La bibliothèque numérique kurde (BNK)
Retour au resultats
Imprimer cette page

Empire, frontière et tribu, le Kurdistan et le conflit de frontière turco-persan (1843-1932)


Auteur :
Éditeur : Compte d'auteur Date & Lieu : 2006-01-01, Paris
Préface : Pages : 664
Traduction : ISBN :
Langue : FrançaisFormat : 205x285 mm
Code FIKP : Liv. Fr. 834Thème : Histoire

Présentation
Table des Matières Introduction Identité PDF
Empire, frontière et tribu, le Kurdistan et le conflit de frontière turco-persan (1843-1932)

Empire, frontière et tribu, le Kurdistan et le conflit de frontière turco-persan

Najat Abdulla-Ali

Compte d’auteur

Résumé - Au XVI' siècle, le Kurdistan devint le centre du conflit de frontière turco-persan. Divisés en tribus avec une organisation sociale basée essentiellement sur le tribalisme, se jalousant tous, les Kurdes ne réussirent jamais à affirmer leur souveraineté nationale. La société traditionnelle kurde vivait surtout de l'élevage, dans un isolement quasi-total et repliée sur elle-même. Ces tribus dispersées depuis le déclenchement des hostilités ottomano-safavides furent manipulées par les deux empires en vue de leurs propres intérêts. Le Kurdistan fut l'une des grandes réserves militaires, une source économique et une zone tampon pour assurer la sécurité frontalière des deux belligérants. On vit l'émergence d'un bloc shiite safavide opposé au bloc ottoman sunnite traditionnel ; la lutte idéologique devint un prétexte pour une guerre permanente qui dura sans interruption de la bataille de Thcaldêran en 1514 jusqu'à la signature du IIe traité d'Erzeroum en 1847. Face aux comportements assez violents des Safavides contre les Kurdes, les Ottomans furent les premiers à établir une alliance négative kurdo-turque qui dura quatre siècles. Une étude des textes des traités montre bien qu'une grande partie des traités portait sur le partage du Kurdistan et l'emprise sur les tribus guerrières kurdes. A la fin de la deuxième moitié du XIXe siècle, les Anglais et les Russes entrèrent directement en lutte pour leurs intérêts politico-militaires. À l'échelle de représentation régionale, jusqu'à la fin des années de la Première Guerre Mondiale, les Kurdes n'essayèrent pas de se séparer du contexte géopolitique qui leur était imposé par les deux empires et se contentèrent de vivre comme des sujets ottomans et perses. Le IIe traité d'Erzeroum de 1847 marqua au moins officiellement la fin du « jeu » des tribus kurdes entre les frontières turco-persanes, ce qui permit à Constantinople de mettre fin à tous les statuts locaux d'auto-pouvoir kurdes et de les rattacher à son centre. Depuis, le Kurdistan connut un certain nombre de soulèvements armés aussitôt écrasés dans un bain de sang. Après l’Ière Guerre Mondiale, la question kurde sortit du domaine spéculatif de la presse et entra dans le terrain de « jeu » diplomatique. Le traité de Sèvres décida de créer un petit Etat kurde, mais Mustafa Kemal réussit à déchirer ce traité. Enfin, à la fixation de la frontière turco-irakienne en 1926 et turco-persane en 1932, le Kurdistan devint une colonie divisée entre quatre pays voisins.



INTRODUCTION

Au début du XVe siècle, il n'y avait que trois centres du pouvoirs en Orient musulman : le premier était l'ancien sultanat de Mamelouk d'Egypte, le deuxième était le sultanat ottoman en Anatolie et le troisième était le grand émirat de Tamerlan en Perse. Arrivé au XVIe siècle, la carte géeopolitiques de la région subit un grand changement. En 1501, le Shâh Ismâ'îl fonda la dynastie shiite Safavide sur la ruines de l'émirat de Tamerlan et très tôt en 1517, l'Empire ottoman fit disparaître l'Etat Mamelouk d'Egypte, de sorte que jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, il n'existait dans tout l'Orient qu'une seule frontière d'une longueur totale de 1 180 miles, dont 700 miles passaient au cœur des territoires Kurdes, soit presque 60 % de la frontière commune qui sépare l'Empire ottoman et l'Empire perse. Cette ligne « mythique » était un lieu d'affrontement et de lutte entre les deux Empires musulmans, « elle est donc sans conteste la plus ancienne frontière de la région »2. En effet, cette frontière, dite frontière turco-persane, ne fut jamais une frontière fixe et s'agrandit et se réduisit en fonction de la puissance des Etats belligérants.

