soie!)

De moi-même, d'ailleurs, je m'éloigne de toi, je te dis adieu. J'ai assis Jean de Moravie sur son trône dérisoire, j'ai fait danser les dix Filles sur l'herbe de leur pré, ramené le cavalier kurde auprès de la jeune Nestorienne, entraîné les terriens sur les vagues. Il suffit. Je n'avais plus dessein de poursuivre. Le débris de moi-même que j'ai sauvé des aventures a terminé cette première reconnaissance à travers les cantons de son esprit. Le chant de résurrection est chanté. Je n'ai plus dessein de poursuivre...

Table

Prélude / 7
Livre terrestre / 21
Marche militaire / 153
Livre spirituel / 163
Adieu à l'Asie / 313

PRÉLUDE

Quelle forte émotion m'a accueilli, ce matin, dans l'enclos ? Toutes les senteurs de l'été m'y attendaient. Juillet est un maître architecte; il sait disposer les parfums en grands édifices, comparables à ces charpentes de fêtes publiques, qu'il faut replier sitôt montées.

Aujourd'hui la cathédrale des odeurs a comme pavé la terre mouillée qui sent le pain. Il pleut depuis deux jours. Le calcaire se fendillait déjà sous le soleil. La pluie est enfin venue; et la terre s'est gorgée d'eau, rendant une odeur de four chaud et d'aisselle heureuse.

Je suis sorti, je l'ai sentie molle sous mon poids. Une brise semeuse de pollens caresse son épiderme. C'est à cette hauteur que l'herbe se dresse. Elle enfonce ses baïonnettes dans l'air bas et tiède. Chacune d'elles porte à sa pointe une goutte d'eau, goutte de sang. Par chacune de ces petites blessures la matinée humide laisse couler un peu de sa vie et de son arome.

Puis vient l'encens du temple : l'oeillet, à mi- hauteur, étend son nuage de vanille flottante. Un degré au-dessus se développe le chèvrefeuille; il a mission de poser dans cette atmosphère la couleur et l'éclat du vitrail. Et maintenant, Sibylles qui vous tordez dans les pénombres de la voûte et des coupoles, c'est pour le fard de vos quarante ans et pour la vapeur de vos trépieds que mes dernières roses exhalent leur magnificence monstrueuse. Elles soutiennent de leur incantation les accords magiques que vous faites régner dans les hautes parties de ma cathédrale.

Mais il manque son couronnement à l'édifice.

La longue allée de tilleuls blancs est en fleurs; elle m'appelle; voici la nef, voici le faîte, les tours et les flèches! Je m'avance et pénètre dans la vibration même du grand orgue : toutes les abeilles de la ruche tourbillonnent autour de ma tête! Chaque corolle d'argent contient à la fois l'épice suprême du désir, et ce désir en personne, petite vie brune et bourdonnante.

A ce moment, j'ai tourné le regard vers l'horizon, là où la grande épaule du plateau arrête la vue. Une nuée semble naître de la terre; elle s'élève verticalement et envahit le ciel; sa couleur est ce bleu noir où s'amassent les violets déchirants de la foudre. Le vent d'Ouest, le vent qui vient de l'Océan, la pousse sur nous. Je prévois l'ondée fouettante que réclame encore le guéret. Mon esprit, brusquement délivré, de ses liens, m'entraîne vers d'autres pays et d'autres climats, là où trempent les origines de ma race, où mon coeur réside en secret, où m'appelle ma nostalgie.

France que j'aime tant, Français au milieu desquels j'ai si volontiers, si ardemment vécu et combattu, je voudrais me dire un homme de chez vous! J'ai été élevé dans la familiarité de votre honneur et dans l'amour de vos défauts. Mon père, qu'on prend pour un vieil officier, et que les gendarmes saluent sur les routes, mon père s'est enfui de la maison paternelle pour devenir le petit moblot de l'Yonne. Ses premières leçons nous ont été données devant la maison des Jardies, où il nous racontait la légende de Gambetta, avec sa bonne foi d'honnête homme. Ma mémoire ne les sépare pas de ces matinées de mai, où il nous menait voir les beaux cuirassiers manoeuvrer sur le champ d'entraînement de Bagatelle, comme non plus de ces matinées de septembre, où nous arpentions à ses côtés la glaise de la Brie, afin de revivre, lieue par lieue, les heures sanglantes de Champigny.