En effet, la frontière turco-persane fut la plupart du temps une frontière militaire en état de guerre, et si elle connut un moment de paix, ce fut uniquement par crainte et par épuisement réciproque. Les périodes de paix étaient ainsi l'occasion de se préparer à une autre série d'affrontements. Si on fait les statistiques des grandes guerres turco-persanes depuis la guerre de Tchaldêrân de 1514 jusqu'à celle de 1821-1822 à l'époque de Fath-'Ali Shâh, on voit qu'il y eut vingt-quatre guerres sanglantes sans compter les guérillas et les affrontements épisodiques3. Par ailleurs, si l'on fait le compte des accords et des traités de paix conclus depuis le premier traité d'Amassiya (29 mai 1555) jusqu'à l'accord relatif à la fixation de la ligne de frontière en 1932, nous voyons que près de vingt-et-un traités et accords de paix furent signés entre les deux Etats. La multiplicité des conventions entres les deux Empires montrent très bien qu'il s'agit d'une ligne frontière plutôt militaire que civil, dont la validité des stipulations était le constat d'un rapport des forces en présence et que le renouvellement des hostilités remettait en cause la permanence des frontières4. Dans cette perspective, tous ces traités n'ont pas éliminé les escarmouches qui éclatèrent le long des frontières, ni les rivalités. Bien que marquée par des sursauts de paix intermittente, l'association perso-ottomane demeura minée par le conflit même après l'arrivée des Qâjârs. La friction fournissait cependant aux deux Etats un casus belli et par conséquent une occasion d'augmenter leurs possessions, particulièrement au lendemain de leurs défaites territoriales récentes5. Il est évident qu'il y avait eu plusieurs facteurs subjectifs et objectifs derrière toutes ces guerres et ces traités de paix. L'historien iranien Fereydun Adamiyät écrit à ce propos qu'en dépit de ces traités, « La racine des problèmes demeure en tant que telle »6 ; il est probable que ce que l'historien iranien nomme « la racine des problèmes », soit dans une grande partie « la question kurde » Cette étude essaie de traiter les racines de ces problèmes d'un point de vue historique.

La grande partie de la frontière turco-persane était délimitée sans que ne fût pris en considération ni le facteur géographique, ni le facteur ethnique, ni même le facteur humain. Cette étude est consacrée à cette partie de frontière qui passa au cœur du Kurdistan. En effet, en traitant le conflit de frontière turco-persan, on ne peut pas mettre l'accent que sur les deux parties belligérantes. Au
cours de ce litige, il ne faut pas oublier le troisième acteur qui joua un rôle très important dans tous les conflits et les combats frontaliers : les Kurdes. Malheureusement, en étudiant le conflit de frontière turco-persan, les géographes, les juristes et mêmes les historiens ne parlent que des rôles des deux premiers acteurs cités et oublient ou négligent presque totalement le troisième acteur. Le grand intérêt de cette étude réside dans le fait qu'elle est entièrement consacrée au rôle du troisième acteur et à ses liens avec les deux puissances centrales ; c'est l'une des principales raisons pour laquelle cette étude a été choisie.