France, j'ai aspiré avec passion la discipline que vous inculquez à vos fils dans vos lycées. J'ai été formé par les écrivains que vos maîtres offraient alors à la vénération de mes camarades. Daudet, ce Murillo de votre littérature, a bercé mes quinze ans, de ses sentimentalités; Anatole France m'a secrètement initié à l'ironie de l'intelligence qui juge; Maupassant m'a été donné pour le modèle de la parole nette et juste.

Vous m'avez assigné, comme à tous vos autres enfants, le but moral qui est celui de vos honnêtes gens; vous m'avez proposé la vertu de Sénèque tempérée par la douceur que Renan attribue au Galiléen. Vous avez eu soin de placer dans mon esprit Pascal auprès de Voltaire, et Calvin à côté de Rabelais. J'ai su de vous qu'il faut mourir pour la liberté sans jamais oublier que la tolérance est la première des qualités, l'élégance la première des vertus.

Et quand arrivaient les beaux jours, tout votre territoire s'étendait comme une confirmation vivante de cette loi. Des falaises bretonnes jusqu'aux lacs noirs des Vosges, depuis les alignements mélancoliques des Landes jusqu'aux vigueurs du Dauphiné, j'ai entendu la voix de votre unité.

J'ai écouté vos paysans, causé avec vos ouvriers, ri avec vos commis-voyageurs. Les vieux murs de vos parcs d'Ile-de-France, les horizons mouillés de Chantilly, les plateaux tristes de Palaiseau, les meulières ardentes de Triel, sont inextricablement mêlés à tous mes souvenirs.

D'où vient donc qu'à mon insu mes premières préférences m'aient entraîné loin de vous?

Les premiers hôtes spontanés de mon coeur ont été le petit roi de Galice et Lorenzaccio. A son tour, Fabrice del Dongo y a pénétré. Et quand sir Kenneth, le chevalier du Léopard Couchant, s'entretenait avec l'émir kurde, mon assentiment n'allait pas au baron chrétien.

Mais le jour où j'ai trouvé sur les quais, et  acheté, pour quelques sous, le Livre de la Jungle, ma destinée m'a été révélée. Il manquait à mon toit un signe qui marquât où soufflait le vent. J'ai reconnu ce jour-là que le vent ne cessait de me désigner l'Orient.

Ne croyez pas que je n'aie lutté. Je ne me suis pas borné à me nourrir de vos classiques, avec enthousiasme et gravité. Je me suis plié à tous vos caprices.

Quand la fantaisie vous en est venue, j'ai, moi aussi, cru vivre avec Raskolnikof et me prendre de passion pour le prince André. Mes premiers voyages hors de votre sol ont été conformes aux leçons que vous donniez à vos jeunes gens d'alors; ils ont été pour Van Eyck et pour Rembrandt, pour les musées de Berlin, les orchestres de Munich, les docks de Hambourg, et je suis allé à Copenhague admirer une capitale où Rodin était tenu déjà pour un maître.

Mais, un jour, celle qui me connaissait mieux que je ne me connais m'a dit en souriant : Quand songerez-vous à l'Italie? Pourquoi aurais-je eu cette idée? La Lumière ne nous venait-elle pas du Nord, de compagnie avec la Bonté?

Pourtant mon seul mérite est peut-être de ne pas me défier de ceux qui m'aiment. Qu'ajouterai-je de plus? Qu'un soir de la fin de l'été, le dôme de Milan m'est apparu à l'horizon comme un voilier transparent au-dessus d'une mer de mais? Qu'une autre fois la pleine lumière du printemps toscan m'a assailli, au débouché de ce tunnel qui perce la crête des Apennins? Il suffit de quelques détails heureux pour convertir des inclinations en actes.