L'étude sur une question telle que le Kurdistan et le conflit de frontière turco-persan est un travail très complexe, car c'est un terrain « vierge » et non étudié, et cela ressemble à une sorte d'aventure, tout comme si nous marchions dans une forêt n'avions aucun guide pour trouver les sentiers afin d'en sortir. Et si la citation qui dit que « l'histoire est écrite par les vainqueurs » est vraie, l'histoire du Kurdistan ne serait jamais écrite. L'une des grandes problématiques de ce sujet est qu'il s'agit d'une histoire locale et régionale. Comme les Kurdes n'ont jamais eu ni « l'unité nationale », ni leur « frontière nationale » on voit que leur histoire est aussi divisée en histoires locales, mais évidemment ces histoires locales réunies forment l'histoire d'une seule nation qui n'a jamais réussi à devenir une histoire globale. L'autre problématique de l'histoire kurde, c'est que le Kurdistan ne possède pas sa propre documentation et son historiographie est très pauvre. C'est pourquoi l'histoire kurde est une ethnohistoire, c'est-à-dire une histoire qui est écrite à partir de la documentation des « autres ». Cela nous amène vers une autre problématique : en étudiant les documentations des « autres », il existe le risque de se prolonger dans la vision de l'« autre ». Par exemple, l'irruption de l'Europe à la fin de la première moitié du XIXe siècle dans le conflit turco-persan a donné naissance à d'importants documents, mais ces documents ont été écrits à la lumière de la vision coloniale sur ces événements de l'« autre ». Il est en de même bien sur pour les documents français, persans et osmanli ; c'est pourquoi il faut les lire avec « la plus grande réserve ».

II

Il est obligatoire de dire que l'histoire kurde est l'histoire des tribus, et la présence de « tribus » dans la société kurde est tellement forte qu'on peut dire que toute culture kurde est une culture de tribu. Mais la tribu ne peut produire qu'une histoire locale. Il faut être conscient que les Kurdes n'avaient jamais eu de « Roi » ni de « Reine » autour duquel ou de laquelle on se rassemblait. Les Kurdes étaient divisés aussi bien politiquement que de par leurs religions, leurs croyances et même leurs langues. De ce fait, les Kurdes ont été considérés comme des tribus diverses ottomanes ou iraniennes, et non comme une ethnie ou une nation indépendante. Cette étude tente d'étudier la problématique des relations entre les tribus kurdes (en marge) et les pouvoirs centraux, et partant de cela, elle va nous montrer les effets du rôle kurde dans les relations régionales de l'Orient musulman de la fin de la première moitie du XIXe siècle jusqu'aux années trente du XXe siècle. Nous pensons qu'il n'est pas possible de décoder la société tribale kurde sans comprendre d'abord la tribu et son rôle dans l'histoire kurde. La tribu, c'est la clé qui nous amène directement au cœur de la société kurde ; c'est la raison pour laquelle nous avons donné une grande importance aux tribus et aux relations tribales au sein de la société kurde.

L'histoire de la frontière turco-persane est une longue histoire, depuis les premières confrontations de frontière au début du XVIe siècle jusqu'à l'année 1932 où cette région a vécu dans une guerre permanente, souvent déclarée et parfois non déclarée. Le site géographique kurde était situé à l'arène de toutes ces guerres et confrontations. Cet état de guerre a profondément marqué la vie politique, sociale, culturelle et spirituelle de la société kurde ; en même temps, les tribus ont aussi eu une influence sur les conflits.
Le XIXe siècle, siècle des grands changements au niveau mondial, a laissé moins de traces sur la société fermée kurde que la Perse et la Turquie ; cependant, les événements de la région, tels que la guerre d'indépendance grecque de 1820, la guerre russo-turque de 1828-1829, les expéditions de Mohammad-'Ali Pâshâ d'Egypte contre la Sublime Porte (1839), le mouvement pan-slave, les crises balkaniques et enfin la pénétration des missionnaires et des hommes politiques Européens vers l'Orient ont un peu brisé l'enfermement de la société kurde. Le trait caractéristique de l'histoire du mouvement national kurde commence avec la période Tanzimat (1839) ; ce n'est pas au sens où ces réformes ottomanes dites des « réorganisations » ont eu un effet direct sur le Kurdistan, plutôt au sens où ces réformes administratives ont eu besoin de centraliser l'Empire ottoman. Ces réformes, qui visaient à rattacher le Kurdistan au pouvoir central, provoquèrent rapidement le mécontentement et la résistance des émirs kurdes au pouvoir central, ce qui provoqua une série des insurrections armées.