Le jour où j'ai connu l'Italie, a commencé ma grande infidélité française. Car, ce jour-là, j'ai appris qu'il existait un pays où les villes, la rue, la foule, l'expression des visages, le sourire des femmes, l'air du temps et la couleur des choses étaient conformes à mon voeu. C'est ainsi que j'ai découvert trop tard le pays où mes quinze ans auraient eu la liberté de se consumer de passion sans être en même temps consumés par la honte. J'ai découvert que mon bonheur commençait où commence le soleil, et que ma destinée ne pouvait être qu'une destinée méditerranéenne.

Mais l'Italie elle-même n'est pour moi qu'un seuil. Il ouvre sur les seules parties du monde où je cesserais de me sentir un étranger. L'Italie est le parvis du continent de la passion.

Affirmation peu scientifique. Les esprits scrupuleux auront le droit de réclamer ses preuves à ma conviction.

Je leur avouerai sans pudeur qu'elles sont parfaitement imaginaires. D'excellents artistes y ont avant tout contribué, de Stendhal à Kipling, en passant par Delacroix, Gobineau et Loti. Je concéderai même un fort avantage à ces esprits scrupuleux en leur racontant ce qui m'est advenu avec un de ces écrivains-là.

Il n'y a pas tant d'années de cela, je ne connaissais Gobineau que de nom. Un ami m'avait prêté les Nouvelles Asiatiques, dans la journée. A trois heures du matin j'achevais la lecture de l'Illustre Magicien. Il viendra un temps où nulle personne lettrée n'ignorera plus que ce conte exalte un des instincts les plus profonds de l'humanité, encore qu'un des plus étrangers à l'occident chrétien. C'est l'instinct de départ que je veux dire.

La grandeur de l'Orient vient de ce qu'il ose conseiller au croyant, une fois au moins dans sa vie, le dépouillement absolu. Pas de musulman dévot qui ne sache que sa foi lui commandera, un jour, de trancher avec ses aises et de quitter ses biens. Il sait qu'il devra, ce jour-là, plonger à son tour dans les bas-fonds de la société; il deviendra l'égal du dernier mendiant; il abandonnera son pays natal, les gens qui l'ont vu riche et heureux; il prendra la route, il « marchera la route », uniquement tendu vers le but d'un pèlerinage que les conditions de la vie mettaient souvent à des années de distance. S'il meurt en chemin, il sera enterré où il se sera couché; un tertre anonyme abritera ses restes. Mais il sait aussi que, toute misérable qu'elle apparaisse, cette agonie lui ouvrira le paradis avec plus de certitude que s'il achevait ses jours dans sa maison, entouré du parfum des plus éclatantes charités.

L'Occident n'a jamais demandé à ses fidèles de courages aussi terribles ni aussi efficaces. L'Occident se contente des libéralités prudentes. Il ne touche ni au rang social ni au bien-être du foyer. Il ne force jamais l'homme à revêtir physiquement sa propre nudité. Il ne le pousse jamais sur la route. Il n'ose en faire ni un vagabond ni un hors la loi. Il ne l'expose qu'avec modération aux hasards de la bienveillance d'autrui. Il ne le dépouille jamais, si ce n'est en esprit, des attributs de sa fausse grandeur. Du moins il fait de cet arrachement le privilège de quelques moines. L'Occident n'enseigne pas que tout être humain est digne de ce sacrifice, qu'il y est même obligé. Il ignore que le moindre laïc peut devenir à ce prix un saint homme, lui aussi.

Un Occidental aura donc quelque peine à comprendre l'espèce de délire qui m'a saisi au récit de Gobineau. A quoi a-t-il tenu que je ne me lève de mon lit et ne quitte furtivement le logis confortable où je menais, à l'abri des neiges de mars, mon existence de bourgeois français?

Les Italiens, peuple au quart africain et au quart asiatique, sont les seuls Occidentaux au milieu desquels il serait loisible de mener la vie errante. Leur ardeur, leur désintéressement et leur simplicité les préservent de la méfiance. Quel accueil la grande route de chez nous réserverait-elle à un vagabond d'idéal, sans papiers, sans argent, sans but positivement avouable ? Quel écho un nomade éveillerait-il dans la conscience d'un maire ou d'un gendarme français si, répondant à leur interrogatoire, il leur déclarait qu'il accomplit un voeu de sagesse et d'humilité, qu'il ne désire d'autre bonheur que de se perdre dans l'immense anonymat tendre de l'humanité?