III

La violence et la force de frappe de l'Empire ottoman contre les émirs et les grands chefs des tribus furent parallèles à la pénétration des Etats coloniaux occidentaux dans la région. La médiation anglo-russe, au nom de l'arbitrage des conflits entre deux Etats musulmans, n'avait pour but que de préserver ses intérêts et s'installer dans la région. Les Anglais et les Russes cherchaient un marché, mais le marché à besoin de paix et non de guerre. Le premier traité d'Erzeroum en 1823, qui fut signé à l'initiative et sous la pression anglaise, a bien diagnostiqué les problèmes mais n'a pas réussi à régler les conflits. Les Anglais et les Russes, après avoir réussi à entrer au nom de la médiation dans le conflit qui a précédé le premier traité d'Erzeroum, parvinrent, au deuxième traité d'Erzeroum, à mettre leur emprise sur le conflit pour servir leurs propres intérêts. Les conflits post-premier traité d'Erzeroum (1823) : l'offensive du pacha de Bagdad sur la ville de Mohammara en 1837 tout en la considérant comme une ville ottomane, l'attaque de l'armée perse et kurde sur la ville de Suleymânia 1840 furent une très bonne occasion d'emprise du conflit par les Européens.

Pour éviter toute une confrontation, une commission mixte à quatre avec la médiation anglo-russe fut créée afin de régler les conflits de frontières et de délimiter celles-ci. Au début de l'année 1843, la conférence d'Erzeroum commença par régler toute la question de ladite frontière. C'est depuis cette date que commence chronologiquement cette étude. Après quatre ans de négociations et avec la participation directe des Etats médiateurs, le deuxième traité d'Erzeroum (31 mai 1847) fut signé. A partir de cette date, une nouvelle phase commença dans l'histoire kurde. Les Etats médiateurs réussirent à obliger les deux Etats musulmans à faire des tractations sur le partage territorial entre eux. La signature du deuxième traité d'Erzeroum (1847) marqua, du moins officiellement, la fin du « jeu » des tribus kurdes entre les deux frontières, ce qui permit à Constantinople de mettre fin à tous ces statuts locaux d'auto-pouvoir kurdes et de les rattacher directement au centre.

Dans le deuxième traité d'Erzeroum, ni les Etats médiateurs ni les Etats musulmans ne prirent en considération le fait que les Kurdes formaient une « nation » ou une « ethnie » indépendante, et à partir de là, les Kurdes devinrent officiellement des citoyens « iraniens » et « ottomans ». En dépit de la signature du deuxième traité d'Erzeroum, les conflits de frontière restèrent en tant que tels. Les tribus kurdes étaient engagées dans une guerre entre eux et étaient en même temps au service de l'Empire ottoman et de l'Empire perse ; ils firent faire leur guerre étatique par des tribus kurdes et c'est par l'intermédiaire des tribus kurdes que l'un attaqua la frontière de l'autre. En conséquence, les médias des deux Etats musulmans ainsi que celles des Européens ne donnèrent qu'une image de « berbères », « bandits », « brigands » et « pilleurs » aux tribus kurdes, puis après le génocide arménien par l'Empire ottoman en 1895-1896, les médias Européens montrèrent les Kurdes comme des tribus berbères ne sachant qu'« égorger » les Arméniens7. En effet, la terrorisation des Arméniens par les Hamidiyé a nourri à l'étranger l'image des Kurdes vus comme primitifs, incontrôlables et brutaux. La loi de Hamidiyé fut un obstacle à tous les efforts faits pour imposer l'ordre aux provinces kurdes8.

Le soulèvement armé du Cheikh 'Ubaydullâ de Nehrî de 1879 à 1882, au début contre la Sublime Porte (1879), puis contre la Perse (1880), réussit à dresser, malgré son échec militaire, une ligne imaginaire séparant les Kurdes en tant qu' « ethnie » indépendante de leurs ennemis ; même si cette ligne était très pâle. Le Kurdistan est géographiquement situé dans un endroit qui n'est pas convoité par les Etats coloniaux Européens, sauf par la Turquie et la Perse ; c'est pour cela que les Européens ne donnèrent pas assez d'importance à cet endroit. Henry Albert Foster, l'auteur du livre The making of modern Iraq9 a bien constaté cette réalité en écrivant que les Kurdes, d'une certaine manière comme les Arméniens, vivaient dans ce lieu convoité par personne, sauf par les Turcs pour des raison économiques, stratégiques et autres, mais les Kurdes différaient des Arméniens en cela que la chrétienté occidentale n'avait aucune vue sur les Kurdes. Désormais, l'esprit humanitaire, attaché à ses intérêts fréquents, a laissé les kurdes face à leur destin10. La médiation anglo-russe au conflit de frontière turco-persane continua jusqu'au déclenchement de la première guerre mondiale; puis la guerre survint et il ne resta plus aucune possibilité de coexistence des intérêts des Etats coloniaux.

C'est au lendemain de la première guerre mondiale que la question kurde apparut sur la scène internationale comme une question nouvelle et subite, et les Etats coloniaux, surtout anglo-français, ne savaient pas comment réagir à cette question. Le Haut-commissaire britannique à Constantinople, Amiral Calthorpe, dans sa lettre du 5 janvier 1919 écrivit clairement que «Nous n'avons pas l'habitude de connaître les Kurdes comme un peuple opprimé »11. Ce qui est intéressant, c'est que les responsables anglais n'ont pas connu les Kurdes et dans leur correspondance on voit des « doutes » et des « hésitations » vis-à-vis des leaders kurdes ; dans leurs pires doutes, certains les crurent mêmes alliés au gouvernement turc.

Après la capitulation de l'Empire ottoman et la signature de l'armistice de Moudros avec la Grande-Bretagne le 30 octobre 1918, la Grande-Bretagne s'est considérée comme le seul pays capable de diriger les domaines ottomans, car elle était la plus puissante et possédait en outre une très grande armée sur le terrain. La « question d'Orient », qui fut longtemps le sujet des accords entre les Etats coloniaux, était l'une des questions les plus dures de l'arrangement post-guerre. Arnold Toynbee tout a fait raison de nommer cette question désormais « la question d'Occident ». Les intérêts contradictoires de la Grande-Bretagne et des autres alliés comme la France, l'Italie et les Etats-Unis d'Amérique, finalement produisirent le système de mandat, qui n'était en réalité qu'un redressement de la carte de leurs zones d'intérêts dans la région.

C'est le 30 janvier 1919, au Quai d'Orsay, dans la séance de matinée de la Conférence de paix, présidée par Lloyd George, que l'article II stipula :

« Pour des raison semblables, et plus particulièrement à cause du mauvais gouvernement traditionnel des populations sujettes, par les Turcs et à cause des terribles massacres d'Arménie et d'autres encore ces dernière années, les Puissances alliées et associées sont d'accord que l'Arménie, la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine et l'Arabie doivent être entièrement disjointes de l'Empire turc. Ceci ne préjuge en rien du règlement concernant les autres parties de l'Empire turc ».

Le même jour, dans la séance de l'après-midi Lloyd George proposa d'ajouter à l'article II « le Kurdistan » après « la Mésopotamie ». Cette modification fut adoptée.12 Très tôt, la Grande-Bretagne s'empara de la question kurde et n'autorisa aucun Etat à intervenir dans ce domaine. Lors de l'entretien de Lord Curzon, le Ministre des Affaires étrangères britannique avec son homologue français à Londres le 2 novembre 1919, Curzon refusa formellement les propositions de la France de mettre ses pieds dans le Kurdistan. Les Anglais préféraient créer des petits statuts kurdes loin de l'influence ottomane ou française.13 La Conférence de la Paix en 1919 amena avec elle plus de problèmes et la lutte entre les superpuissances rendit la situation internationale encore plus difficile car les quatre puissances vivaient dans une lutte cachée pour contrôler la région ; mais cette réalité allait bien sûr à l'encontre des aspirations des populations de la région qui réclamaient la création de leur Etat national. C'est plus précisément dans ce contexte que les Etats-Unis d'Amérique proposèrent d'envoyer une commission internationale aux domaines ottomans afin de prendre l'avis des populations. En dépit de l'opposition de la Grande-Bretagne et de la France, et dans une certaine mesure de l'Italie, les Etats-Unis envoyèrent la commission de King-Crane dans les domaines de l'Empire ottoman. La commission rendit son rapport le 28 août 1919. Pour de multiples raisons, ce document, aussitôt rangé dans les terroirs, n'eut aucune influence sur les décisions. Ce n'est que quelques années plus tard qu'il fut rendu public par le New York Times14. Sur la Mésopotamie, le rapport est plus sommaire car la commission ne cherche à approfondir ni la question kurde, ni la situation des Assyriens. En quelque ligne, elle affirme ceci :