Quand un homme a été, à plusieurs reprises, ébranlé par des secousses de ce genre, alors il se prend à examiner les liens qui l'unissent à la civilisation environnante. Dès ce moment il est voué au départ éternel.

J'imagine qu'avec tout leur talent ou leur génie Rimbaud, Gauguin ou Stevenson ont été, à leur façon, des Wanderer mordus par le même besoin. J'imagine aussi, sans preuve certaine, qu'il faut chercher dans cet instinct la raison qui pousse les explorateurs des régions polaires à s'enfouir sauvagement, durant des années, hors des atteintes de l'homme, des moeurs et de la société. Les Franklin, les James Ross, les Shackleton, les Nansen et les Nordenskjold recrutent sans doute leurs équipages parmi les nomades et les saints hommes de cette espèce secrète.

Partir, s'enfouir; — la route et le cloître; — le pèlerinage à la Mecque ou l'hivernage dans la banquise; — termes extrêmes d'une aspiration identique, qui est à la base de la purification.

Les esprits superficiels ne trouveront peut-être qu'un rapport froid et allégorique entre les éléments qui composent ces pages. D'autres, plus subtils, auront saisi leur unité.

La nouvelle de Gobineau n'a si violemment agi sur ma nature, que parce qu'elle éveillait précisément des résonances anciennes. Que je ne doive mon penchant pour l'Orient qu'à des oeuvres d'imagination, je n'en ai cure. Elles ne pouvaient me communiquer un entraînement qui n'existât pas en moi. Si, à de certaines lectures, mon esprit chasse sur ses chaînes, comme fait, sous un coup de typhon, un navire ancré en rade, c'est que, par cette déchirure de la nuée, je reconnais au loin les falaises de ma terre natale, — le continent de la passion.

... Pendant que j'écrivais ces lignes, le matin est devenu le soir; la brise semeuse de pollens, qui caressait tout à l'heure la terre moite, est devenue tempête de suroît; le rocher sur lequel ma petite maison s'accroche s'est enveloppé à plusieurs reprises du sanglot des rafales; les abeilles ont depuis longtemps regagné la ruche, et les senteurs, dont la symphonie savante m'avait appelé dehors, se sont, depuis longtemps aussi, fondues en une seule énonciation, l'odeur mâle du vent de mer.

Mais l'ébranlement de mon réveil n'a pas pris fin. La tempête a continué en force le travail que l'édifice minutieux du matin avait si bien préparé. J'ai perdu pied sous le vent qui me pousse. J'ai passé une journée de plus, infidèle à ma France, dans le pays fabuleux de mes origines. J'ai vécu toutes ces heures-ci dans un autre monde que le vôtre, hors de vos coutumes, loin de votre douceur, dans un univers qui ne connaît ni le scepticisme ni l'ironie, et accepte de mourir pour sa liberté, dès lors que c'est la liberté de sa passion. Et telle a été l'intensité de ce rêve, qu'il restera maître de moi aussi longtemps que je ne m'en serai pas délivré par le moyen dont la femme s'affranchit de l'enfant qu'elle porte.

Qu'on sache bien tout d'abord qu'il ne doit être question, dans le récit qui va venir, ni d'exactitude, ni de couleur locale, ni de moeurs fidèlement observées. Simple équipée d'une âme séparée de ses attaches, qui a jailli hors du temps et de l'espace, à la rencontre de ses semblables.

Juillet 1920

Jean-Richard Bloch

La nuit Kurde

Roman

Gallimard

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.
© Éditions Gallimard, 1933, renouvelé en 1960.

Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie I.F.E. le 18 juillet 1981.
Dépôt légal : 3e trimestre 1981.
N° d'édition : 28709.
Imprimé en France.
N° d'imprimeur : 221.

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