« Nous recommandons que l'unité de la Mésopotamie soit préservée : les frontières exactes seront à déterminer plus tard lorsque le mandat aura été mis en place, mais le territoire de ce nouvel Etat devrait probablement inclure au moins les vilayets de Bassora, Bagdad et Mossoul. Les régions kurdes et assyriennes pourraient aussi y être rattachées-1 'évidence d'un pays unifié n'exige aucun argument dans le cas de la Mésopotamie ».15

Le but de la Grande-Bretagne et des alliés au congrès de San Remo (19-26 avril 1920) était d'arriver à un accord à propos de la question turque qui était depuis l'armistice de Moudros source de désaccords entre eux. Le Gouvernement de Lloyd George pratiqua une politique ferme avec la Turquie et n'a pas vu les nouveaux changements à l'intérieur de la Turquie. La Grande-Bretagne, dans le congrès de San Remo, a gagné beaucoup du point de vue économique et politique. Foster a bien dit que la Grande-Bretagne a réussi pour une courte période à imposer sa suprématie complète sur une grande partie des terres arabes, et que si ses rivaux impériaux pouvaient seulement consentir à faire un faible effort militaire, leur agressivité en diplomatie secrète était plus vigoureuse que jamais16. Lors du traité de Sèvres, la question kurde fut internationalisée et la création d'un petit Etat kurde fut déclarée, mais ce traité était le début d'une rupture entre les Alliés, et très tôt la rivalité franco-britannique finit par se déverser sur la question kurde. En effet, la politique des Anglais était d'accaparer le domaine de la question kurde pour eux-mêmes, en conséquence cela amenant la France vers le rapprochement et la tractation avec le mouvement de Mustafa Kemal. Le mouvement national turc, présidé par Atatürk, évoluait de jour en jour, mais jusqu'au milieu de l'année 1921, la Grande-Bretagne ne fut pas prête à faire des négociations et tractations avec les Kémalistes.

Les changements à l'intérieur de l'Anatolie, la menace de mouvement national sur les forces étrangères en Asie Mineure et la confrontation franco-kémaliste au début de février 1920 ont changé totalement la situation. La France arriva à cette conclusion que l'hostilité au mouvement kémaliste pouvait entraîner un chaos où la France serait la grande perdante, surtout après les incidents de Marash*, donc, les armées françaises n'étaient pas loin de la région contrôlée par les nationalistes kémalistes. La France privée de l'Arménie et de Mossoul, dans une certaine mesure, chercha l'équilibre compromis et décida qu'elle avait intérêt à se rapprocher des Kémalistes. Arrivé à la deuxième moitié de l'année 1921, le mouvement kémaliste était désormais sur ses pieds et sa victoire marquante sur les Grecs et ses accords bilatéraux avec les différents Etats lui donnèrent une reconnaissance internationale. Au début de l'année 1922, la Grande-Bretagne était devant deux voies :

Premièrement : la confrontation militaire avec le mouvement kémaliste, mais le résultat n'était pas assez clair et pouvait éventuellement mettre en danger tous les projets politiques britanniques dans la région.

Deuxièmement : la politique d'ouverture avec le mouvement kémaliste et le règlement des conflits par une voie pacifique. Evidemment, la Grande-Bretagne choisit la deuxième solution et cela renversa toute la politique kurde de la Grande-Bretagne ; on peut dire que le prix payé pour la paix entre la Grande-Bretagne et la Turquie fut « l'enterrement de la question kurde ».

V

Dix jours après la signature de l'armistice de Moudros avec l'Empire ottoman, les Anglais et les Français firent une déclaration commune le 9 novembre 1918 : « le but qu'envisagent la France et la Grande-Bretagne en poursuivant en Orient la guerre déchaînée par l'ambition allemande, c'est l'affranchissement complet et définitif des peuples si longtemps opprimés par les Turcs, et l'établissement de Gouvernement et d'administrations nationaux puisant leur autorité dans l'initiative et le libre choix des populations indigènes »17

Après la fin de la Grande Guerre, la Grande-Bretagne fit beaucoup de promesses aux Kurdes. Le Haut-commissaire britannique à Bagdad, Arnold Wilson, dans une lettre en persan, envoya au leader kurde Cheikh Mahmûd juste après la fin de guerre : « J'ai reçu l'ordre du Gouvernement de Sa Majesté de vous informer que dans les prochains jours, le débat sur l'indépendance du Kurdistan prendra fin. Les Kurdes sont indépendants et vous en êtes le gouverneur ».18 Dans une déclaration en langue arabe, le général Mack Andrew, commandant les forces anglaises de zone d'Alep, déclara que « La conférence de la paix est en train de résoudre le problème de l'avenir des pays connus sous le nom d'Arménie et le Kurdistan. Il est certain que la Conférence de la paix, conformément à son principe établi, décidera du fait que les nations ont le droit de choisir leurs gouvernements particuliers. Le Gouvernement britannique, donne en même temps l'assurance que les intérêts des kurdes ne seront point perdu de vue dans le congrès ».19 Les Anglais n'avaient pas de plan pour régler la question kurde. Au début, pour les Anglais, la question kurde n'était qu'un moyen de pression. Et le projet de création d'un petit Etat kurde stipulé dans le traité de Sèvres reste comme un dossier d'archive. Deux ans plus tard à la conférence de Lausanne, ils décidèrent que le Kurdistan du sud soit rattaché à l'Irak. Enfin, avec le règlement de la question de Mossoul et la signature de traité du 5 juin 1926 entre la Turquie et la Grande-Bretagne, le projet d'un Etat kurde indépendant limité au « droit culturel » fut très limité et officiellement le Kurdistan du sud fut annexé par l'Irak ; ce statut demeure jusqu'à nos jours le Kurdistan du Sud qui était prisonnier dans le cadre de l'Etat artificiel irakien.

Après le déclenchement de la première guerre mondiale, la médiation anglo-russe prit fin et cette médiation, après plus de soixante-dix ans, ne pouvait pas régler les conflits existants. Le contexte post-guerre, vit apparaître de nouveaux changements dans la région. Jusqu'à l'établissement de la nouvelle Turquie, les conflits de frontière turco-persan sont relativement calmes. Mais avec le soulèvement kurde d'Ararat (1927-1930), une nouvelle série de conflits recommença. La Perse pensait que le nouveau maître de la Turquie réglerait les conflits, mais ce ne fut pas le cas. Enfin, avec une tractation sur le partage des territoires kurdes, la frontière turco-persan fut fixée, et depuis, c'est une ligne fixe qui existe encore de nos jours.

Le sujet traité ci-dessous n'avait jamais fait l'objet d'une étude approfondie par les historiens et c'est pour une raison très simple : jusqu'à nos jours ni la Turquie ni l'Iran ne reconnaissaient officiellement l'existence d'un peuple tel que les Kurdes. Evidemment, dans ces circonstances, un tel sujet n'était qu'une source d'embarras pour les historiens. Cette étude tentera de répondre à deux questions fondamentales, à savoir comment les Kurdes en tant que nation sans Etat ont pu affecter les conflits frontaliers et quelle est la place du Kurdistan dans les relations bilatérales turco-persanes ?

Cette étude est fondée en outre sur diverses sources d'archives principalement britanniques, françaises et iraniennes et repose sur des sources inédites. Elle traitera d'abord de l'analyse de la société kurde, du rôle des tribus et religions au sein de la société et de la vie politique au Kurdistan. Le but de ce choix est de comprendre le système de fonctionnement de la société kurde en tant que telle. Cela nous permettra de mieux comprendre la société traditionnelle kurde et nous amènera directement au seuil de la deuxième partie.

La deuxième partie est le noyau du sujet et analysera d'une façon critique le conflit de frontière turco-persan depuis le XVIe siècle jusqu'à l'année 1932 où l'actuelle frontière turco-persane fut fixée.

La dernière partie tentera d'étudier les origines de la question kurde dans le cadre des relations internationales. Cette partie essaye d'analyser la politique kurde de la Grande-Bretagne : comment les surpuissances partagèrent les territoires du Kurdistan et quelle façon ce dernier devint une colonie « divisée » entre quatre Etats dans la région.

* Les troupes françaises entra à Marash le 25 octobre 1919. Au début de mois de janvier 1920, dans tout la Cilice aussi bien qu'à Sandjak Marash se multiplient les cas d'attaque armée sur les soldats et officiers français. Entre 4 au 11 janviers 1920 la situation devint extrêmement tendue. Le 22 janvier, Mustafa Kemal intervient directement dans le conflit, par envoie un compagne de cavaliers avec deux canons et deux mitrailleuses lourdes. Suite, les français obligent de quitter la ville de Marash le 11 février 1920. Le bilan des combats près de Marash est lourd, leurs pertes se chiffrent à environ 1200 soldats. Cf. Ahmedov, A. S., Les relations franco-turques 1918-1923, Thèse de doctorat d'Etat. Université de la Sorbonne nouvelle, Paris III, Paris, 1979, pp. 235-247.

1. Cécile John Edmonds, Kurds, Turks and Arabs, Travel and Research in North-Eastern Iraq 1919-1925, Ed. Oxford University Press, London, 1957, p. 125.

2. Stéphane Yerasimos, « Comment furent tracées les frontières actuelles au Proche-Orient », In Hérodote, n° 41, avril juin 1986, p. 123.

3. Cf. Nasrollâh Sâlehi, Asnâdi az ravand-e en'eqâd-e ahdnâmeh-ye dovvom-e Arzanat-Al-Rum 1258-1264, (Documents concernant la conclusion du second traité d'Erzeroum 1842-1847), Ed. Motâle'ât-e Siyâsî va Beyn al-melalî, 1998/1377, Téhéran, Introduction, p. 15.

4 Esmail Mofidi, Le statut juridique international du Chatt-el-Arab. Thèse de doctorat d'Etat, Université de droit, d'Economique et de science sociales (Paris II), Paris, 1974, p. 7.

5 Firoozeh Kashani-Sabet, Frontière Fictions : Shaping The Iranian Nation, 1804-1946, Ed. Princeton University Press, Princeton & New Jersey, 1999, p. 24.

6 Fereydun Adamiyät, Amir-Kabir ve Irân, (Amir Kabir et l'Iran), Ed. Sherkat-e Sahâmi-e Enteshâr, Téhéran, 2535/1956, p. 67.

7 Major E. W. Noel, Note on The Kurdish Situation, In FO: 371/4192 Turkey (1919).

8 Martin Strohmeier, Crucial images in the presentation of a Kurdish national identity: Heroes and Patriots, Traitors and Foes, Ed. Brill, 2003, p.16.

9 Henry Albert Foster, The making of modern Iraq: A product of World forces, First Ed. 1935, Reissue 1972.

10 Henry Albert Foster, The making of modern Iraq, ...op. cit., p. 152.

11 FO: 608/ 95 Peace Congress, Admirai Sir Calthorpe, January 15, 1919.

12 BDIC, F 105 Rès. (Conférence de la paix : Recueil des Actes de la Conférence), -Secret- Partie I, Paris, 1934, pp. 29-31.

13 Cf. FO/371/4193, Additional Note on the Situation in Kurdistan, January 10, 1920.

14 Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah, Les frontières au Moyen-Orient, Ed. L'Harmattan, Paris, 2004, pp. 61-62.

15 Jean-Paul Chagnollaud et Sid-Ahmed Souiah, Les frontières au Moyen-Orient, ...op.cit., p. 63.

16 Henry Albert Foster, The making of modern Iraq: A product of World forces...op.cit., p. 87.

17 Cf. FO : 608/96, Anglo-French declaration, November 9, 1918.

18 Ahmad Xwadje, çim di : shorshakanî Shêkh Mahmûd, (J'ai vu Quoi : les révoltes du Cheikh Mahmûd), (en kurde), tome I, Bagdad, 1968, p. 22.

19 AMEA, Série : Levant 1918-1919, Vol 11 (Caucase Kurdistan), Proclamation du général Mack Andrew.




Fondation-Institut kurde de Paris © 2024
BIBLIOTHEQUE
Informations pratiques
Informations légales
PROJET
Historique
Partenaires
LISTE
Thèmes
Auteurs
Éditeurs
Langues
Revues